lundi 20 février 2023

HLP Terminale - L'Humain et ses limites (1)

Introduction: Biotope et désinhibition

Dans son livre: « conditions de l’homme moderne » publié en 1958, Hannah Arendt écrit:

« Cet homme futur (dont l’espérance de vie a été rallongée par les progrès de la médecine) que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raisons de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. »

Il est impossible de comprendre tout ce qu’implique ce passage si  on ne le rapproche pas des thèses défendues par Heidegger dans son cours de 1929/1930 intitulé « les concepts fondamentaux de la métaphysique: Monde- Finitude- Solitude. 

C’est dans ce cours que le professeur allemand s’efforce de définir l’être humain de la façon la plus précise et la moins anthropocentrique possible. Tout ce qui est affirmé de l’animal dans ce travail de Heidegger repose sur les analyses de l’éthologue Jacob Von Uexküll. Nous avons déjà évoqué les travaux de ce dernier. Elles reposent sur l’idée selon laquelle l’animal est accaparé par un milieu, c’est-à-dire par un certain nombre de stimulations physiques qui déclenchent en lui une attitude consistant à créer un milieu. La tique reste complètement insensible à un certains nombre d’affects. Elle peut demeurer dans un état complètement suspendu, léthargique tant qu’elle ne reçoit pas les stimulations correspondantes. Mais pour peu que la lumière, l’odeur et la chaleur interfère pour constituer une sorte de triangulation situationnelle, la tique va se réveiller et agir (en l’occurrence attendre le mammifère et lui sucer le sang). On pourrait ici parler aussi de « biotope ». La tique se définit dans ces trois stimulations et par « définir », il faut entendre à la fois « se constituer » en tant qu’être fini et être englobé dans une définition. 

Cet accaparement par lequel l’animal dés son immersion dans la nature, Heidegger l’a appelé « stupeur ». Pour illustrer cette stupeur on peut citer un autre animal: l’abeille et une expérience faite par Von Uexküll: une abeille est placée devant un bol plein de miel, elle commence à aspirer le contenu et on lui sectionne l’abdomen pendant qu’elle ingurgite. Elle continue à avaler le miel alors même que l’on voit ce qu’elle avale tomber dans le vide. Elle ne se rend pas compte qu’elle n’a pas plus de jabot à remplir, ce qui prouve qu’elle ‘na aucun souci de la contenance et aucune sensibilité à la partie de son corps mutilé, prise qu’elle est dans la fonction prescrite: ingurgiter. Elle n’est pas tournée vers le monde, elle est accaparée par la stupeur qui la situe d’emblée et exclusivement dans les stimulations inférées par son milieu. Ce qu’il faut relier ici c’est le milieu, l’animal et les pulsions, surtout celle de l’ingestion, de la nourriture. Quel que soit l’animal auquel on s’intéresse, on voit bien que la construction de son milieu est liée à une fonction nutritive: la cellule de l’abeille, la tige de la tique, la toile de l’araignée et cela n’a pas tant rapport à l’action de satisfaire une fonction vitale (puisque l’abeille ingurgitant n’est pas en train se remplir un estomac qu’elle n’a plus)  qu’à une stupeur de l’animal « prise qu’elle est dans ce qu’elle est » . 

Or cela suppose qu’elle ne dispose absolument pas de la moindre ouverture à la réalisation du fait qu’elle soit, qu’elle existe.  Ce n’est pas que cela puisse lui être ouvert ou fermé, c’est qu’elle est toujours déjà impliqué dans le fait d’être, comme si elle se retrouvait dans une maison qui n’a pas d’extérieur. Il n’est aucun lieu au sein duquel l’abeille pourrait être, venir au monde que celui toujours déjà constitué de son milieu et de son rapport avec ce milieu. C’est justement pour cela qu’il n’y a aucun sens à parler de « monde animal ». Ce qu’il y a chez les animaux c’est un milieu, c’est un biotope.

(Une parenthèse ici doit être ouverte: il se trouve qu’historiquement Heidegger a été pris dans la spirale du mouvement nazi, qu’il a profité, du moins dans un premier temps, de plusieurs avantages universitaires provoqués par la fuite ou la déportation d’enseignants juifs à l’université de Fribourg dans laquelle il travaillait. Toutefois, cet engagement ne s’est pas prolongé et jamais Heidegger ne s’est vraiment impliqué philosophiquement dans la défense du 3e Reich. Sur le fond, et justement nous y sommes, quiconque essaie de saisir les thèses défendues ici comprend précisément l’incompatibilité de la philosophie de Heidegger avec le nazisme et surtout la notion d’« espace vital » telle qu’on la retrouve sous la plume de Karl Haushofer: le « lebensraum ». Cette notion illustre la tentative d’appliquer des concepts éthologiques à des humains alors que comme nous allons le voir: l’homme en tant que Da sein, c’est justement l’être qui n’a pas de biotope) 

Il faut s’appliquer à vraiment saisir la stupeur animale d’une façon desanthropocentrée. Heidegger évoque la notion de « désinhibiteur » pour qualifier le fait que l’abeille placée devant le miel se trouve immédiatement placé dans un champ d’excitabilité de la pulsion nourricière pure, et encore ce terme de « nourricière » est-il à revoir car il n’est pas question de se remplir le ventre.  Ce n‘est même pas qu’elle n’ait pas de conscience, qu’elle ne rende pas compte qu’elle n’a plus d’estomac, c’est, pour reprendre les termes de Heidegger, qu’elle ne trouve pas dans la révélation de l’étant ou pour le dire autrement qu’elle ne se sait pas exister, pas davantage qu’elle ne perçoit le miel et le bol comme existant. Les animaux sont dans la stupeur de leur milieu parce qu’ils ne perçoivent pas le fait d’exister comme « étant ». On pourrait dire que c’est de l’intérieur de ce que c’est qu’être qu’ils sont, mais même en utilisant cette expression, on laisse encore trop penser qu’il y aurait ici un intérieur à habiter par rapport à un extérieur non habité, alors que pour l’animal cette distinction n’a pas la moindre réalité.

Mais faute de mieux (parce que nous touchons là probablement les limites de l’exprimable humain) nous pouvons évoquer cette expression « être de l’intérieur de ce que c’est qu’être » pour désigner ce que l’animal vit et la raison pour laquelle il le vit toujours « d’emblée »alors que l’homme lui, ne le vit pas, raison pour laquelle il est un « da sein », c’est-à-dire un « être là. »

Ce qui manifeste au plus haut point notre différence avec l’animal, c’est que nous ne soyons pas accaparés dans la stupeur mais saisis d’étonnement devant la nature et que cet étonnement ne porte la marque d’aucune emprise, d’aucun milieu, d’aucun affect désinhibiteur. Nous ne sommes pas nés dans un milieu mais « là »  dans la nature d’où cet étrange rapport à un monde qui est à construire. Le da sein est « l’être pour lequel il est dans son être question de son être ». Cette phrase de Heidegger porte bien la trace de notre étrangeté dans la mesure où notre rapport à l’être n’est pas celui d’un animal qui s’y trouve à ce point toujours déjà logé qu’il n’a pas d‘extérieur. Bien au contraire, notre être consiste dans le fait d’être et de s’étonner du fait d’être, preuve que nous n’y sommes pas entièrement contenus. Il n’y a vraiment pas lieu ici de déduire une quelconque supériorité de statut ou de potentiel entre le da sein et l’animal, mais seulement de se représenter autant qu’on le peut la profondeur du fossé qui sépare l’animal et l’homme: alors que le premier est dans la stupeur, le second est dans l’étonnement, cette stupeur est accaparement dans un milieu alors que l’étonnement est sentiment d’étrangeté devant la nature et devant le fait d’être, cette stupeur marque la désinhibition totale à l’égard des pulsions stimulées dans l’emprise du milieu alors que nous construisons un monde dans l’inhibition des pulsions (c’est ce que nous appelons les interdits, les tabous, les lois, les devoirs). Aucun de ces deux modes d’être n’est supérieur à l’autre mais en même temps, nous pouvons garder constamment en tête que ce qui s‘ouvre à l’un du fait de cette façon d‘être se ferme à l’autre. Si l’animal est pauvre en monde comme le dit Heidegger, il va de soi qu’il est très riche en milieu et inversement notre aptitude à faire advenir le monde, à le construire par la technique nous rend nous très pauvre en milieu mais qu’est-ce que ça veut dire? 


Que nous savons maintenant d’où notre chat nous regarde, d’où vient cette intensité difficile à tenir, à savoir de ceci qu’il n’est pas, lui, un « da sein » et qu’il est une spontanéité du fait d’être au sens étymologique de spontanéité (sponte sua: de son propre mouvement) qui de l’intérieur même de ce que c’est que « la vivre » (et non de savoir qu’on la vit) nous fixe et nous glace un peu, comme si, de cet étonnement d’exister dans lequel nous humains, consistons, quelque chose de la stupeur d’exister sans question se faisait pressentir, mais pas plus. 

Hannah Arendt a suivi ce cours et elle fait partie des rares personnes proches du philosophe à n’avoir jamais publiquement destitué ses thèses de la moindre valeur à cause de son égarement personnel nazi. En fait, que cela nous plaise ou non, Heidegger est l’un des plus grands philosophes du 20e siècle et il est vraiment éclairant de mesurer à quel point, notamment chez les intellectuels français, on a pris l’habitude d’admirer sous la plume de Sartre, des intuitions extraites des oeuvres du philosophes allemand. 

Tout s’éclaire maintenant dans le texte de Hannah Arendt, notamment si nous le rapprochons de cette distinction entre le monde humain et le milieu animal. Dans l’effectuation de ce dernier s’accomplissent des stimulations provoquées par la totale désinhibition des actions animales par rapport à des affects orchestrés dans la nature par un rapport préétabli entre l’animal et son biotope. Si donc, il y a désinhibition animale, c‘est par rapport à des limites pré-orchestrées dans la nature comme entrecroisement des milieux. Qu’est-ce que ça veut dire? Que l’on a constaté que l’araignée prenait en compte dans le tissage de sa toile les paramètres du vol de la mouche, ou encore que l’orchidée se transformait en appareil génital de la guêpe pour assurer la reproduction des insectes et quantité d’autres exemples qui attestent du cadre à l’intérieur duquel cette désinhibition se réalise, à savoir celui de la multitude de milieux animaux qui se télescopent et s’harmonisent dans la nature.

Mais s’il y a désinhibition au sein du milieu pour les animaux et donc inhibition dans le monde pour les hommes (lois, interdits, etc.) qu’en est-il du Vivant? Ne serait-ce pas précisément pour les hommes le théâtre même d’une désinhibition très dommageable? D’une hybris, comme les grecs l’avaient fort bien compris? 

Il nous faut d’emblée reconnaître que l’inhibition animale n’est pas de même nature que l’inhibition humaine. La tique par exemple peut rester plus de dix ans dans une sorte de « stand by », d’état léthargique (dans un laboratoire de Rostock, une tique est restée 18 ans dans cet état en l’absence de tout signal désinhibiteur). La désinhibition humaine est aussi artificielle que le monde dans lequel il vit puisque lui n’a pas de milieu. Elle suppose donc des interdits humains, des lois civiles, etc, bref des limites à l’homme instituées pas les hommes en fonction de critères humains.




1) « L’homme est naturellement un animal politique » - Aristote (zôon politikon)

Et c’est précisément ici, sur ce point là qu’il convient de situer la politique, et de mesurer tout ce qu’il s’ensuit de l’homme de se soustraire à la politique. Peut-être n’est-ce vraiment qu’après avoir évoqué tout ce que nous venons de mettre à jour grâce à Jacob Von Uexküll et à Martin Heidegger que nous comprenons seulement dans toute sa puissance la phrase célèbre de Aristote: « l'homme est un animal naturellement politique ». Il est un zôon politikon. Aristote ne savait évidemment pas tout ce que Uexküll mettra à jour 24 siècles plus tard mais il définit par cette phrase toute la difficulté propre à l’Humain d’un feuille de route spécifiquement politique. Cela revient à affirmer en termes Heideggeriens que l’homme est la seule créature à laquelle revient la tâche de créer un monde, et que cette tâche induit note capacité à définir nos propres désinhibiteurs et à les respecter (toutes les tragédies antiques illustrent le drame de faillir à cette tâche) 

Dans la constitution de notre monde, jusqu’où sommes nous prêts à aller privés que nous sommes d’inhibiteurs dans le vivant? Qu’il y ait de la Politique, c’est-à-dire des cités, des peuples et des nations pour les êtres humains, c’est exactement cela, c’est-à-dire la tâche qui incombe aux hommes de se structurer en « nous », en peuples susceptibles de délibérer et d’agir de telle sorte qu’agir puisse se faire humainement dans le monde. C’est ce qui doit se structurer en lieu et place de la stupeur animal au sein du milieu. Dans quel cadre, l’humain peut-il libérer ses propres déshinhbiteurs? Cela ne peut être qu’un cadre politique, qu’un « nous », qu’une action collective et libre, voire libérée (mais de quoi? De la nécessité purement organique de la survie, de la consommation, de l’enfermement sécurisé dans le foyer).

L’être humain est donc un Da Sein parce qu’il n’est pas d’emblée capturé par la stupeur de ces signaux désinhibiteurs dans le croisement desquels les animaux sont d’emblée impliqués dans la constitution de leur milieu. On pourrait dire que nous sommes, en tant qu’humains « Interdits » devant le fait de l’existence et le double sens de ce terme se révèle incroyablement riche ici. Là où l’animal est pris dans la stupeur accaparante de son milieu, nous demeurons interdits, c’est-à-dire étonnés, mais aussi interdits au sens de inhibés, puisque justement nous ne disposons pas, au contraire des animaux de ces signaux déclencheurs à la sensibilité desquels eux se désinhibent. Nous demeurons ainsi au seuil d’un acte, d’un agir dans l’effectuation duquel les animaux eux accomplissent leur être de tique, d’araignée, d’abeille. 

Il faut bien reconnaître que c’est donc devant ce seuil de l’être que nous demeurons ainsi frappés d’interdit là où la stupeur animale, à l’inverse, effectue, dans une inconscience totale, l’accomplissement de cette musique naturelle grâce à laquelle des biotopes s’’entrecroisent et s’accordent dans la pacification d’une authentique harmonie  préétablie (Araignée/mouche, guêpe/ orchidée, etc.). Il n’existe pas dans la nature de signaux désinhibiteurs qui déclencheraient pour l’homme la constitution de son milieu. L’être humain n’a pas de biotope (et c’est bien en un sens ce qui explique la récente pandémie: ne disposant pas de cette donnée pour lui, il ne la comprend pas chez les animaux et déclenchent en violant cette harmonie préétablie des interactions dommageables, c’est-à-dire virales dont il subit absurdement le contrecoup. L’aventure humaine est celle-ci: celle d’une être étrangement dépourvu de biotope condamné à le faire advenir par ses propres moyens. Et c’est cela que Heidegger et Hannah Arendt appellent « le monde ».

On pourrait dire que l’être de l’homme est donc naturellement inhibé en ce sens qu’il est interdit devant le fait d’être et s’assume donc ou devrait s’assumer en tant que Da sein, l’être pour lequel il est dans son être question de son être. Ce dont on pourrait dire que l’animal l’aborde par le biais de la réponse, nous, nous le vivons en tant que question. C’est la raison pour laquelle, en effet, on peut dire de l’homme qu’il est l’animal en question, l’animal constitué tout entier de questionnement, l’animal pour lequel le fait d’exister est intrigant, énigmatique, insoluble puisque il ne se résout pas dans la désinhibition du biotope. Ce que c’est qu’être: l’animal le vit de l’intérieur, il le vit en soi, nous, nous le questionnons de l’extérieur, nous le vivons pour soi;

Mais justement autant nous sommes inhibés dans la nature, au sens de privés des désinhibiteurs de notre milieu, autant nous sommes désinhibés culturellement, c’est-à-dire sans limites, ou du moins sans limites données. Cela signifie que cette limitation ne peut venir que de nous, et c’est finalement bien cela que nous appelons une cité: à savoir un collectif d’êtres humains inhibés devant le fait d’être, désinhibés culturellement (puisque ils n’ont pas de biotope) et donc auxquels il revient la charge de se créer de toutes pièces des interdits culturels, comme ,par exemple, l’interdiction de laisser un cadavre humain pourrir en pleine nature. 

C’est exactement sous cet angle là qu’il faut aborder la pièce de Sophocle: « Antigone » et le dialogue entre Créon qui finalement ne comprend pas la portée de cette interdiction qui dépasse largement du cadre de ce qu’un roi peut ordonner puisque il en va de notre condition même « d’êtres humains » que de s’imposer ainsi des tabous en lieu et place de cette limitation du biotope dont les animaux sont gratifiés, mai pas nous. A défaut de respecter ces interdits là, nous ne disposons plus de limites et sombrons dans l’hybris, dans la démesure, comme le fait Créon.  Finalement quand Greta Thunberg demande aux dirigeants des pays développés: « comment osez-vous? » Elle se situe très exactement dans la même démarche. L’être humain est bien une espèce « autre » mais pas au sens auquel il avait jusque là coutume d’adhérer (à savoir sa supériorité, sa pensée, sa dignité supérieure, son élection par Dieu comme être à part choisi pour accomplir les desseins de l’Eternel). Ce qui est « autre » en lui, c’est cette redistribution de la désinhibition et de l’inhibition, le fait qu’il soit inhibé naturellement et désinhibé culturellement de telle sorte que lui revient cette charge d’avoir à s’imposer de lui-même à lui-mêmes ses propres limites.


Evidemment il importe au plus haut point de continuer le parallèle inversé Homme/Animal et de saisir à quel point cette tâche qui requiert plus que toute autre la culture d’une pudeur à tous égards spécifique parce que spécifiquement humaine a comme contre partie l’instauration d’un cadre politique à l’intérieur duquel l’être humain enfin sera à même de jouir de cette désinhibition qui lui fait naturellement défaut.  On comprend bien ainsi pourquoi Hannah Arendt parle de  « tâche politique primordiale » en évoquant la question de savoir si nous voulons détruite toute vie organique sur terre, nous qui le pouvons (mais pas du tout parc que nous sommes géniaux, ou « élus », mai plutôt parce que nous n’avons pas de biotope à l’intérieur duquel il nous serait donné de nous désinhiber, c’st-à-dire de libérer la puissance dans laquelle nous consistons. C’est ça un biotope, c’est cette triangulation de trois affects à l’intérieur de laquelle la tique peut libérer toute la puissance de son être et c’est pour cela que les animaux eux nous fixent et nous regardent à partir de l’intérieur de ce que c’est qu’être alors que nous qui existons à l’extérieur avons à créer en lieu et place de ce biotope dont nous sommes privés un « polis topos », un « politope », un espace politique, c’es-à-dire aussi un lieu de décision humaine.


2) Seuil et ouverture

Pour bien saisir toutes les implications philosophiques de cette existence humaine en tant zôon politikon, il faut la situer dans son lieu propre qui est donc celui de notre distinction avec l’animal. Si nous parcourons tous les compte rendus d’observation animale, il en est qui nous renseigne directement sur toutes les erreurs commises par les entomologistes avant que Jacob Von Uexküll ne développe sa thèse des milieux animaux.  Dans « souvenirs entomologiques »  (1879) Jean-Henri Fabre éthologue français décrit sa perception du travail de l’abeille:

« Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot ; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarte de nouveau. Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Ecarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure ; mais complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. »

Fabre remarque que l’abeille (c’est une certaine espèce d’abeille la chalicodome des murailles) qui vient de faire sa récolte de pollen a une façon bien codée, définie de déposer son chargement: elle est dotée d’un estomac qui a deux ouvertures: devant et derrière. Elle entre donc d’abord avec l’embouchure de devant dans sa cellule, donc tête en avant. Puis elle s’extrait de la cellule pour effectuer la même manoeuvre mais cette fois ci en marche arrière pour déposer le pollen qui reste dans son jabot. Une fois ce manège observé, Fabre effectue la manoeuvre suivante: il laisse l’abeille déposer le pollen par la partie antérieure du jabot mais quand l’insecte revient pour la deuxième dépose, il l’empêche d’entrer dans la cellule. L’abeille revient alors mais par le devant, alors qu’ « en toute logique », elle devrait revenir par derrière puisque la dépose par le devant a déjà été effectuée. Et Fabre pointe alors un comportement « mécanique », sans raison d’être, c’est comme un « rouage », un automatisme. Bref il en déduit très précipitamment que l’abeille est « borné » et qu’elle agit dans une « totale absence de sens ». C’est pour lui, un comportement probablement génétique, mais limité et absurde par lequel s’exprime finalement l’absence d’autonomie, de liberté, de spontanéité de l’abeille.

Même si Jacob Von Uexküll n’a jamais évoqué cette observation, on imagine facilement les conclusions que lui en retirerait, ainsi que celle de Heidegger. Ce que Fabre décrit comme un mouvement de répétition stérile et absurde peut et doit s’interpréter au contraire, comme un mouvement de désinhibition et de libération d’un milieu. L’abeille n’est pas un Da Sein. Elle n’accomplit pas l’action technique de déposer une récolte dans une cellule, elle libéré sa puissance d’agir en tant qu’abeille dans un biotope au sein duquel la cellule, l’entrée par devant, par derrière, le pollen, la première entrée et la seconde entrée sont des éléments dans lesquels et pas lesquels se tissent ce que c’est qu’être abeille de l’intérieur d’une condition qui contrairement à celle de l’être humain n’est pas interrogée. 

Ce qui est vraiment troublant c’est de réaliser à quel point pour le regard de Fabre « rien ne se fait » dans une action au cours de laquelle, bien au contraire, c’est toute la cohérence d’un biotope qui se met en place et même au-delà l’harmonie de ce tout que représente le croisement de tous les biotopes animaux au sein d’une nature naturante. 

Dans une logique de « monde » au sens que leur donnent Heidegger et Arendt, il est évident qu’en effet la deuxième entrée ne fait rien. Tout serait juste de l’observation de Fabre si le monde était « un », si la nature était UN biotope, mais c’est totalement faux et rien n’est plus à côté de la plaque de la nature que les conclusions de Fabre.


Cette affirmation de Von Uexküll réfute avec pertinence un présupposé dont Fabre n’a pas la moindre intuition:

« Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu'un sujet d'un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui nous relient aux choses de notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s'emboîteraient tous les êtres vivants. »

L’entomologiste français n’a pas la moindre idée de ce qu’il ferme en rendant impossible la seconde entrée de l’abeille et plus encore que cette expérimentation censée lui ouvrir les yeux sur le monde animal la lui rend impossible, obscure mais pas à cause de la complexité ou de l’étrangeté du comportement animal, plutôt à cause d’un postulat crée dans sa tête d’humain et dont il ne parvient à se détacher pour observer les animaux. Suivons en effet le fil rigoureux de cet acte: en plaçant une paille devant la cellule avant que l’abeille n’y être par derrière pour sa seconde dépose, Fabre casse le mouvement de désinhibition grâce auquel l’abeille constitue son biotope (Fleurs/Pollen/Cellule/Ruche). Ce biotope prend place dans le biotope de la fleur et s’inscrit donc au coeur d’une démarche au gré de laquelle s’harmonisent entre eux des biotopes différents au sein d’une nature que l’on peut finalement concevoir comme harmonisation de tous les biotopes au sein desquels les animaux désinhibent la puissance de leur être au sein d’une nature naturante. 

Si l’on tient donc à utiliser le terme de « mécanique » pour qualifier le comportement de l’abeille, il est impossible de le comprendre authentiquement autrement que prenant place au sein d’une mécanique grandiose qui n’est autre que celle de la nature, et plus encore cette mécanique auto-créatrice par le biais de laquelle ce n‘est pas le monde qui est monde mais le biotope de l’abeille qui se constitue en tant que biotope de l’abeille et la nature qui se crée en tant que nature et la vie qui s’auto-génère. 

C’et en tant qu’être naturellement inhibé que Fabre non seulement suspend cette mécanique là par son geste mais plus gravement encore est à des années lumière de réaliser ce qu’il fait. Le malentendu est ici à son paroxysme: il croit voir quand il s’interdit de voir. Il pense expérimenter quand il rend impossible l’expérience la plus fondamentale de la vie qui est celle de son auto-génération (nature naturante). Il croit résoudre un problème, mettre à nu la limitation instinctive des animaux par rapport aux hommes, quand il fait obstacle à l’accomplissement de l’être, à la réalisation d’actions naturelles effectuées de l‘intérieur de ce que c’est qu’être, lui qui en tant que Da Sein est condamné à demeurer au seuil. C’est cela qu’un Da Sein, contrairement à Fabre, se doit d’admettre, à savoir qu’un humain est condamné à rester au seuil de ce que c’est qu’être qu’il doit dans cette posture se retenir de violer la frontière dont il est comme le vigile, comme le gardien, l’observateur pudique et silencieux. 



Le fait que tout dans cette observation soit finalement axé sur une entrée, sur un seuil est particulièrement éclairant, édifiant. Peu d’expérimentations animales seraient de nature à nous mettre directement en phase avec la distinction Milieu / Monde telle que nous la trouvons chez Von Uexküll et Heidegger. Par là même, cela nous permet de donner à cette notion de limite un sens incroyablement « concret ». Pas une seconde, Fabre n’envisage qu’il est en train d’assister à cet accaparement de l’abeille dans la constitution de son milieu. Après en avoir été empêchée, l’abeille revient dans la cellule tête la première, alors qu’il n’y a plus de pollen à déposer de ce côté là de son estomac. C’est une action inutile, on pourrait dire « qui n’a pas lieu d’être » aux yeux d’un humain, d’un Da-Sein? Pourquoi? Parce qu’évidemment il inscrit l’enchaînement des actes de l’abeille dans le monde, dans une nature dont il présuppose qu’elle est la même pour lui et pour l’abeille, qu’elle est un «  décor commun ». Il sous-entend donc que si l’abeille était « intelligente », et non une sorte de « machine », selon lui, elle entrerait par derrière, puisque l’entrée par le devant a déjà été effectuée. Elle devrait « s’adapter » à la situation, étant entendu évidemment qu’il n’y en a, dans l’esprit de Fabre, qu’une seule: elle revient de sa récolte et n’a rien d’autre à faire que de déposer tout le pollen qu’elle a recueilli. 

Ce qui est sidérant, c’est de réaliser que là où Fabre voit une gestuelle absurde et sans lieu d’être, s’effectue en fait très exactement le contraire, à savoir la constitution par un animal de son véritable « lieu d’être », de son biotope, car la seconde entrée par le devant prend place dans la totalité d’un processus de désinhibition par le biais duquel l’abeille s’incorpore à un agencement cellule/pollen/ruche/miel/jabot dans l’intrication duquel s’installe le biotope, lequel participe de cette harmonie de tous les biotopes au sein de la nature. Empêchant la seconde entrée, Fabre ne révèle pas du tout, comme il le croit, l’automatisme entêté, insensé et absurde de l’abeille mais interrompt le processus d’installation d’un biotope par quoi la totalité harmonieuse de l’enchâssement des milieux animaux et végétaux se voit retardé, contrarié. Plus il pense aiguiser sa connaissance du « monde animal » (expression absurde puisque les animaux n’ont pas de monde mais un milieu), plus il interfère inconsciemment dans l’auto-genèse d’une nature dont il rend impossible l’aboutissement, le contrepoint harmonique. 

Interdit qu’il est, en tant que Da sein, dans une nature qui ne semble pas l’avoir gratifié d’un biotope, son observation des animaux est avec Fabre empreinte de sa condition: il interdit inconsciemment l’édification du biotope de l’abeille et interrompt sa désinhibition. Incapable d’interpréter des signaux naturels à partir desquels il serait en phase avec la stupeur inhérente à la construction de son biotope, il se révèle également inapte à interpréter correctement une gestuelle qu’il ne pourra jamais comprendre tant qu’il jugera qu’il est, lui, en prise avec le monde tel qu’il est.

Il n’est pas faux qu’il voit des choses de la nature que l’abeille, elle, n’aperçoit pas, mais elle ne les perçoit pas dans la mesure où elles ne sont pas ces signaux désinhibants grâce auxquels elle libère une puissance qui lui est propre et crée le biotope qui lui correspond. Il se ferme à ce qui s’ouvre et s’ouvre à ce qui se ferme, notamment quand il commente avec une sorte de sadisme stupide où pointe l’étroitesse de sa compréhension l’errance de l’abeille qui ne sait pas quoi faire devant la fermeture de la cellule et qui y revient, tête la première. « Il y a simulacre de descente » dit-il, comme si l’abeille « faisait semblant » alors qu’elle est proprement jetée dans un « non-lieu », déportée dans ce qu’il faut bien appeler une utopie, au sens littéral du terme d’absence de lieu. 

En fait, c’est plutôt nous, Da sein, qui sommes condamnés à des attitudes de simulation, qui ne savons pas bien ce que nous faisons « là », puisque nous ne sommes réquisitionnés par la nécessité naturelle d'aucun biotope. Comprendre vraiment cette expérimentation avec les repères de Von Uexküll et de Heidegger, c’est réaliser tout ce à quoi Fabre se rend aveugle précisément en croyant « voir ». 

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