samedi 15 avril 2023

Terminales 3 / 5 / 7: D'un prétendu droit de mentir par humanité d'Emmanuel Kant - Comprendre chaque paragraphe


(Cet article essaie de clarifier l'œuvre, paragraphe par paragraphe. Il peut être vraiment utile, si l'on souhaite rentrer dans le raisonnement de l'auteur dans la continuité de l'oeuvre. En plus, il est court. Si vous voulez VRAIMENT avancer dans la compréhension de l'ensemble, il FAUT le lire. Cela ne vous prendra pas trop de temps et nous fera gagner du temps à toutes et tous! )

Préambule: il s'agit de se demander si l'on doit la vérité à des personnes qui ont des intentions criminelles à l'égard d'une personne à laquelle nous avons donné asile dans notre maison. La réponse de Kant est "oui". Elle a de quoi surprendre parce qu'évidemment nous pensons toutes et tous aux conséquences de cette vérité. Il faut comprendre ce que Kant veut dire, à savoir qu'il n'est aucune circonstance de la réalité qui peut ici jouer contre la nécessité morale de ce devoir parce que si je prends prétexte d'une circonstance exceptionnelle qui arrive dans la réalité de cet instant là pour remettre en cause un principe moral, un principe de Droit, qui vaut UNIVERSELLEMENT et ABSOLUMENT, alors je fais perdre toute valeur non seulement  à ces notions mais aussi à l'idée même de société humaine. Il faut comprendre ce qui justifie la position de Kant, ce qui ne signifie pas que nous y adhérions, mais de tous les philosophes, Emmanuel Kant est probablement celui qui est allé le plus loin dans la conception de que l'on peut entendre par le terme de "morale". Nous verrons éventuellement à la fin, comment il est possible de s'opposer à ses conclusions, mais en un sens, cela n'est possible qu'à la condition de reconnaître que ce philosophe a bel et bien défini avec justesse et rigueur ce que la morale EST et qu'il nous met donc en face de ce dilemme: peut-on vivre moralement? Nous pouvons nous opposer à Kant mais il faut alors nous confronter à ce que cela implique: substituer aux exigences de la morale l'observation d'une éthique.

§ 1: Emmanuel Kant cite le passage dont il va contredire la thèse essentielle. Benjamin Constant est celui des deux adversaires qui a commencé les hostilités, sans même le citer (ce qui semble d’ailleurs avoir fâché Emmanuel Kant). Le « philosophe allemand" reprend l’extrait dans lequel Constant fait référence à lui, sans le nommer, dans « Fondements de la métaphysique des moeurs » et il expose l’argumentation de Benjamin Constant contre lui: il n’y a de devoir de dire la vérité qu’à celles et ceux qui en ont le droit (donc pas ceux qui ont des intentions criminelles).


§ 2: Il formule alors sa thèse en disant le problème en droit et devoir: 1) existe-t-il un droit à mentir? 2) Existe-t-il un devoir de mentir? Dans les deux cas la réponse est non.   La source du droit est l’universalité. Mentir une fois c’est mentir toutes les fois à toute l’humanité, c’est comme valider le mensonge en tant que modalité d’adresse à Autrui, ce qui rend impossible l’idée même de communauté humaine.


§ 3 : Kant utilise un autre type d’argument. Dire la vérité dans son sens le plus simple, le plus évident, c’est dire « ce qui est ». A partir du moment où l’on invente un mensonge on crée une sorte de déviation, de voie dérivée du réel qui peut avoir des effets réels sur le réel. Ainsi si l’on ment à ces personnes qui ont  des intentions meurtrières et si la personne qu’elles cherchent est passée par une autre porte pour sortir de la maison, et si elle est trouvée et tuée par ces personnes après que vous leur ayez menti, alors vous êtes responsable de sa mort. Mais ce n’est pas le cas si vous aviez dit la vérité, selon Kant, non pas seulement parce que dans ce cas précis, vous auriez, sans le savoir, sauvé cette personne mais tout simplement parce qu’en disant la vérité, vous continuez à rendre possible un monde humain, une société reposant sur la crédibilité de la parole d’autrui.




§ 4: Kant veut ici démontrer qu Benjamin Constant se contredit lui-même. Il est question de premier principe et de principe intermédiaire dans un domaine précis qui est celui de la politique, considérée comme art de gouverner. Posons comme premier principe que nul homme ne puisse être soumis à d’autres lois que celles auxquelles il a concouru. Ce principe est vrai mais il et difficilement applicable à une population nombreuse. Il faut donc un second principe qui est celui de la démocratie représentative. Les citoyens désignent des personnes qui les représenteront dans une assemblée, par exemple. Si un législateur, c’est-à-dire un gouvernant voulait appliquer le premier principe sans passer par le second, il y aurait des problèmes. Toutefois cela ne prouverait aucunement, selon Benjamin Constant, que le premier principe soit faux. Kant est parfaitement d’accord avec ça mais il fait remarquer que l’auteur français se contredit parce que justement il ne fait pas preuve de la même rigueur concernant le devoir de dire la vérité. C'est un devoir absolu, quelles que soient les circonstances. Ce n’est pas parce qu’il est difficile de trouver un principe intermédiaire que cela change quoi que ce soit à ce devoir là. C’est comme si Benjamin comprenait dans un domaine: la politique ce qui vaut pareillement dans un autre, celui de la morale.


§ 5: Kant poursuit sa démonstration ici il y a le premier principe: « dire la vérité est un devoir moral absolu qui ne souffre aucune exception » et le principe intermédiaire que se donne à tort Benjamin Constant: « dire la vérité est un devoir envers seulement celles et ceux qui y ont droit. » On voit bien que le principe intermédiaire contredit le principe premier. Donc, ça ne va pas.


§ 6: Pour autant Kant ne lâche pas la question de rendre applicable un principe de droit (il faut ici distinguer le droit et le fait). Pour que ce qui est valide en doit le soit aussi en politique (c’est-à-dire en fait) il faut: 1) un axiome: l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous selon une loi 2) un postulat: le principe de l’égalité de tous les citoyens 3) un problème: comment faire fonctionner concrètement le principe 2 afin que l’axiome 1 soit respecté? Réponse: par la représentativité. C’est dans ce dernier moment (le 3) que la politique entre en jeu, sachant donc qu’elle n’a pas d’autre but que de rendre possible une société de droit. 


§ 7: On pourrait appliquer la même tripartition à la question qui nous occupe: 1) l’axiome est le devoir moral de dire la vérité 2) le postulat est l’égalité de tous les citoyens de droit à l’égard de ce devoir 3) le problème: comment faire en sorte que le principe soit respecté malgré les aléas des circonstances? En l’appliquant tel qu’il est c’est-à-dire indépendamment du hasard des circonstances. C’est la condition nécessaire ,incontournable, si nous voulons une société de droit et non un chaos en fait. Ici il faut bien comprendre que si nous nous soumettons une fois au caractère exceptionnel des circonstances (le fait que ces gens aient des intentions meurtrières) alors le droit n’a plus cours, parce que le droit justement décrit ce qui doit régir les rapports entre les hommes, ce qui fonde une attitude « en raison », universellement. Que dois-je faire? Dire la vérité. Il est absolument impossible de soumettre une décision à ses conséquences car ce serait faire valoir le principe de réalité comme s’il était supérieur au principe de raison. Kant ne précise jamais un point fondamental: si je dis la vérité, supposons que les assassins potentiels se dirigent vers la victime, alors se pose une nouvelle situation à laquelle on doit également répondre universellement: que dois-je faire pour qu’une société de droit soit? Chaque moment est l’occasion pour moi, sujet humain qui possède en moi la loi morale de rendre une société de droit effective en m’opposant à l’injustice du meurtre en l’occurrence. C’est l’intention qui détermine la valeur morale de mon action et pas du tout son résultat. Ce point est fondamental.


§ 8: Kant finit ici son ultime raisonnement concernant l’application de ses principes intermédiaires. Le terme « intermédiaire » vient de Benjamin Constant. S’il mérite son nom et n’est effectivement qu’intermédiaire, il consiste à rendre applicable le principe premier, l’axiome. Ce qui prévaut donc absolument et sans condition, c’est qu’on dise la vérité, toujours et à tout le monde, sans faire de sélection entre celles et ceux qui y auraient droit et « les autres ». C’est un devoir inconditionnel.  Se prévaloir d’un « droit de réflexion » ici est une offense, une incongruité, une insulte faite au droit et à la morale. La politique peut affiner des perspectives, mais en aucune façon tolérer la moindre exception eu égard aux « circonstances ». Si le droit reconnaît qu’il y a dans une situation, des données qui rendraient inapplicable le principe premier du droit, alors le droit ne serait plus le droit, la loi morale ne serait plus la loi morale, et l’Homme ne serait plus humain. C’est donc par Humanité que je dis la vérité à tous les hommes en toute occasion sans la moindre exception, selon Kant.



( Pour le même prix, je vous propose un petit supplément sympa: un duel de géant entre Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche - C'est à lire éventuellement après avoir bien compris ce qui précède, et, en un sens, cela va vraiment au fond de la question)

L'impératif catégorique VS l'éternel retour


On peut tourner autour du pot, mais finalement sur le cas envisagé par Kant dans son opuscule: « D‘un prétendu droit de mentir par humanité », à savoir la question de savoir si l’on doit dire la vérité en TOUTES circonstances, le fond de l’affaire se résout entre deux sortes de « boussoles »: la boussole kantienne de la morale qui s’appelle l’impératif catégorique et la boussole éthique Nietzschéenne de l’Eternel Retour.

1) L’impératif catégorique: « Fais toujours en sorte de pouvoir ériger  la maxime de ton action en maxime universelle ». C’est l’impératif de la loi morale: si je peux vouloir que la motivation de mon action soit le principe d’une loi universelle, alors il ne fait pas de doute que mon action est morale, parce qu’elle sera motivée par une bonne volonté, par une intention pure. Cette intention pure c’est la capacité qu’elle a à ordonner autour d’elle un monde humain, une société humaine possible. Je ne peux pas vouloir qu’une société humaine adopte le mensonge comme loi. Elle n’aurait plus rien d’une société et plus rien d’humain. Cela reviendrait à un pur chaos. C’est ça le principe de droit. C’est à cause de cela que ce que je dois faire vaut plus que ce que les circonstances me pressent de faire. Ce n’est pas à la situation de me dicter le principe législateur à partir duquel mes actions sont moralement jutes, c’est à la morale, au Droit. Si l’on oppose à Kant: « mais tu te rends compte que tu vas faire tuer quelque un dans le monde réel à cause de ton principe de droit? Il répondra 1) qu’au contraire, ce qu’il rend possible c’est une société dans laquelle le meurtre sera ou devrait être impossible parce qu’aucune société humaine ne peut s’effectuer sur ce principe là, celui du meurtre 2) si on lui dit que là en l’occurrence il y a de futurs meurtriers, il répondra que l’on pose ici la question de savoir ce que l’on DOIT faire. Une action moralement juste ne peut se fonder que sur la pureté d’une intention. Je ne peux pas mentir à quelqu’un sous prétexte que cette personne est meurtrière. Il faut faire passer l’humanité AVANT la situation. Il faut vouloir que le monde humain moral soit, que la société humaine soit avant toute chose, gratuitement en soi. Il faut que mon intention soit moralement désintéressée, c’est-à-dire fondatrice d’une société humaine viable et cela suppose le devoir inconditionnel de dire la vérité à tout le monde à toute occasion. 3) La question des conséquences ne se pose pas « moralement ». Une fois que j’aurai dit la vérité, les assassins potentiels se dirigeront probablement vers leur future victime pour mettre leur plan à exécution. Alors une nouvelle situation se pose moralement: puis-je laisser une personne se faire tuer devant moi sans réagir? Quelle maxime dois-je suivre alors? On peut légitimement penser, même si Kant ne l’évoque pas, que je ne peux pas vouloir d’une société dans laquelle je ne défends pas une autre personne menacée. Comment m’y prendrais-je? Par tous les moyens qui seront les miens dans le respect de la loi morale.




2) Nietzsche n’a jamais envisagé cette situation mais on sait bien qu’il n’est pas (mais vraiment pas) kantien. Il a écrit un livre qui s’intitule « Vérité et mensonge au sens extra-moral » qui en lui-même contient bien déjà une forme de réponse (« sens extra-moral »:  on n’est déjà plus du tout dans une perspective kantienne). Dans ce livre Nietzsche démontre à quel point la notion de « vérité » consiste en fait à se soumettre à un principe arbitraire et humain de conformité à un énoncé.  Supposons qu’à la question posée par ces assassins potentiels, je réponde « non » (alors que la personne est bien chez moi), puis-je assumer l’éternité de ce « non », de cette parole qui ne décrit pas du tout la vérité de la situation? La réponse évidemment est « oui », notamment parce que finalement l’éternel retour fait absolument perdre tout cadre législatif humain, social à nos actes. Nous ne sommes plus redevables de nos actions devant les autres, ni devant la victime d’ailleurs, ni devant la loi civile,  ni d’aucune autorité légale ou morale ou juridique. Seule compte ici la loi des évènements. Ce « non mensonger » est une parole déterminante dont rien ne peut rendre raison à l’exception de cet évènement lui-même. Ce qui est fascinant, c’est que finalement nous retrouvions la notion de monde, d’universel mais en un sens qui n’a plus rien à voir avec Kant: il ne s’agit plus d’universalité « humaine » mais d’universalité « mondaine ». 

        Puis-je accepter l’évènementialité de ce « non »? Puis-je en aimer la fatalité? Puis-je approuver le cycle éternel qui s’y constitue en ayant par là même frôlé la réponse « oui »? Oui, c’est parfaitement possible. Ce n’est pas que l’on se fasse un devoir de répondre ici « oui » ou « non » mais que l’on y saisisse la justesse de l’assomption de soi dans le cycle infini qui s’y profile, qui s’y active. Je perçois bien, en un sens, comme le dit Kant, que d’avoir menti cette fois, j’ai menti toutes les fois, je crée la fatalité incontournable de ce mensonge qui s’inscrit dans l’inexorable structure du devenir mais il n’y a plus du tout ici de norme, ou de critère au regard duquel cette parole serait indue ou inacceptable. Dans ce non mensonger , un humain peut s’aimer soi-même et aimer la vie suffisamment pour souhaiter que ce « non » soit une infinité de fois, ne serait-ce que parce que l’on peut s’approuver soi-même une infinité de fois de l’avoir prononcé.  Un monde s’y constitue mais plus « de droit » comme Kant l’appelle de ses aspirations morales mais "de fait", comme Nietzche le constate. Ici se situe le fond de notre adhésion à Nietzsche plus qu’à Kant, à l’éthique plus qu’à la morale. Emmanuel Kant décrit avec une rigueur implacable ce qu’il faudrait que le monde soit, Nietzsche ne fait que révéler ce qu’il est en train de devenir et « la loi » évènementielle qui, de fait s’y active.




Ce duel de géants opposant des armes de très gros calibre: impératif catégorique et Eternel retour est vraiment intéressant et édifiant à suivre, quel que soit le côté duquel on finit par pencher. Rappelons que Nietzsche ne s’est jamais directement exprimé sur cet exemple. Pour les deux, nous sommes ici suspendus à une décision, à une sorte de décret. Tout se joue « là ».  Pour Kant, la question que se pose dans ce « là », dans cette décision est de savoir si je peux vouloir d’un monde humain dans lequel mon mensonge activerait le principe d’une loi universelle du mensonge et la réponse est « non ». Pour Nietzsche, le problème serait de savoir si je peux être le surhomme d’une éternité qui s’ouvre et revient autour de ce non, de ce mensonge  et la réponse est « oui ». Finalement il y a trois conceptions du "droit de mentir par humanité" qui ici s’opposent:

  1. Pour Benjamin Constant, l’humanité, au sens de sentiment (faire preuve d’humanité) impose que je mente.
  2. Pour Kant l’humanité au sens de société humaine, de devoir moral  impose que je dise la vérité.
  3. Pour Nietzsche qui fait ici valoir le point de vue de la surhumanité du « oui » à l’éternel retour, il n’y a pas ici de critère viable de distinction entre mensonge et vérité (lesquels ne valent qu’au sein d’une société purement humaine).

Il y a une expression qui et vraiment éclairante ici, c'est "dicter sa loi". Pour Kant, dont il ne faut vraiment jamais oublier qu'il est finalement le philosophe le plus en phase avec la période dite des "Lumières", c'est à la loi morale, c'est-à-dire à cette aptitude de l'être humain à suivre "la raison" qu'il revient d'orienter nos décisions, nos choix de vie, de dicter sa loi. Pour Nietzsche, il n'existe pas d'autres lois dans les évènements que les évènements eux-mêmes, c'est ce que signifie l'innocence du devenir". Que les évènements dictent leur loi, c'et finalement ça: l'éternel retour. La raison d'être de tel ou tel évènement n'est pas à chercher ailleurs que dans sa pure émergence et rien ne se passe autrement que de cette façon. plus vite je comprends ça et plus rapidement la condition de "surhumanité" sera "modestement" la mienne. On mesure ici vraiment toute l'opposition entre ces deux termes que le sens commun confond tout le temps: la morale et l'éthique. ici nous voyons s'opposer sur le "ring" les deux monstres sacrés de ces deux notions: le champion de la morale, Kant, et le champion de l'éthique, Nietzsche (même si Spinoza lui a bien ouvert la voie quand même). L'interêt de l'oeuvre étudiée est ici: il faut vraiment comprendre la position de Kant, qui n'est pas du tout absurde, peut-être même l'adopter.
Si ce n'est pas le cas (et j'avoue qu'en effet, pour ma part, je ne m'y "reconnais" pas), alors il faut bien réaliser sur quelle voie cela nous engage, celle de l'éthique qui n'est pas moins exigeante que celle de Kant, mais qui l'est "tout autrement". Confronté à cette situation, je mentirai donc...Eternellement, sans relever dans cette attitude le plus infime soupçon de culpabilité, de rétractation, de doute. Je mentirai parce que la situation m'y incline, et aussi parce que je ne crois pas au libre-arbitre. La loi de cohésion des évènements s'effectue sans la moindre difficulté à partir de ce "non" et ce qui s'y structure alors n'est rien moins que la loi de constitution du  monde dans l'infinité de son cycle, mais par monde, ce qui s'entend ici est vraiment "univers" et pas du tout l'universel humain qui constitue la limite de la philosophie Kantienne.

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