mercredi 19 avril 2023

Terminales 3 / 5 / 7 Avons-nous le droit? (Droit / Morale / Justice / Devoir)

 

Introduction

Ben quoi? J’ai le droit!

Par cette intelligente répartie que l’on entend parfois, nous comprenons bien qu’il est moins question de revendiquer vraiment un droit que de suggérer qu’aucun loi n’interdit le geste ou l’acte réalisé. Rien n’empêche que je fasse ceci ou cela: j’ai donc le « droit ». Nous touchons là le degré zéro de cette expression, de ce terme, mais ce degré zéro n’est pas pour autant dénué d’intérêt, voire de profondeur, à condition de lui en donner un petit peu. Dans ce sens très, très affaibli, dans cet usage extrêmement pauvre, on assimile le droit à une forme d’autorisation. Qu’est-ce qui pourrait empêcher un acte?

  1. les lois physiques
  2. Les lois légales
  3. La morale (ou la conscience). On pourrait ici évoquer le sentiment d’être légitimé à….

Mais précisément dans ces trois niveaux d’empêchement possibles, où situer le droit? Où situer l’expression « j’ai le droit »?

  1. Le Tiers

La réponse apparaît assez clairement: c’est plutôt par rapport au deuxième sens. J’ai le droit de faire telle chose parce que les lois ne me l’interdisent pas, voire parce qu’elles m’en garantissent le droit. Il est même possible de situer le droit dans la limite entre le 1 et le 2: ce n’’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement. Au-delà des limites physiques, il existe des limites légales à ce qu’un être humain peut faire. Le droit désigne donc, en ce sens, une « dimension » à tous égards « autre » que celle de la nature, que celles des lois physiques, au sein de laquelle les actions et les interactions humaines sont soumises à ce que l’on pourrait appeler «  un droit de visée », une autorisation. Il ne suffit pas qu’elles soient possibles pour qu’elles soient « autorisées ». Ce qu’implique le Droit c’est qu’il existe pour les humains et entre eux une sorte de « latitude », de zone d’influences et de rapport caractérisée par l’émergence d’un Tiers. Ce « Tiers » désigne ce que l’on pourrait appeler le droit lui-même, ou l’autorité à laquelle on se doit de rendre des comptes en cas de litige, d’accident, de problème. 

La réalité physique, brute, est comme doublée, dédoublée par l’effectivité d’une autre marge de manoeuvre au sein de laquelle nous nous éprouvons nous mêmes comme des personnes juridiques et morales détentrices de droit et de devoirs. C’est exactement comme les pièces d’un jeu d’échecs qui s’éprouvent comme n’étant pas seulement faites de bois, mais porteuses d’une valeur symbolique (et il ne peut y avoir de « jeu » sans cela) . Que les relations humaines ne soient pas gérées par la force brute, ni par la sentimentalité, ni par des intérêts particuliers, nous apparaît comme une évidence, comme une nécessité. C’est finalement cette nécessité qui fonde le droit, en tant qu’il redouble la dimension pure des faits de celle d’une convenance.

        


 Il y a ce qui est: tel mari, par exemple, pèse le double de sa femme et « ce qui convient », à savoir que cette force physique n’est en aucun cas la légitimation d‘une supériorité quelconque du mari sur la femme au sein du couple (cet exemple est vraiment simpliste: il existe une multitude de situations au sein desquelles cette notion de force est infiniment plus perverse - Nous pourrions parler d’ascendant, de manipulation, de séduction, d’intérêts financiers, etc. Finalement,  croire au droit, c’est adhérer à l’idée d’une « neutralité » au sens de milieu au sein duquel les rapports humaines sont susceptibles d’être régulés par une justice « aveugle », non arbitraire, impartiale. C’est bien cela que dit la notion de tiers)

En 1670, le philosophe Leibniz reprend le terme de « déontique » qui désigne en grec « ce qui convient ». Ce terme désigne ce qui relève d’une obligation morale. Dans notre distinction formulée dans l’introduction, c’est le 3. Le philosophe Heidegger distingue l’ontique qui relève des êtres concrets, matériels et ontologique qui a rapport à l’être. Ce qui est ontique c’est ce qui est matériel, c’est exister physiquement. Le Da Sein a évidemment une existence ontique mais ce n’est pas dans cette dimension ontique qu’il est « Da Sein », puisque ce questionnement là sur l’être qui est ce qui fait de lui un « être là » a apport à l’ontologie. Ce que nous sommes en train de rajouter à cette opposition c’est le déontique, à savoir  « ce qui convient », ce qui fait que nous réalisons bien que ce n’est pas parce que « nous pouvons que nous pouvons ». Dans nos rapports, nous insinuons la présence d’un Tiers, qui est le droit, qui est exactement ce que nous voulons dire quand nous disons que nous sommes dans un état de droit. 


Quelque chose de « pas spontané », de « pas sentimental » (on pourrait dire de pas négociable à l’amiable) s’impose comme nécessaire dans les rapports humains. Mais quoi? De la raison, du logos, du symbole. En tant que nous sommes des êtres de langage, nos rapports ne peuvent se constituer autrement que symboliquement, entre des personnes qui ne sont pas des corps physiques mais des personnes juridiques, voire morales. Il y a au-delà ou en deçà de notre vie physique un souci déontique. 

Mais c’est là qu’un nouveau problème s’impose car les lois légales ne correspondent pas nécessairement à ce souci. Les limites légales ne visent pas seulement négativement à ce que les humains s’entendent, puissent vivre ensemble. Il faut aussi que quelque chose de cette positivité déontique s’y exprime et de fait, ce n’est pas nécessairement le cas.


2) Le droit positif et le droit naturel

Nous comprenons à quel point finalement la notion même de « droit » avec tout ce qu’elle peut revêtir aujourd’hui d’évident (« ben quoi? J’ai le droit! ») part en réalité d’une donnée qui, elle, n’a rien d’évident, à savoir ce dédoublement par le biais duquel une dimension physique dans laquelle on peut parce qu’on peut (naturellement) est « remisée », dépassée par une autre dans laquelle ce n’est pas parce qu’on peut physiquement qu’on peut légalement ou pour le dire autrement, ce n’est pas parce qu’on peut qu’on « doit ». Cette référence au « devoir » apparaît donc ici dans son acception première la plus originelle. L’Humain ne se contente pas de cette libération physique d’un pouvoir sur les choses, les êtres ou une situation, encore faut-il qu’il s’y sente légitimé, que quelque chose d’une entièreté, d’une intégrité voire d’une adéquation à soi s’effectue dans ses actes. 

Nous mesurons ainsi à quel point les notions de droit et de devoir sont proches, voire inséparables, mais pas pour les raisons qu’on croit, pas parce que nos droits auraient à se justifier d’être sous la condition de nous imposer des devoirs comme sous l’effet d’une mécanique « donnant donnant ». C’est beaucoup plus profond et lié que ça: le droit et le devoir ne sont qu’une seule et même chose vue sous des angles distincts. Que ce soit mon droit ou mon devoir, il s’agit bien ici de ce déphasage à l’égard du pouvoir (pouvoir faire ceci ou cela) par quoi se dit l’adéquation à soi d’une puissance.

Dans ce rapport de soi à soi par quoi se dit la nécessité de cette adéquation, c’est évidemment de la conscience dont il est ici question. Or c’est bien à ce moment qu’entre en jeu la notion de « morale ». 

Mais cela nous contraint à faire entrer en compte une nouvelle considération:

  1. Ce n’est pas parce que je peux que je peux (légalement)
  2. Ce n’est pas parce que je peux que je peux (moralement) 

Ces deux niveaux ne sont pas identiques et nous nous en rendons compte quand les actions auxquelles nos lois civiles nous astreignent ne nous semblent pas compatibles avec ce que nous nous sentons moralement en droit ou en devoir de faire. Nous avons toutes et tous des exemples et peut-être serait-il plus approprié d’en citer deux: l’un incorrect et l’autre correct, pour faire état de cette distinction fondamentale entre ce qui est légal et ce qui est légitime, entre notre obéissance civile et notre légitimité morale (ou éthique, nous y reviendrons).

Avoir le droit signifie en effet deux choses: 

  1. Etre légalement autorisé(e) à….
  2. S’estimer moralement en droit de….

Si je suis victime d’une agression quelconque, je peux m’estimer être en droit de répondre par une agression similaire, voire pire, en vertu d’un principe d’équivalence des dommages: créer à l’autre autant de dommages physiques ou mentaux que ceux qu’il a occasionnés en moi. Cela pourtant n’est ni du droit, ni de la Justice et d’ailleurs cela ne peut même pas être de « l’équivalence ». 

En fait, c’est déjà ce que la notion de Tiers nous avait fait comprendre: nous ne nous situons plus dans un cadre brut, physique ni sentimental. Il ne s’agit pas de « se faire du bien » en se défoulant du préjudice subi sur la personne qui l’a causé. La peine ou la douleur que j’ai subie est « personnelle ». Il est impossible de la mesurer objectivement parce qu’elle est subjective, et qu’elle n’est que cela. A partir du moment où je vais porter plainte et engager une action dite de justice contre l’agresseur, il va de soi que ce n’est pas pour me venger mais pour que justice soit faite, ce qui signifie: « pour que le Tiers s’effectue, s’exprime, s’impose » ou encore en d’autres termes: pour que le droit se manifeste comme une dimension autre à celle des faits. La femme qui porte plainte contre son mari pour des violences conjugales ne le fait pas en tant dans le cadre d’un duel entre elle et son mari mais dans celui d’une dimension que l’on pourrait définir comme tripartite: cette violence n’est pas inadmissible est tant qu’elle l’a blessée: « elle » mais en qu’elle rend impossible un espace de droit. Demander que justice soit fait, cela ne signifie jamais « pour soi-même » mais égalitairement pour tout membre reconnu comme faisant partie intégrante de cet espace de droit, ce que l’on appelle un « Etat de droit ».  C’est exactement comme si de notre existence vécue à notre « nom » tel qu’il va se retrouver impliqué dans une action en justice s’effectuait une sorte de « métamorphose » au fil de laquelle nos ressentis personnels sont comme  déhanchés de notre sensibilité propre pour être allégués en tant que motifs à prendre en compte « objectivement », universellement, donc plus en tant qu’ils ont été ressentis par cette personne mais parce que l‘état de droit en a souffert. Que la personne dans sa sensibilité pure, intime, s’estime payée ou pas de la peine qui sera infligée à l’agresseur, n’est en aucun cas une question de justice. Si elle ne l’est pas, cette personne n’est pas du tout légitimée à dire qu’ « il n’y pas de justice ». C’est justement sa frustration de victime ne s’estimant pas assez payée de sa souffrance personnelle qui prouve que « si! » au contraire, c’est bien de la justice, laquelle ne doit à aucun moment faire droit au ressenti personnel des victimes. C’est la signification profonde du bandeau qui recouvre les yeux de toutes les allégories féminines de la justice.

Ici peut-être enfin développée la distinction fondamentale ente le droit naturel et le droit positif, justement parce que « le droit de se venger » est un oxymore dépourvu du moindre sens. Ce droit n’existe pas. Il n’existe pas de biais par lequel une envie de vengeance peut s’affirmer comme « juste » et cela tout aussi bien légalement que moralement:

  1. le droit positif désigne toutes les règles applicables dans un espace juridique donné à un moment précis. C’est donc l’ensemble des lois à partir desquelles les institutions pénales, juridiques, civiles régissent une population déterminée dans un état de droit, en s’appuyant sur la force publique, si c’est nécessaire. 
  2. Le droit naturel est une notion philosophique posant l’existence d’un droit dont la validité peut et doit s’exercer pour tous les hommes, indépendamment de leur culture, de leur nation, de leur religion. Il est évident que les êtres humains ont une conception du droit sur laquelle influe énormément leur éducation, leur naissance au sein d’une nation, d’une culture, d’une civilisation, d’une religion précise et par conséquent, comme ces conceptions varient, une conception du droit qui correspond donc à un ancrage culturel très particulier. Mais adhérer à l’idée d’un droit naturel c’est poser qu’il faut créditer chaque être humain, du simple fait qu’il soit humain, de droits et de devoirs qui sont d’inhérents à sa condition d’Humain et non seulement à sa condition de citoyen français, italien ou chinois. C’est la raison pour laquelle, comme le fait très opportunément remarquer le philosophe italien Giorgio Agamben, la conjonction de coordination dans l’intitulé des « droits de l’homme ET du citoyen » de 1789 pose vraiment problème. Une nation reconnaît ainsi pour la première fois l’existence du droit naturel et lui donne une place centrale dans SA constitution. Mais, du même coup, elle fait comme s’il allait de soi que les droits de l’homme sont les mêmes que ceux du citoyen. Elle assimile droit naturel et droit positif, ou, plus exactement elle intègre dans son droit positif la notion universelle de droit naturel, ce qui laisse entendre que la constitution que la France se donne est celle dont tous les autres états devraient se doter. C’est comme si la France se définissait elle-même comme « le droit des droits », comme LA nation dont le droit positif devrait servie de critère absolu pour le droit positif de toutes autres nations du fait qu’elle y a inscrit la référence au Droit naturel. La place de la France sur l’échiquier international, en bien comme en mal, est indissociable de cette inscription là.



Le droit naturel est une notion philosophique (ce qui ne veut pas du tout dire que tous les philosophes y adhèrent) en ceci qu’elle n’est pas juridique.  Est-ce en tant qu’être humain, que français ou chinois ou bien même en tant qu’être vivant que nous avons des droits, des devoirs? Pour revenir à notre exemple de la vengeance, il serait complètement faux et absurde de poser le droit à se venger comme du droit naturel, lequel est encore moins personnel que le droit positif. C’est La question qu’il faut se poser lorsque nous nous estimons en droit de tel ou tel geste, de telle revendication: du fond de quoi? Si c’est de « l’envie », du désir, de la pulsion, bref d’une forme de « spontanéité », Emmanuel Kant affirme qu’il n’est vraiment rien de ce désir qui puisse fonder du droit, du devoir, de la justice, de la morale. Toute référence au Droit, à la Morale projette celles et ceux qui l’invoquent dans une dimension qui n’est plus celle du ressenti, du sentiment, on pourrait même dire: de la vie, mais du droit, de la Raison, de l’Universalité, pour Kant, de tout ce qui le conduit à affirmer qu’il faut dire la vérité « tout le temps » et à « tout Homme ». 

Mais alors quand pouvons nous estimer que nous sommes légitimés par le droit naturel à agir de telle ou telle manière? L’exemple très célèbre qui revient ici est celui d’Antigone face à Créon pour enterrer son frère Polynice, alors que son corps a été décrété comme impur et indigne d’être inhumé dans le sol de Thèbes (Polynice et Etéocle, fils d’Oedipe s’étant affrontés dans une gerbe fratricide et civile. Malheur au vaincu).

Dans cette réponse très connue à Créon, c’est finalement toute la différence entre le droit positif et le droit naturel qui se déploie. « Tu t’es donc opposée à ma loi! » dit Créon

- Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la rigueur des dieux ?

Tout prend sens dans cette opposition dés lors que nous remarquons: 1) que ce n’est pas le rapport personnel et familial qui justifie la démarche d’Antigone 2) que par « Justice des Dieux », ce qu’il faut entendre, c’est finalement « droit naturel », à savoir le respect de lois originelles, primitives, fondatrices de ce que c’est qu’être humain, en l’occurrence enterrer la dépouille de ses semblables. C’est là un rite mortuaire religieux, ancré dans des traditions très anciennes. Il y a plusieurs modalités pour célébrer ce rite mais il pose en soi formellement, au-delà de ces différences de contenu, quelque chose de ce que c’est qu’être humain en tant que présence au monde. 

Résumons: cette distinction entre droit positif et droit naturel est extrêmement éclairante, ne serait-ce que parce qu’elle traverse la question de savoir si nous avons le droit de cette autre: en tant que « quoi » ai-je tel ou tel droit? J’ai des droits de citoyen français en tant que citoyen français, reconnu comme tel. C’est le droit positif qui finalement repose sur le droit de « nationalité » étant entendu que ce droit: on peut l’avoir ou pas. Dés que l’on parle de droit naturel on parle d‘autre chose, parce que nous sommes humains et qu’il existe de ce point de vue là, des droits qui sont reconnus à tout être humain du simple fait qu’il soit humain. Le droit naturel, si l’on y croit, c’est donc l’idée d’un droit que l’on n’a pas mais que l’on « est », ou, si l’on veut, qu’on libère, non pas du fait de notre appartenance à telle ou telle communauté mais de celui d’une condition qui est fondamentalement et essentiellement la notre, en tant qu’humain.



Pour clarifier, s’il en était besoin, nous pouvons citer ici le dictionnaire juridique et sa définition du Droit Naturel: « Les règles de droit contenues dans les Lois, les Décrets et les règlements, celles qui sont tirées des acquis de la jurisprudence et des travaux de la doctrine appartiennent au "droit positif". Le droit naturel s'oppose au droit positif, qui est le droit en vigueur, qui est modifie en fonction de l'évolution des moeurs. Le droit naturel est l'ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l'humanité et non du fait de la société dans laquelle il vit. Le droit naturel, qui comprend notamment, le droit à la vie, et à la santé, le droit à la liberté, comme le droit de propriété ; il est inhérent à l'humanité, universel et inaltérable, alors même qu'il n'existe aucun moyen concret de le faire respecter »

On comprend donc que le droit positif est limité (par les frontières de chaque état) mais qu’il est soutenu par une force, qu’il a les moyens, y compris physiques, de se faire respecter, alors que le droit naturel est illimité (propre à tous les hommes) mais qu’il est « sans force ». La définition donnée ici est très inspirée de la déclaration des droits de l’homme, notamment dans l’inclusion du droit de propriété (qui pose quand même question: faut-il le situer au même niveau que le droit à la vie, à la santé?). Mais alors avons-nous le droit? Quel droit? Avons nous le droit positif? En un sens, oui: en tant que citoyen, l’autorité du droit positif nous « donne » des ouvertures, des possibilités, des « garanties ». « Avons nous » le droit naturel? C’est plus ambigu, car nous sommes tentés de répondre « oui » du fait que ce droit est celui de tout être humain qui l’a naturellement, spontanément, « de plein droit » serions nous tentés de dire. Mais en même temps ce droit n’est garanti à personne de fait.  C’est clair: le droit positif n’est pas de plein droit mais il est factuel, il a une résonance effective. Le droit naturel est de plein droit mais absolument pas dans les faits.  Le droit positif, par conséquent, on l’a de fait mais pas de plein droit. Le droit naturel on l’a « en droit », mais pas du tout en fait. 


3) Le droit naturel et l’Eternel retour

On peut donc être légalement autorisé à commettre un acte qui pout autant ne nous semble pas légitime, ce qui signifie bien que moralement nous ne nous sentons pas à l’aise à l’idée de le réaliser. Cette hésitation dessine comme un territoire, un champ de résonance qui nécessairement est celui de notre conscience. Tout être humain est conscient, ce qui signifie que tout homme dispose de cet espace réflexif de soi à soi dans l’ouverture duquel les pensées, les actions les situations sont estimées, passées au crible du bien et du mal. Il semble bien que ce soit là la source du droit naturel: je peux être autorisé à accomplir un acte que je ne me vois pas faire pour autant, c’est-à-dire dans lequel je ne me reconnais pas, dont je ne supporte pas l’image de moi le faisant.  Cela situe au premier plan la question de savoir qui est ce «  je de la conscience ».

La distinction posée par Kant entre le « Je transcendantal » et le « moi empirique »est ici fondamentale: 

  • Le je transcendantal, c’est finalement le je du « je pense donc je suis » de Descartes. C’est un sujet sans affects, sans chair, sans singularité.  C’est le Je de tout homme dés lors qu’il se dépouille de son vécu propre, de ses expériences personnelles, de ses ressentis, bref de toutes les spécificités qui le distinguent des autres. Il est le sujet d’une pensée pure, universel. C’est le sujet qui fait des mathématiques.  On pourrait parler d’un je objectif
  • Le moi empirique, c’est le contraire, c’est la personnalité qui a tel ou tel caractère, tel ressenti, telle impression qui correspond à ce qu’il est lui, en tant qu’il porte ce nom. C’est la subjectivité.


Mais alors de laquelle de ces deux instances est-il question dans la conscience, dans cet espace de soi à soi dont on voit bien qu’il est probablement le lieu de fondation du droit naturel?  En tant que ce dernier revote nécessairement une dimension universelle, ils semble bien que cela ne peut être le je transcendantal. Nous en avons la pleine confirmation dans cet exemple cité par Kant dans cette mise en comparaison de deux situations: 

« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »

  C’est ici encore une mise en situation très éclairante:  Supposons que je souffre d’une addiction à la crème glacée et qu’on installe un gibet devant chez moi en me menaçant de me pendre si je craque devant une glace. Kant suggère que je réussirai probablement à dépasser . Supposons maintenant qu’un tyran me lance un ultimatum: soit je porte un faux témoignage visant à discréditer une personne qui n’a rien fait de mal, soit je suis mis à mort. Aussi violente que soit ici la menace, il n’en restera pas moins évident que j’hésiterai, ne serait qu’un millième de seconde. Je céderai peut-être à la force mais pas sans avoir exercé une sorte de liberté de jugement (et peut-être de jugement seulement) grâce à laquelle j’éprouve la puissance de ma conscience, sa capacité à fonder en droit son action. Si nous n’étions qu’un moi empirique, il va de soi que je ne me poserai même pas la question. Or je me la pose et dans ce suspens interrogatif, c’est toute la liberté d’une conscience, d’un « je transcendantal » et donc de la loi morale qui s’impose à nous avec une évidence irrécusable.

Je ne connais pas cet homme, ce n’est pas du tout l’affection, l’amitié ou un intérêt personnel qui me pousse à hésiter, c’est simplement une évidence de ma raison en tant qu’elle est universelle et caractéristique de tous les hommes. C’est bien cela l’origine du droit naturel et de la loi morale selon Kant: la conscience en tant qu’elle s’effectue dans l’espace de soi à soi d’un sujet transcendantal. 

Avec beaucoup moins d’emphase et de trémolos dans l’écriture, on éprouve tout de même un certain lien ici avec cette célèbre dithyrambe de Rousseau: 

« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions »

Kant ne va pas jusqu’à invoquer Dieu et il n’y a pas la moindre référence au surnaturel ni au religieux dans sa conception de la conscience, mais la raison universelle, en tant qu’elle est bien ce qui suscite pour le Je transcendantal son hésitation, est bel et bien un guide, une sorte d’étoile qui oriente nos intentions. Autrement dit, comme son nom l’indique, nous nous trouvons ici face à une perpective transcendante du devoir et de la justice, du droit naturel.  Mais ce rapprochement ici entre Rousseau et Kant est très significatif: Rousseau ne révèle-t-il pas finalement l’impensé de Kant, à savoir que l’on suit bien l’argumentation du philosophe allemand jusqu’à cette transcendance de l’universel mais qu’en même temps, on a un peu de mal à rendre raison de cette transcendance de la raison. 

Qu’il y ait pour l’homme menacé un espace de questionnement dans l’émergence duquel s’affirme sa liberté, son je, n’est-ce pas justement cela même qui installe son cas de conscience dans une situation? Est-ce la conscience qui s’impose à la situation, dans la situation, ou au contraire la situation qui crée comme son corollaire la conscience? 

Nous pourrions passer cette situation au crible de l’éternel retour de Nietzsche et nous y retrouverions ce même suspens, mais avec une connotation toute différente. Ce n’est pas la conscience morale qui s’impose à la personne menacée en lui prescrivant une retenue, un temps de réflexion, c’est le démon de l’éternel retour qui mesure l‘irrévocabilité de la situation qui est en train de se dessiner dans la texture éternelle et fatale des évènements.  Autrement dit, ce n’est pas au nom d’un principe supérieur et transcendant que j’hésite moralement, c’est dans le coeur battant de la situation présente  (en tant que s’y dessine l’éternité du devenir) que je refuse  ou accepte éthiquement. Là où la loi morale me fait simplement hésiter, l’éthique se décide tout simplement parce que c’est la situation qui décide.

Autrement dit: Le droit naturel tel qu’il se détermine dans la perspective de Kant par la raison universelle au sein de la conscience de ce « je » transcendantal peut parfaitement s’interpréter, dans la perspective Nietzschéenne par l’éternité du devenir de l’éternel retour. Le droit naturel dés lors ne serait ni plus ni moins que ce qui s’impose de chaque situation de par l’autorité même de la situation et ce qu’il convient ici d’entendre par autorité, ce n’est pas la transcendance de la loi morale ou de la voix divine pour Rousseau, mais plus simplement ce qui se naturalise en quelque sorte, ce qui s’engendre et se fait jour ici et maintenant dans ma résistance au tyran ou dans ma reddition. Du point de vue de l’éternel retour, on peut considérer que j’ai déjà toujours déjà choisi de toute façon de porter un faux témoignage ou pas, la seule question qui se pose est celle de savoir dans quelle éternité « déjà choisie » je m’accepte le mieux,  je m‘approuve le plus: une éternité de reddition ou une éternité de résistance? La réponse semble assez claire. 


Conclusion 

Le fond de cette question est finalement celui de la source authentique de la légitimité. Quand et pourquoi nous jugeons-nous plus légitimes dans telle action, pensée ou situation que telle ou telle autre ? Que peut-on fonder sur cette légitimité? Est-elle de nature à servir de boussole à nos décisions? Y’a-t-il une source à partir de laquelle le droit s’impose comme une autorité que l’on « a »?  Nous pouvons évoquer successivement trois réponses à cette question:

  1. Le droit positif, ce qui revient à faire dépendre l’obtention de mes droits d’une autorité légale extérieure au sein d’un état.
  2. Le droit naturel dont nous avons vu qu’il pouvait notamment se définir par la conscience d’un je transcendantal au sens kantien (la Raison universelle)
  3. Le sentiment de déférence du Da sein à l’égard de l’être

De quoi est-il question dans cette dernière possibilité de réponse? De la corrélation de l’angoisse née de la situation existentielle du Da Sein avec le miracle dont il se trouve par là-même comme le dépositaire et le gardien. Que le fait d’exister soit corrélativement un drame (parce qu’il n’y pas de sens à la vie)  et une grâce (parce qu c’est à nous de lui en donner un) et plus encore qu’il soit l’un parce qu’il est aussi l’autre, c’est ce que seule une forme de vie désoeuvrée et dés lors questionneuse peut percevoir, vivre et être. Etre: c’est une situation commune à tous les vivants qui a droit à des « égards » mais, précisément, seul le vivant humain, parce qu’il est un « da sein »  est à même de manifester cet égard. L’étymologie de ce terme d’égard remonte à l’ancien français « esgarder » qui signifiait à la fois « prendre soin et regarder, prêtre attention à….» L’être humain est la créature de l’égard et rien ne saurait fonder plus originellement sa dimension éthique, notamment dans la situation de privation qui est celle de l’homme de tout biotope. Le droit de l’homme ne peut trouver sa source ailleurs que dans son être que dans son rapport à l’être, lequel est fondamentalement un rapport de déférence, c’est-à-dire de « devoir » et de sacre.




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