samedi 8 avril 2023

Le véritable enjeu de la réforme des retraites

 


Après une période très mouvementée socialement, il est temps de situer à la fois la dimension authentique et l’enjeu de la réforme des retraites. Ce n’est pas tant la question de l’âge de la retraite qui finalement prévaut dans cette considération, c’est plutôt un certain type de rapport au travail. Chacun s’accorde à reconnaître que le travail n’est pas la même chose que l’emploi. Quand une garde d’enfants qualifiée exerce son emploi, elle est payée dans un cadre qui est fixé par certains conventions régi par le droit du travail, mais c’est un emploi. Si une fois à la retraite, elle continue de garder ses petits enfants. Elle fera preuve sans aucun doute du même professionnalisme, mais ce sera du travail et pas de l’emploi. De la même façon, un enseignant pourra continuer à exercer ses compétences, une fois à la retraite, en tant que bénévole, dans une association qui vient en aide à des personnes en difficulté et ce sera toujours du travail mais il l’aura « choisi » et il l’exercera librement parce que la pension est considérée comme un salaire qui est dûe à « sa personne », pas à la tâche. 

C’est dans cet esprit que la retraite a été conçue en 1946 par Ambroise Croizat, ministre du travail dans ce que l’on a appelé « le régime général ». Philosophiquement, c’est très intéressant parce que c’est exactement comme si nous retrouvions l’équivalent de la skholé, du loisir studieux, mais à la fin de la vie. La société reconnaît au travailleur qui a exercé ses compétences dans un emploi un nouveau rapport au travail qui n’est plus subordonné à une structure, à un certain type de hiérarchie, à un horaire imposé, etc. L'énergie libérée à son travail se réalise dans la continuité d'une puissance et plus dans l'obéissance à un pouvoir. 


            C’est ce point là qui est fondamental et pas du tout la question de l’âge légal de la retraite, qui est l’une des conséquences, certes importante mais néanmoins seconde du fond du problème, lequel consiste à bien saisir la place du travail dans ce qui permet à un humain d’être humain. Ce renversement par le biais duquel une « idéologie » croit parvenir à définir les opposants à la retraite comme des personnes paresseuses qui ne veulent pas travailler est malhonnête et spécieux. S’il faut chercher des « factieux », c’est dans ce camp là qu’ils se trouvent et pas dans l’autre car l’évidence que chacune et chacun peut constater dés que l’on observe la vie des retraités, c’est que l’écrasante majorité d’entre eux est extrêmement active et, plus que cela, incroyablement efficace. Toutes les études de sociologie du travail établissent sans aucune discussion possible que les humains travaillent mieux dans un cadre libre et finalement participe à l’économie de leur pays de façon beaucoup plus « productive » (à condition de s’entendre sur ce terme) que lorsque ils « pointaient » dans le cadre imposé par l’emploi.

                    Le fond du problème est donc philosophique parce que la question est de savoir ce que le travail signifie dans une existence humaine. L’esprit dans lequel la réforme a été conçue poursuit les efforts entrepris par tous les dirigeants politiques depuis l’après guerre pour détruire et finalement éradiquer l’esprit dans lequel la retraite a été conçue par Ambroise Croizat. Que le travail puisse et même doive être entrepris par les humains dans une perspective libérée du cadre subordonné, c’est cela que le régime général rendait viable et parfaitement praticable. Le fond de la question est donc là: que l’homme puisse, à partir d’un certain âge, aborder autrement son activité, profiter d’un salaire continué grâce auquel son travail vient de lui, accomplir quelque chose de lui sans qu’il n’ait de comptes à rendre à la société ou à une société quelconque, c’est ça qui est en jeu ici, c’est CELA qu’il faut réaliser pour bien saisir ce qui fait lutte, ce qui devrait faire lutte, parce que l’idée même de cotisation est, dans cette perspective qu’il ne faut pas hésiter à qualifier du terme de BONHEUR, indue, absurde et inappropriée. Ce n’est pas à hauteur de ses cotisations que le retraité a le droit d’accéder à cette forme libérée de travail, mais c’est tout simplement parce qu’il est humain et qu’il est de la nature même de l’être humain de travailler. Il faut que chacune et chacun réfléchisse à cette évidence là: c’est à une humanité désireuse de travailler et impliquée dans la libération heureuse de cette puissance là que l’on vient, par cette réforme, d’opposer un refus catégorique, appuyée sur des arguments économiques erronés, déconstruits par tous les analystes universitaires spécialisés. 

La motivation d’un pouvoir qui ici n’a jamais autant justifié son nom (par opposition à la puissance), c’est de maintenir le travailleur dans la méconnaissance de son humanité et dans la soumission à la seule considération du travail en tant qu’emploi, de telle sorte qu’une conception capitaliste de la productivité prévale dans l’esprit de la population sur une autre: à savoir tout simplement celle d’une production qui REALISE quelque chose, tout simplement parce que le travailleur la FAIT Il faut continuer d’alimenter cette illusion selon laquelle un investisseur qui possède de l’argent fait plus pour le travail en plaçant cet argent dans une entreprise qui doublera ou triplera son capital que les travailleurs de cette entreprise. C’est le fond et la limite de l’esprit même du capitalisme, comme son nom l’indique de faire l’argent avec de l’argent. C’est déjà ce qu’Aristote pointait comme danger dans l’utilisation de la monnaie sous le terme de chrématistique. 



N’importe quel bricoleur, travailleur, qui chez lui « fait des extras », n’importe quel enseignant qui dans ses loisirs, lit un livre dont il se servira dans ses cours, effectue quelque chose d’un rapport non monnayable à sa puissance, et c’est cela que le régime général des retraites institué par Ambroise Croizat garantissait. C’est cela qui disparaît si nous acceptons sans réagir cette réforme. L’enjeu de cette réforme est le pouvoir et notre légitimité ici, c’est notre puissance.

Si, comme le dit Spinoza, « l’effort d’un être pour persévérer dans son être est l’essence actuelle de cet être », alors il n’y pas la moindre place pour que de « la monnaie », de la conversion en « comptant », en montant, s’entremette ici entre nous et nous-même. Mon travail , c’est ma puissance, et ma puissance c’est finalement « moi ». Que l’état me verse, et l’on est ici très tenté de dire « en plus », un salaire grâce auquel je peux librement oeuvrer en vue de libérer cette puissance, c’est « bien », mais finalement c’est tout ce que nous sommes parfaitement légitimés à attendre de lui et au-delà de lui, de la société en général, tout simplement parce que ce n’est pas l’homme qui est fait pour l’état mais l’état qui est fait pour les hommes, pour l’individuation des hommes et par individuation, ce qu’il faut entendre, c’est cette capacité par le biais de laquelle tous les « je » d’une communauté continu un « nous ». 

Dans le capitalisme, ce qui s’est agrandi à la façon d’une tumeur, c’est la dénaturation par le biais de laquelle les moyens se sont substitués à la fin, à la finalité. Que l’argent rapporte plus que la réalisation effective grâce à laquelle l’être humain accomplit par des actes son humanité, c’est une falsification évidente de notre rapport authentique au travail, c’est de cette aliénation là que le régime général des retraites institué par Ambroise Croizat nous permettait de revenir, de pointer la bêtise, l’absurdité. Ne pas réagir à cette réforme, c’est donc s’abandonner soi-même, se laisser tomber soi-même, ne plus croire en soi, soumettre à un pouvoir immature et surtout INCULTE la libération de cette puissance dans laquelle exister consiste, c’est adhérer sans s’en rendre compte à l’idée que l’on travaille pour survivre et non pour exister. C’est parce que nous voulons TRAVAILLER et cela jusqu’à la mort que nous ne voulons pas de cette réforme et pas l’inverse. L’idéologie de celles et ceux qui défendent la réforme a renoncé complètement à l’idée même de la libération de notre puissance par le travail, la perspective même de la productivité de l’argent par l’argent ne peut pas, ne doit pas s’attaquer au dernier îlot de résistance qui jusque là demeurait encore. Comprendre cela c’est entamer, à partir de cette skholé qui définit finalement la retraite une réappropriation de nous-mêmes, de notre puissance. L’enjeu n’a jamais cessé d’être philosophique, en ce sens qu’il s‘agit d’interroger notre humanité, de la solliciter, de la requérir. Souhaitons-nous être les zombis de l’emploi ou les travailleurs libres exprimant leur puissance? 



            Il est absolument impossible de comprendre ce qui est en train de se passer sans 1) le relier à la perte totale de sens de la notion de « politique » 2) saisir la corrélation fondamentale de la politique et du « nous » de la cité, de l’espace public (Hannah Arendt). Constituer un collectif politique, c’est-à-dire une cité, une nation (et c’est le seul véritable sens de la nation, son rapport profond à la natura: « ce qui est en train de naître », la nation ce n’est pas un passé, c’est le présent d’un devenir). Les êtres humains sont en charge du lieu au sein duquel il leur est donné « d’agir », étant entendu que cette action constitue une spécificité humaine radicale et qu’aucune autre espèce n’est porteuse d’un tel « destin », sauf que justement ce n’est pas tant « un destin » qu’ « un avoir à être » tout à la fois miraculeux et terrible, risqué, dangereux (c’est le Deinos, l’idée génialement exprimée par Sophocle selon laquelle l’être humain est une merveille qui peut nuire, une anomalie dotée d’une puissance illimitée requérant absolument « une maîtrise », une sagesse, un ethos).

            C’est bien cette idée là qui suit son cours dans le zoôn politikon d’Aristote (il y a dans ce blog quantité d’articles décrivant cela en long en large et en travers). Tout ce qui ici doit motiver notre attention est l’évidence suivante: il ne reste presque rien aujourd’hui de ce zoôn politikon et l’évidence tragique de cette disparition est la considération de ce que l’on appelle « la fonction publique », de la ringardisation totalement encouragée et très impliquée du pouvoir français actuel. Il faut que les services publics ne bénéficient aux yeux de la population de la moindre crédibilité, que les services de sécurité (police, pompiers), les services de santé (hôpitaux), certains services de communication, certains services techniques (voierie, etc), les services de l’éducation, etc, ne soient plus perçus comme participant de l’idée même d’un collectif. Il faut que les « je » des individus d’une nation ne se reconnaissent plus dans le « nous » de l’état, de telle sorte que les intérêts privés triomphent dans tous les domaines de la vie sociale et qu’ainsi les logiques d’investissement, de rendement de l’argent par l’argent (ce que l’on appelle la spéculation) soient toujours en pleine expansion. 

Le lieu de rassemblement dans lequel les citoyens pourraient constituer ce « nous » par la parole et par l’action est aujourd’hui totalement détournée de l’idée de public au profit des intérêts privés des actionnaires des plate-formes sur lesquelles prolifèrent les réseaux sociaux, mais ils n’ont rien de « social ». Notons qu’ils pourraient l’être « techniquement » si l’interêt politique d’une action et d’un état s’y manifestaient plutôt que les seuls intérêts économiques des dirigeants et des actionnaires. 

C’est finalement très simple: imaginez un Thémistocle français d’aujourd’hui appelant ses concitoyens à payer plus d’impôts, à diminuer les rentrées d’argent, de biens et de confort au seul profit de leur foyers de leur oïkos (maisonnée: oïkos nomos) pour le bénéfice de la nation , de la cité, du renforcement de la capacité des services publics à fournir à la totalité de la population la possibilité de réaliser cette feuille de route incroyable par le biais de laquelle le deinos humain parviendrait à ne réaliser de lui-même en lui-même que son versant miraculeux.


On ne peut pas saisir l’esprit et la forme de la victoire des cités grecques sur l’empire perse lors des deux guerres médiques sans réaliser cette puissance là. Un athénien libérait dans son rapport à sa cité une puissance de zoôn politikon, et cette puissance en plus d’être humaine tenait quelque chose de la capacité d’individuation par laquelle un Je se retrouve dans un Nous.  N’importe quelle infirmière soignant dans le service d’un hôpital public, tout pompier luttant conte l’incendie d’une maison en flammes dans telle ou telle ville, tel enseignant faisant l’appel au début de son cours se situe dans l’accomplissement de cette même idée, quoi qu’on en pense et quoi qu’on en dise. C’est cela qui anime ces « fonctionnaires », c’est l’esprit public, c’est l’idée selon laquelle on participe de cette puissance collective de tous les hommes de faire des cités, c’est-à-dire à oeuvrer pour que des actions humaines s’effectuent dans le monde étant entendu que seuls les humains existent dans le monde (les animaux eux vivent dans leur milieu).

Le véritable enjeu de la lutte contre cette réforme apparaît dés lors clairement: ce n’est ni plus ni moins que du zôon politikon dont il est question ici: acceptons-nous d’entériner sa disparition complète au profit de l’homo oeconomicus? Non!




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