mardi 4 avril 2023

Comment une société de pouvoir a-t-elle pu émerger de l'évidence ontologique de la puissance?

 


Le « succès » de l’étymon « tripalium » est en lui-même porteur de sens, a fortiori quand on sait qu’il n’a aucun fondement étymologique pertinent. C’est comme si l’opinion publique, la doxa mais aussi une bonne partie des « tenants de la culture » (enseignants, rédacteurs de manuel, intellectuels, etc.) s’étaient précipités, assez aveuglément vers cette étymologie (fantaisiste) plus qu’une autre en se laissant guider, incliner par un effet d’évidence: de fait le travail est une torture (donc il est logique que le terme soit à l’origine). 

C’est cet effet d’évidence que nous pouvons questionner dans un premier temps. Mais précisément il remonte à bien plus loin que l’état actuel des mentalités à l’égard du travail. Dans l’ancien testament, le « travail », c’est ce à quoi Adam et Eve se condamnent, voire se damnent en croquant le fruit qui est la conscience. Toutefois, rien ne serait plus risqué que de prendre au pied de la lettre cette malédiction. Emmanuel Lévinas, philosophe et membre de la communauté religieuse juive, affirme que « le judaïsme est la religion la plus athée » puisque finalement le récit fondateur commence par un acte d’émancipation. « Travail va de pair avec conscience »: c’est plutôt cela que nous pouvons à juste raison induire de cette référence biblique. L’espèce humaine se caractérise par ce que l’on pourrait appeler « le choix du choix », mais cette liberté que seule la conscience assure impose le travail "torturant"  comme son corollaire direct.

            Mais, dans le nouveau testament, nous trouvons dans un verset de Saint Paul (2e épître aux Thessaloniciens) le principe suivant: « si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » C’est la première mise en forme de ce que nous pourrions appeler un postulat social dont il est vraiment éclairant de constater qu’il a subsisté jusqu’à nos jours, en dépit de sa radicale incohérence logique, car « s’il ne mange pas, comment pourrait-il travailler? » Pourquoi définir le besoin vital de se nourrir comme l’enjeu d’un échange, d’un marchandage, d’un donnant/donnant de l’individu avec la société alors qu’il apparaît à toute personne qui réfléchit un tant soit peu que la nourriture est la condition sine qua non du travail et en aucune façon son résultat. Comment en sommes-nous arrivés à concevoir une société qui, comme un gigantesque instrument de torture choisit de faire du travail l’enjeu « d’une extorsion », d’une tractation dans laquelle se joue la vie organique des individus?

Ce n‘est pas parce qu’il travaille que l’homme peut se nourrir, mais parce qu’il se nourrit qu’il peut travailler: ce n’est même pas de la philosophie, c’est du bon sens. Il est vraiment fascinant de constater que le dirigeant politique qui a repris ce principe du nouveau testament textuellement est Lénine: « « celui qui ne travaille pas ne mangera pas » est un principe nécessaire sous le socialisme, phase préliminaire de l’évolution vers la société communiste ».

Comment le processus de socialisation peut-il s’articuler, en l’être humain, avec du vivant? Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette question là est réellement, politiquement fondamentale parce que fondatrice et que le principe formulé par saint Paul, repris par Lénine et finalement accepté (à tort) par les travailleurs du monde entier, répond par le chantage à l’extorsion du travail. La société est une totalité structurée dont l’un des principes fondamentaux est l’échange entre l’effort produit dans un cadre défini, hiérarchisé et, par conséquent, régi par une logique de subordination et une rétribution donnant au travailleur de quoi se nourrir, dormir, avoir un toit et plus, beaucoup plus en échange de sa contribution. La notion de principe d’équivalence s’est ainsi substituée à l’évidence biologique de la vie nutritive, de telle sorte que l’idée de « justice » se résout dans la logique comptable d’une « rétribution », d’un équilibre entre efforts fournis et récompense octroyée. 

Il est évident qu’un tel principe ne saurait s’appliquer sans l’autorité d’un pouvoir, lequel suppose la négation et finalement la contrainte imposée à une puissance. En d’autres termes, ce principe d’extorsion du travail repose sur ce postulat selon lequel le travail n’est pas naturel à l’homme. 

La base même d’une telle conception est qu’un homme en tant qu’être vivant n’aspire qu’à une chose: le demeurer, rester vivant quoi qu’il en coûte. Le présupposé de cette vision est donc que la nature, la vie et toutes ses composantes sont animées avant toute autre chose par la nécessité de survivre.

Mais survivre en tant que quoi? Comment pourrions nous adhérer à ce principe de survie sans le faire précéder de celui de l’être? A quoi une chose pourrait-elle s’accrocher pour « tenir », si ce n’est de demeurer cette chose. C’est l’une des questions métaphysiques les plus ardues et en même temps la plus décisive, la plus cruciale. Paradoxalement la réponse à cette question est des plus évidentes: que la vie, la nature, le monde ou les mondes, les univers « soient »: cela ne peut s’entendre que du point de vue de l’être, et aucunement de celui du besoin ou de « la nécessité vitale », tout simplement parce qu’aucune nécessité à être ne peut s’effectuer sans initialement être, et être ce qu’elle est « maintenant ». On ne voit pas comment une nécessité vitale pourrait se faire sentir en tant qu’effort sans « être » d’abord cet effort. Il faut qu’une nécessité « soit » AVANT qu’être se fasse sentir comme nécessité, parce qu’on ne voit pas du tout d’où le fait d’être pourrait se faire sentir comme nécessité (ni à qui) si ce n’est justement du fait d’être précisément, et d’être ce qu’il est

Nous touchons ici du doigt, non seulement le point de départ de l’éthique de Spinoza mais aussi probablement sous une forme très métaphysique l’éternel retour de Nietzsche. En fait, nous ne faisons ni plus ni moins que faire l’expérience d’une vérité au regard de laquelle le principe adopté par une société d’extorquer à ses membres des efforts non libres en échange de la sécurité et de la survie apparaît clairement comme FAUX, NUL et NON  AVENU.
Mais il importe donc de bien saisir ce fondement métaphysique tout aussi assuré qu’intuitivement évident: aucune nécessité d’être, aucun besoin d’exister ne saurait se faire sentir sans s’effectuer dans la puissance de ce besoin, et la puissance de ce besoin d’exister que chacune et chacun de nous éprouve en soi , c’est « soi »: « l’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. »  Cette affirmation, en tout point géniale de Spinoza, est une façon de réfuter radicalement le sens ontologique de la préméditation, ou pour le dire plus clairement, toute réflexion fumeuse selon laquelle une intention d’exister précèderait notre existence, intention qui serait la notre ou  celle de Dieu:

  1. La notre d’abord: on peut facilement faire comprendre cela par l’absurdité pure de l’énoncé qu’on entend parfois; « j’ai pas demandé à vivre », comme si naître était une option avec une alternative. C’est le contraire qui est vrai: j’ai toujours déjà demandé à vivre, parce que c’est ça que je suis maintenant. Demander à vivre, c’est ça qu’on appelle: «  vivre ». C’est comme si Spinoza nous disait: « vous sentez cette rumeur, cet effort plus ou moins intense qui, chaque matin, vous fait lever, marcher, vous nourrir, etc. Ce n’est pas ce dont vous vous dites: ce serait bien que je le fasse, c’est que ce que vous êtes en le faisant. Dans cette interrogation par laquelle vous pensez mettre en question le fait d’être, vous faites aussi effort pour être, et vous êtes cet effort pour être.
  2. Que l’intention de Dieu ait précédé mon existence à moi comme l’une de ces créatures pose aussi finalement un gros problème jusqu’à s’apparenter à une absurdité ontologique totale. Il est rigoureusement impossible qu’un être, fusse-t-il Dieu (c’est-à-dire, comme l’affirme l’ancien testament dans la présentation de Yahvé à Moïse: « je suis celui qui est », je suis ce que c’est qu’être) soit AVANT que je sois. Dieu c’est la remise à zéro des compteurs de toutes les lignes temporelles de tout ce qui est. Il n’y a qu’un seul temps pour Dieu et c’est le présent. Il est toujours temps d’être pour Dieu, cela signifie que Dieu est ce que l’on pourrait appeler le « présent infinitif » du verbe être et cela se reconduit en chacun de ces modes: que je sois, c’est ce qu’a voulu le fait que je sois, parce que « ce fait », c’est Dieu (attention: cela ne veut pas dire que je sois Dieu). L’intention d’être, en elle-même (et donc pas en tant qu’elle serait la mienne, ça c’était le 1), ne saurait précéder l’acte d’être parce que cette intention et cet acte ne font qu’un et dans cet unité, c’est l’existence de Dieu qui s’effectue, Dieu en tant qu’il est le fait d’exister.

Ce détour métaphysique un peu ardu se résout dans des évidences intuitives très simples et qui toutes vont dans le même sens: le souci de survivre ne peut se représenter à notre esprit comme efficient sans s’effectuer en tant que souci, en tant que pression. Il faut donc bien que ce souci « soit », mais alors il faut bien qu’il soit un être avant d’être le souci de demeurer. Le souci de demeurer, c’est de toute façon « tout ce qu’il est ». Rien ne saurait éprouver la nécessité d’être sans déjà l’être. Il n’y a pas là de point de départ, ni de pouvoir, ni de création. Ce qu’il y a c’est la continuité éternelle de la puissance et pas du tout l’exercice miraculeux et transcendant d’un pourvoir. Comment une société de pouvoir a-t-elle pu germer absurdement d’une telle évidence ontologique et imparable de la puissance? C’est LE problème que l’être humain aujourd’hui plus qu’à aucun autre moment a à résoudre.




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