jeudi 13 avril 2023

D'un prétendu droit de mentir par Humanité E. Kant (1797)

L'oeuvre:

§ 1 « Dans le recueil la France, année 1797, sixième partie n° 1 : des réactions politiques, par Benjamin Constant, on lit ce qui suit:« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu’a tirées de ce premier principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. » Le philosophe français réfute ce principe de la manière suivante. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. »

§ 2 Le πρῶτον ψεῦδος (1)  gît ici dans cette proposition : dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Remarquons d’abord que l’expression : avoir droit à la vérité, n’a pas de sens. Il faut dire plutôt que l’homme a droit à sa propre véracité (veracitas), c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir objectivement droit à une vérité, signifierait qu’il dépend de notre volonté, comme en général en matière de mien et de tien, de faire qu’une proposition donnée soit vraie ou fausse, ce qui produirait une singulière logique.

Or la première question est de savoir si l’homme, dans les cas où il ne peut éviter de répondre par un oui ou par un non, a le droit de n’être pas véridique ; la seconde, s’il n’est pas obligé de ne pas l’être dans une certaine déclaration que lui arrache une injuste contrainte, afin d’éviter un crime qui menace sa personne ou celle d’un autre.

La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les jurisconsultes l’entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.

 Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius) (2). Car, en rendant inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un autre homme, du moins à l’humanité en général.


§ 3 Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n’échappe à la pénalité que par l’effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d’après des lois extérieures. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourront en résulter ; mais êtes-vous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après que vous avez loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement sorti (à votre insu) il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.

C’est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations.

§ 4 Ce que dit d’ailleurs M. Constant du discrédit où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des idées inexécutables et qui par là se rendent odieux, est aussi juste que sage. — « Toutes les fois (dit-il plus bas, p. 123) qu’un principe démontré vrai parait inapplicable, c’est que nous ignorons le principe intermédiaire qui contient le moyen de l’application. » Il cite comme le premier anneau formant la chaîne sociale ce principe d’égalité, savoir : « que nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru. Dans une société très resserrée ce principe peut être appliqué d’une manière immédiate, et n’a pas besoin, pour devenir usuel, de principe intermédiaire. Mais dans une combinaison différente, dans une société très nombreuse, il faut ajouter un nouveau principe, un principe intermédiaire à celui que nous citons ici. Le principe intermédiaire, c’est que les individus peuvent concourir à la formation des lois, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants. Quiconque voudrait appliquer à une société nombreuse le premier principe, sans employer l’intermédiaire, la bouleverserait infailliblement. Mais ce bouleversement, qui attesterait l’ignorance ou l’ineptie du législateur, ne prouverait rien contre le principe. » — Il conclut, de cette façon : « Un principe reconnu vrai ne doit donc jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » [Et cependant l’excellent homme avait lui-même abandonné le principe absolu de la véracité, à cause du danger qu’il entraine pour la société, parce qu’il ne pouvait découvrir de principe intermédiaire qui servit à éviter ce danger, et il n’y en a effectivement aucun à intercaler ici.]


§ 5 M. Benjamin Constant, ou, pour parler comme lui, « le philosophe français, » a confondu l’acte par lequel quelqu’un nuit (nocet) à un autre, en disant la vérité dont il ne peut éviter l’aveu, avec celui par lequel il commet une injustice à son égard (lædit). Ce n’est que par l’effet du hasard (casus) que la véracité de la déclaration a pu être nuisible à celui qui s’était réfugié dans la maison ; ce n’est pas l’effet d’un acte volontaire (dans le sens juridique). En effet, nous attribuer le droit d’exiger d’un autre qu’il mente à notre profit, ce serait une prétention contraire à toute légalité. Ce n’est pas seulement le droit de tout homme, c’est aussi son devoir le plus strict de dire la vérité dans les déclarations qu’il ne peut éviter, quand même elles devraient nuire à lui ou à d’autres. À proprement parler, il n’est donc pas lui-même l’auteur du dommage éprouvé par celui qui souffre par suite de sa conduite, mais c’est le hasard qui en est la cause. Il n’est pas du tout libre en cela de choisir, puisque la véracité (lorsqu’il est une fois forcé de parler) est un devoir absolu. — Le « philosophe allemand » ne prendra donc pas pour principe cette proposition (p. 124) : « Dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité, » d’abord parce que c’est là une mauvaise formule, la vérité n’étant pas une propriété sur laquelle on puisse accorder des droits à l’un et en refuser à l’autre, et ensuite surtout parce que le devoir de la véracité (le seul dont il soit ici question) n’admet pas cette distinction entre certaines personnes envers qui l’on aurait à le remplir, et d’autres à l’égard desquelles on pourrait s’en affranchir, mais que c’est un devoir absolu qui s’applique dans tous les cas.

§ 6 Pour aller d’une métaphysique du droit (qui fait abstraction de toute condition expérimentale) à un principe de la politique, qui en applique les idées aux cas de l’expérience, et pour résoudre, au moyen de ce principe, un problème politique, tout en restant fidèle au principe général du droit, il faut que le philosophe offre ces trois choses : 1° un axiome, c’est-à-dire une proposition apodictiquement certaine, qui résulte immédiatement de la définition du droit extérieur (l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous suivant une loi générale); 2° un postulat de la loi publique extérieure, comme volonté collective de tous suivant le principe de l’égalité, sans laquelle il n’y aurait aucune liberté pour chacun ; 3° un problème consistant à déterminer le moyen de conserver l’harmonie dans une société assez grande, en restant fidèle aux principes de la liberté et de l’égalité (c’est-à-dire le moyen d’un système représentatif). Ce moyen est un principe de la politique, dont le dispositif et le règlement supposent des décrets, qui, tirés de la connaissance expérimentale des hommes, n’ont pour but que le mécanisme de l’administration du droit et les moyens de l’organiser convenablement.  — Il ne faut pas que le droit se règle sur la politique, mais bien la politique sur le droit.


§ 7 Un principe reconnu vrai, dit l’auteur (j’ajoute : connu à priori, par conséquent apodictique), ne doit jamais être abandonné, quels que soient ses dangers apparents. » Or il faut entendre ici, non pas le danger de nuire (accidentellement), mais en général celui de commettre une injustice, ce qui arriverait si je faisais du devoir de la véracité, qui est tout à fait absolu et constitue la suprême condition juridique de toute déclaration, un principe subordonné à telle ou telle considération particulière ; et, quoique par un certain mensonge je ne fasse dans le fait d’injustice à personne, je viole en général le principe du droit relativement à toute déclaration inévitable (je commets formellement, sinon matériellement, une injustice), ce qui est bien pis que de commettre une injustice à l’égard de quelqu’un, car ce dernier acte ne suppose pas toujours dans le sujet un principe à cet égard.

§ 8 Celui qui accepte la demande qu’un autre lui adresse, de répondre si, dans la déclaration qu’il va avoir à faire, il a ou non l’intention d’être véridique, celui, dis-je, qui accepte cette demande sans se montrer offensé du soupçon qu’on exprime devant lui sur sa véracité, mais qui réclame la permission de réfléchir d’abord sur la possibilité d’une exception, celui-là est déjà un menteur (in potentia) ; car il montre par là qu’il ne regarde pas la véracité comme un devoir en soi, mais qu’il se réserve de faire des exceptions à une règle qui par son essence même n’est susceptible d’aucune exception, puisque autrement elle se contredirait elle-même.

Tous les principes juridiquement pratiques doivent renfermer des vérités rigoureuses, et ceux qu’on appelle ici des principes intermédiaires ne peuvent que déterminer d’une manière plus précise leur application aux cas qui se présentent (suivant les règles de la politique), mais ils ne peuvent jamais y apporter d’exceptions, car elles détruiraient l’universalité à laquelle seule ils doivent leur nom de principes. »


                                             Emmanuel Kant (texte écrit en 1797)

(1)    le vice premier

(2)    « Le mensonge est un discours faux qui porte préjudice à autrui »




A) Quelques mots sur l’auteur et sur le contexte de l’œuvre

Emmanuel Kant est né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale. Il passa la quasi totalité de sa vie à enseigner. C’est seulement en 1781, à 57 ans qu’il fait publier le premier ouvrage déterminant de sa carrière philosophique : « La critique de la raison Pure ». C’est le début d’une œuvre particulièrement dense et riche qui constitue, aux yeux de nombreux commentateurs, l’aboutissement de l’esprit de « la philosophie des Lumières ». Il meurt à 79 ans le 12 février 1804. On peut rapidement rendre compte de l’évolution de sa pensée en suivant les dates de parution de ses trois « critiques ». Après la première (en 1781), il publiera « la critique de la raison pratique » (en 1788) et « la critique de la faculté de juger » (en 1790).

Finalement la totalité de son travail essaie de répondre à trois questions : « Que puis-je savoir ? », « Que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? », ces trois questions constituant les trois composantes d’une seule interrogation : « Qu’est-ce que l’homme ? » L’opuscule « D’un prétendu droit de mentir par humanité » peut d’autant plus être considéré comme s’intégrant à l’œuvre morale de Kant (la réponse à la question : « que dois-je faire ? ») qu’il y est question, tout du long, de l’attitude à adopter face à une situation précise.

Dans un recueil intitulé « La France », Kant lit sous la plume de Benjamin Constant » la référence que fait cet auteur à « un philosophe allemand qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime ». Il se reconnaît immédiatement même s’il ne se souvient pas exactement l’œuvre dans laquelle il a effectivement défendu cette thèse. En fait, c’est dans la 2e partie de la Métaphysique des Mœurs (I, 1, 9, parue en 1797). Il décide donc de consacrer un ouvrage court à la seule réfutation des arguments du « philosophe français » sur le fond de l’exemple qu’il avait lui-même utilisé dans « La métaphysique des mœurs ».


B) Le plan de l’œuvre


Dans un premier temps, Kant décrit la prise de position de Benjamin Constant (§ 1). Puis (§2) il défend sa thèse contre l'auteur français avec les arguments qui sont directement ceux de sa conception e la morale. Dans le paragraphe 3, il utilise un autre angle, qui est celui de la responsabilité qui incombe à la personne qui crée par son mensonge une fausse réalité. Enfin du § 4 au § 8, Emmanuel Kant s'attaque au problème de Benjamin Constant lui-même qui finalement est celui de savoir comment l'on peut rendre applicable en politique des principes valides en droit. On peut donc relever quatre parties dans l'œuvre, en insistant sur le fait que la plus longue démonstration se situe dans les quatre derniers paragraphes.  


C) La conception Kantienne de la morale


C’est dans son livre : « Fondements de la métaphysique des mœurs » (1785) que Kant développe les principes fondateurs de la morale, au premier rang desquels il faut citer la notion de « bonne volonté » : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté. » Par « bonne », ce qu’il faut entendre ici, c’est « totalement dépourvu d’intérêt personnel. » Tant que nous attendons d’une action qu’elle nous rapporte un bénéfice matériel ou d’amour-propre, notre intention ne saurait se prétendre « pure ». Si nous nous interrogeons sur les choses, les situations, les moments dont nous souhaitons l’acquisition ou la réalisation, nous nous apercevrons que pour l’écrasante majorité d’entre eux, nous ne les voulons pas pour eux-mêmes mais pour l’intérêt qu’ils peuvent représenter pour notre image, notre réputation, notre compte en banque, notre égoïsme. C’est l’inclination sensible de l’être humain qui le fait pencher dans ce sens et il est tout-à-fait possible, de ce point de vue qu’aucune action vraiment bonne d’un point de vue moral n’ait jamais été accomplie. Nos actions sont peut-être toutes « intéressées » (c’est-à-dire animées par l’intérêt).

Ce critère de l’action morale est purement intérieur. Quand je donne deux euros à un SDF, par exemple, il n’est pas du tout certain que mon action soit morale. Pour le savoir il faudrait que je m’interroge et trouve en moi la maxime de mon action, c’est-à-dire le principe que j’ai suivi en agissant de la sorte : est-ce pour être bien vu des gens présents dans la rue, est-ce pour me renvoyer de moi-même l’image d’un homme généreux ? Dans ces deux cas de figure évidemment mon action n’est pas animée d’une bonne volonté. Elle ne saurait donc pas être considérée comme « morale ». Je ne l’ai pas accomplie pour elle-même mais en vue d’en retirer un plaisir, celui d’être bien considéré par les autres ou de pouvoir m’aimer moi-même. C’est un penchant à l’égard duquel je suis finalement « passif » et aucunement une volonté dans laquelle j’aurais été exclusivement actif. Il est finalement très rare que nous agissions volontairement. Nous ne réalisons des actions qu’en vue de satisfaire des appétits qui étaient déjà présents en nous avant, naturellement, de telle sorte que rien ne s’effectue librement de nous. Pour qu’une action soit morale, il faut que ma volonté soit bonne, c’est-à-dire qu’elle se dégage entièrement de motivations sensibles, intéressées, égoïstes, lesquelles ne font que conforter notre passé, notre passif, notre nature, notre « pathos ». Nous pensons agir librement quand nous nous comportons en esclaves de nos sens. Une bonne volonté se détermine exclusivement par elle-même et non sous l’inclination de motivations pathologiques (sensibles).

Mais où trouver, en soi-même, la faculté qui rendrait possible un tel détachement, une rupture avec ces inclinations sensibles et égoïstes ? Dans notre Raison. Nous saisissons alors le lien entre ces trois notions indissociables dans l’accomplissement d’une action morale selon Kant : « Volonté / Liberté / Raison ». En chacun de nous, il faut dissocier « le moi, l’ego » englué dans la pesanteur de ses penchants et de ses intérêts du « Sujet », c’est-à-dire de l’être conscient et libre qui fait usage de sa Raison.



Mais comment peut s’opérer ce détachement concrètement, dans le cours matériel de la vie quotidienne ? Par « la Loi morale ». Je donne ces deux Euros à ce SDF parce que je ne fais que « le vouloir », je ne le désire pas. Cela ne me procure aucun plaisir et je n’en attends aucune gratification. Rien d’extérieur ne m’influence pour le faire mais je perçois en moi l’efficience d’une loi morale qui peut s’universaliser librement dans et par cette action. Je ne me soumets à rien ni à personne en le faisant, seulement à la Loi, c’est-à-dire à l’Universalité de la raison. Ce qu’il faut relier dans « l’émergence à l’air libre » de cette action accomplie par pure bonne volonté, c’est l’intériorité d’une conscience qui se consulte, se détermine et l’extériorité d’une loi universelle qui se constitue. Si j’exécute cet acte en attendant d’être remercié, ce n’est pas une action morale. Si je la réalise par pitié ou par amour de mon prochain, ce n’est pas non plus une action morale parce que l’amour est une inclination. Je l’effectue parce que je la veux, et je la veux en vertu d’une loi morale, laquelle m’en inspire le devoir. Je peux la vouloir parce que sa maxime peut s’ériger en loi et parce que le respect de cette loi se manifeste à moi en tant que devoir. C’est ainsi qu’une personne peut découvrir en elle-même le respect que lui inspire une loi universelle : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » « Puis-je vouloir que TOUTE personne donne un peu de son argent à une autre qui lui en fait la demande ? » Oui, je peux le vouloir, je peux vouloir une société humaine fondamentalement donatrice. Mais ce n’est pas par sympathie envers le genre humain, c’est parce qu’une société humaine peut se fonder sur ce principe. Le souci de la morale Kantienne est « législateur » (ne pas confondre avec légal). Il convient de fonder une loi autour de laquelle quelque chose d’une universalité humaine peut se constituer, se ramifier.

Il est donc possible de structurer la morale Kantienne autour de trois propositions. C’est ce qu’il fait dans « les fondements de la métaphysique des mœurs :

1) Une action est morale quand elle n’est pas simplement conforme au devoir mais accomplie purement par devoir : si un marchand n’exerce son métier que pour en retirer un bénéfice personnel, tout en servant apparemment honnêtement ses clients, il suit une détermination extérieure (le profit) il n’est pas autonome mais hétéronome. Son action de vendre n’est pas une bonne action parce que la maxime de son action n’est pas pure.

2) Ce n’est pas le but d’une action qui peut en déterminer la valeur morale, mais exclusivement le principe. Ce n’est pas ce que j’envisage de faire qui est important (contenu) mais en vertu de quelle maxime (forme). Les conséquences de l’action ne sont pas à prendre en compte. Cette forme est l’universalité, d’où l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Puis-je mentir ? Non, jamais, car il est impossible de fonder quoi que ce soit d’universel sur le mensonge.

3) « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. » Ce respect est-il une motivation d’ordre sensible ? Oui, mais il est différent des autres sentiments car il n’est suscité que par la Raison. Il est « un sentiment spontanément produit par un concept de la raison. » On se sent devoir agir par respect mais ce « sentir » n’est motivé que par le fait que nous sommes des êtres raisonnables. Il ne nous fait pas pencher, par conséquent vers l’égoïsme, ou le bien-être physique.

Nous retrouvons exactement ces trois propositions et plus spécifiquement la première dans ce texte d’Emmanuel Kant extrait de « Fondements d’une métaphysique des mœurs » :

« Bien plus : si la nature avait inscrit dans le cœur de tel ou tel individu peu de sympathie, si cette personne (au demeurant, un honnête homme) était d'un tempérament froid et indifférente aux souffrances d'autrui, peut-être parce qu'elle-même pourvue d'un don particulier de patience et d'énergie endurante à l'égard de ses propres misères, elle suppose aussi chez les autres ou exige d'eux les mêmes capacités ; si la nature n'avait pas formé spécialement un tel homme (qui, en vérité, ne constituerait pas son plus mauvais produit) à la philanthropie, ne trouverait-il donc pas encore en lui des ressources pour se donner à lui-même une valeur bien supérieure à celle que peut posséder un tempérament naturellement bienveillant ? Cela ne fait aucun doute ! Et c'est là précisément que se révèle la valeur du caractère, cette valeur morale qui est sans aucune comparaison la plus élevée, qui consiste en ce qu'il fait preuve de bienveillance, non par inclination, mais par devoir. »

Les références multiples à la nature comme formatrice de tel ou tel caractère sont fondamentales. Que penser, en effet, d’une morale qui s’appuierait sur des qualités inégalement distribuées constituant des tempéraments plus ou moins sympathiques, plus ou moins enclins à l’amour ou la haine ? Si je suis bon parce que la nature m’a gratifié d’une disposition encline à la sympathie, à la confiance, en quoi mes actions bienveillantes seraient-elles authentiquement « miennes » ? En quoi mes actions pourraient-elles être qualifier de morales si elles ne sont que la conséquence d’une heureuse nature ? Evoquer la situation contraire est peut-être encore plus éclairant, si le méchant est simplement doté d’une vocation naturelle à mal agir, en quoi serait-il responsable de ses agissements ? Il faut refuser d’accorder la moindre valeur morale à toute action exécutée par une personne dotée d’un « naturel ». L’idée même que nous soyons bon ou mauvais « par nature » ne revêt par ailleurs, ni pertinence, ni démonstration rationnelle possible. Kant, ici,  conduit jusqu’à son terme la conséquence de cette évidence.



Supposons donc une personne qui ne serait pas d’emblée disposée favorablement à l’égard des autres, sans être pour autant malhonnête. Il faudrait se représenter ici un misanthrope ne ressentant aucune sympathie innée  à l’égard du genre humain et qui manifesterait au contraire une forte indifférence à l’égard de « son prochain ». Nous serions en face d’un être endurant, s’écoutant peu et peu sensible à ce qui arrive à ses semblables. Il trouverait suffisamment en lui de volonté pour être bienveillant par devoir grâce au pur respect de la loi morale. Nous n’avons pas à aimer l’humanité pour être bienveillant à son égard, Mais alors, pourquoi la bienveillance est-elle préférable à la malveillance ? Parce qu’elle est universalisable, parce que je peux réaliser par l’effort de ma seule raison qu’une humanité peut se constituer autour d’elle ce qui serait impossible pour son opposé. C’est cela être bienveillant par devoir. Tout ce qui serait du registre d’une disposition pencherait du côté d’une inclination, et nous ne voyons pas bien ce qui, du sujet conscient que je suis (Distinction entre le Je universel et le Moi sensible), pourrait se déterminer en faveur du genre humain si ce n’est l’exercice libre d’une volonté soucieuse de faire de cette bienveillance une loi universelle.

« Ne pense-t-on pas qu’il soit de la plus extrême nécessité d’élaborer une bonne fois une Philosophie morale pure qui serait complètement expurgée de tout ce qui ne peut être qu’empirique et qui appartient à l’Anthropologie? […] Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle une absolue nécessité, qu’il faut que ce commandement : “ Tu ne dois pas mentir » , ne se trouve pas valable pour les hommes seulement en laissant à d’autres êtres raisonnables la faculté de n’en tenir aucun compte, et qu’il en est de même de toutes les autres lois morales proprement dites ; que par conséquent le principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure »

                   Kant, Préface aux Fondements de la métaphysique des mœurs  (1785)

Nous retrouvons exactement dans ce passage, appliqués à la question du mensonge, les notions essentielles autour desquelles se conçoit une action morale selon Kant. Une action morale désigne simplement ce que l’on DOIT accomplir. Il ne saurait donc être question de s’appuyer sur l’expérience ni sur le passé ou sur la nature. Si nous nous inclinons devant la réalité du monde tel qu’il est ou devant la supposée nature humaine telle qu’elle est, nous ne voyons pas sur quoi pourrait s’appuyer l’action morale, laquelle revêt une dimension prescriptive. Il ne s’agit pas de s’interroger sur ce que je peux faire, étant entendu que le monde ou la situation sont ce qu’ils sont, mais sur ce que je dois faire au regard d’une prescription dont je ne peux pas remettre en cause la loi ni le principe. Soit la morale n’a aucune valeur, soit elle doit s’appuyer sur autre chose que des circonstances ou des caractéristiques naturelles qui sont données. L’action morale ne se soumet à rien. Il faut percevoir, derrière l’apparence pure et rigoriste de la morale Kantienne, tout ce qu’elle revêt finalement d’exigence et peut-être de justesse quant à ce qu’est vraiment une action « libre », c’est-à-dire nouvelle, « a priori ». Une morale a posteriori s’inclinerait devant le monde présent, la morale kantienne l’érige, et même si cela peut nous sembler impossible à réaliser, c’est probablement l’effort philosophique le plus abouti que Kant déploie ici en vue de décrire ce qu’une action humaine libre peut et surtout DOIT être, à savoir autonome (libre), formelle (universelle), a priori (construite et non donnée) et inconditionnelle.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire