mardi 25 avril 2023

Terminales 3 / 5 / 7: L'opposition entre le "pour soi" et le "Da Sein". Hegel vs Heidegger - Anthropogenèse du travail

 



Où situer le travail dans une anthropogenèse, c’est-à-dire dans une analyse de ce mouvement au fil duquel l’Humain est humain? Le texte de Karl Marx situe d’emblée le travail dans cette opération de transformation de la nature: « en leur donnant une forme utile à sa vie ». Sous cet aspect, il n’est pas sûr qu’il y ait une différence entre l’activité des animaux et celle des hommes. On voit bien des animaux mettre en mouvement leur corps pour agir sur la nature de telle sorte qu’elle soit également « utile » à leur vie: les abeilles et les fourmis « travaillent » à ce compte là. Or, comme il le dit lui-même, le travail considéré de cette façon ne l’intéresse pas, parce qu’il est instinctif. Ce terme d’ « instinct » est assez mal défini, en fin de compte. Il recouvre une forme d’ « inertie », d’opacité, de brutalité primaire que l’être humain avait tendance à cette époque et jusqu’à une époque très récente à plaquer sur la totalité des comportements animaux et sur les siens dés lors qu’ils ne semblent animés que de la nécessité de subvenir aux besoins essentiels, vitaux. On pourrait presque continuellement rajouter « de survie » au terme d’instinct. 

Dans l’instinct on agit sous la pression la plus écrasante, celle de continuer à vivre « coûte que coûte ». Une forme « utile à sa vie » dit Marx. C’est ce que le travail est « de prime abord », mais cela ne l’intéresse pas parce que ce travail là commun aux hommes et aux animaux se situe finalement dans l’obscurité de « l’en soi ». 

Même si Marx va se détacher de lui, il faut bien garder en tête qu’il y a une forte influence de Hegel dans la philosophie marxiste et notamment de ce que l’on appelle la dialectique, ou encore justement « le travail du négatif ». 

"Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté du sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »

Comprendre ce texte est déterminant aussi bien pour comprendre Hegel que Marx et situer précisément tout ce qui les distinguent radicalement de Heidegger. L’Homme et les animaux (qui pour Hegel, font partie de ce qu’il appelle ici « choses de la nature ») « sont » « en soi », immédiatement. Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’ils vivent physiquement, qu’ils sont des organismes vivants soumis aux lois naturelles du vivant, tout simplement parce qu’ils ont un corps. Mais l’animal n’est qu’un corps alors que l’Humain est aussi un esprit. L’animal, selon Hegel ne se sait pas vivre: il vit, c’est tout. L’homme n’est pas un corps. Il « a » un corps. Pourquoi? Parce qu’il se sait exister, il se représente à lui-même existant. Il a une conscience par le biais de laquelle tout ce qu’il fait, pense, effectue consciemment se manifeste à lui comme mis à distance par une sorte de vitrine par rapport à laquelle il serait des deux côtés: comme un corps vivant qui est et comme un esprit prenant qui se voit vivre. C’est le pour soi, et c’est ce qui fait que l’homme n’est pas, selon Hegel et Marx un animal. 

On peut ici remarquer d’emblée le travail du négatif: l’humain se voit vivre, ce qui signifie qu’il contredit le mouvement d’être simplement un corps qui vit. Avoir une pensée, une conscience, c’est finalement ce qui contredit le corps, comme le dit, en d‘autres termes, le philosophe Alain: « penser c’est dire non ».  C’est un peu comme si, dans l’immensité d’une nature qui n’existe qu’immédiatement c’est-à-dire dans l’opacité instinctive d’une vie pure immédiate, donnée, l’humain créait une parenthèse de liberté, de conscience, de pensée, insérait dans les rouages d’une stimulation automatique une sorte de « brouillage »  qui est « l’âme », le pour soi, dans toute son « élévation », l’esprit.

Mais encore faut-il qu’il oeuvre afin que cette conscience soit et se maintienne. Comment y parvient-il? De deux façons: théoriquement par un regard cons sent sur lui-même qui le renseigne sur trois aspects qui font partie intégrante de lui-même, à savoir 1) ce qu’il sent, ce qu’il éprouve 2) ce qu’il est en tant qu’espèce que « créature », en tant qu’homme 3) ce qu’il est lui-même en tant que personne. Mais aussi pratiquement et c’est là que le travail intervient, dans un sens qui ne peut absolument pas être commun à l’homme et aux animaux, cette conscience de soi, l’Humain la gagne aussi en arrachant au donné naturel une forme de reconnaissance de soi très matérielle qui se manifeste par sa capacité à faire surgir un environnement artificiel là où il y avait des forces et des éléments naturels purs, bruts. « Oter au monde son caractère farouchement étranger »: qu’est-ce que ça veut dire? Cela signifie se détacher d’un déterminisme naturel aveugle, indifférent à l’humain pour donner naissance à des villes, des maisons, des réseaux de communications, bref à tout ce que le travail et la technologie humaines produisent à partir de la nature mais en la transformant radicalement. Ce que l’homme est en tant  que « pour soi » c’est « pas la nature » qui n’est qu’en soi. Il y a certes de l’en soi en l’homme mais ce qui fait qu’il est humain, c’est le pour soi, et le pour soi s’acquiert par ce travail du négatif grâce auquel nous ne vivons plus vraiment dans la nature mais dans un lieu humain constitué par notre activité et notre génie technologique. Le « destin » de l’homme est lié au travail et à la technologie dans la mesure où c’est de cette façon que se constitue cette corrélation entre transformer et « se transformer » et cette corrélation dessine l’histoire, une chronologie linéaire dans un cycle de l’aiôn, ce qu’il faut bien appeler, en un sens, le progrès, au sens anthropogenétique de l’homme. Plus l’homme, en tant que pour soi, se distingue de l’en soi, plus il progresse dans le fait d’être Homme. C’est déjà cela que l’on peut appeler le travail du négatif. 

Il est vraiment très éclairant de pointer l’opposition entre cette vision Hégélienne de la distinction ente l’en soi et le pour soi et les thèses de Heidegger, éclairée par les observations de Jacob Von Uexküll (1864 1944) éthologue allemand. En un sens, cette opposition consiste à insister d’abord sur le désoeuvrement de l’homme par rapport à l’animal. Il y a bel et bien une différence radicale entre l’humain et l’animal, mais plutôt que de la considérer arbitrairement comme un plus, Heidegger la définit comme un « moins », comme un désoeuvrement. L’humain ne sait pas quoi faire dans une nature où chaque chose trouve non pas seulement sa place et son lieu mais aussi son occupation. Cela se définit par l’opposition entre deux termes: la stupeur animale et l’ennui humain. La stupeur animal désigne exactement cette synchronicité de la toile et l’araignée. Il n’est pas faux que l’araignée ne sait pas ce qu’elle fait quand elle tisse sa toile, mais c’est justement parce qu’elle n’a pas à le faire: elle constitue immédiatement son milieu, celui dans l’interactivité duquel elle libère la puissance spinoziste dans laquelle elle consiste: être araignée. Avec la pensée géniale de Von Uexküll, la nature se lit autrement, à savoir comme un entrecroisement savant de biotopes au fil desquels la nature se fait « natura naturans ».

Et l’Humain dans tout ça se retrouve fondamentalement « sans rien », et dans ce « sans rien » se définit exactement ce que c’est qu’être un Da Sein, à savoir un être qui n’est que « là » sans biotope. L’un des arguments les plus forts qui plaide en faveur de Heidegger plutôt qu’au bénéfice de Hegel et Marx, c’est tout simplement ce que nous vivons nous, aujourd’hui, et l’extrême difficulté dans laquelle nous nous situons de définir de quelque biais que ce soit l’histoire de l’homme comme « un progrès ». Nous lui préférons le terme de « processus ». Que notre développement soit celui d’un « processus » plutôt que l’accomplissement d’une puissance, celle là même que Nietzsche baptise « volonté de puissance », cela ne fait aucun doute. Mais toute la question alors devient celle de savoir si le travail libère quelque chose de cette donnée là, à tous égards première de notre condition de Da Sein. 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire