Même si Marx va se détacher de lui, il faut bien garder en tête qu’il y a une forte influence de Hegel dans la philosophie marxiste et notamment de ce que l’on appelle la dialectique, ou encore justement « le travail du négatif ».
"Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté du sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »
Comprendre ce texte est déterminant aussi bien pour comprendre Hegel que Marx et situer précisément tout ce qui les distinguent radicalement de Heidegger. L’Homme et les animaux (qui pour Hegel, font partie de ce qu’il appelle ici « choses de la nature ») « sont » « en soi », immédiatement. Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’ils vivent physiquement, qu’ils sont des organismes vivants soumis aux lois naturelles du vivant, tout simplement parce qu’ils ont un corps. Mais l’animal n’est qu’un corps alors que l’Humain est aussi un esprit. L’animal, selon Hegel ne se sait pas vivre: il vit, c’est tout. L’homme n’est pas un corps. Il « a » un corps. Pourquoi? Parce qu’il se sait exister, il se représente à lui-même existant. Il a une conscience par le biais de laquelle tout ce qu’il fait, pense, effectue consciemment se manifeste à lui comme mis à distance par une sorte de vitrine par rapport à laquelle il serait des deux côtés: comme un corps vivant qui est et comme un esprit prenant qui se voit vivre. C’est le pour soi, et c’est ce qui fait que l’homme n’est pas, selon Hegel et Marx un animal.
On peut ici remarquer d’emblée le travail du négatif: l’humain se voit vivre, ce qui signifie qu’il contredit le mouvement d’être simplement un corps qui vit. Avoir une pensée, une conscience, c’est finalement ce qui contredit le corps, comme le dit, en d‘autres termes, le philosophe Alain: « penser c’est dire non ». C’est un peu comme si, dans l’immensité d’une nature qui n’existe qu’immédiatement c’est-à-dire dans l’opacité instinctive d’une vie pure immédiate, donnée, l’humain créait une parenthèse de liberté, de conscience, de pensée, insérait dans les rouages d’une stimulation automatique une sorte de « brouillage » qui est « l’âme », le pour soi, dans toute son « élévation », l’esprit.
Il est vraiment très éclairant de pointer l’opposition entre cette vision Hégélienne de la distinction ente l’en soi et le pour soi et les thèses de Heidegger, éclairée par les observations de Jacob Von Uexküll (1864 1944) éthologue allemand. En un sens, cette opposition consiste à insister d’abord sur le désoeuvrement de l’homme par rapport à l’animal. Il y a bel et bien une différence radicale entre l’humain et l’animal, mais plutôt que de la considérer arbitrairement comme un plus, Heidegger la définit comme un « moins », comme un désoeuvrement. L’humain ne sait pas quoi faire dans une nature où chaque chose trouve non pas seulement sa place et son lieu mais aussi son occupation. Cela se définit par l’opposition entre deux termes: la stupeur animale et l’ennui humain. La stupeur animal désigne exactement cette synchronicité de la toile et l’araignée. Il n’est pas faux que l’araignée ne sait pas ce qu’elle fait quand elle tisse sa toile, mais c’est justement parce qu’elle n’a pas à le faire: elle constitue immédiatement son milieu, celui dans l’interactivité duquel elle libère la puissance spinoziste dans laquelle elle consiste: être araignée. Avec la pensée géniale de Von Uexküll, la nature se lit autrement, à savoir comme un entrecroisement savant de biotopes au fil desquels la nature se fait « natura naturans ».
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