dimanche 21 mai 2023

Terminales 3 / 5 / 7: D'un prétendu doit de mentir par Humanité (l'explication intégrale de l'oeuvre) - Emmanuel Kant

 


  1. Le « vice de forme »

Pour entrer dans cette oeuvre, on peut insister sur le fait qu’elle est orientée vers une action: « démolir ». Mais comme ce qu’il s’agit de détruire, c’est précisément l’argument employé par Benjamin Constant contre lui, cette démolition est une défense, une affirmation redoublée, peut-être renforcée de sa philosophie morale. Rappelons le! L’argument utilisé par Constant tient finalement dans une phrase: nous ne sommes tenus d’aucun devoir de dire la vérité à l’égard de personnes qui n’y ont pas droit parce que leurs intentions sont contraires au droit et à l’humanité. Le devoir est donc un impératif conditionnel, pour Benjamin Constant. 

D’emblée il va donc s’agir d’opposer cette notion d’impératif conditionnel à celle d’impératif catégorique (« Fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle »). Le devoir selon Benjamin Constant est relatif au droit. Dans l’exemple posé par Emmanuel Kant (il ne faut jamais oublier que c’est lui, le philosophe allemand qui a eu l’idée de cette mise en situation), il y a de fait d’emblée des assassins. Rien que cela en un sens pose problème car en fait ils ne le sont pas encore, mais on peut supposer qu’ils ont des intentions criminelles. 

Du coup, Benjamin Constant pointe le fait qu’ils se mettent d’emblée dans une position qui ne les créditent pas de ce droit qui nous aurait imposé, en retour, l’obligation de dire la vérité. On ne peut pas s’empêcher de remarquer qu’alors nous répondons à une infraction du droit: vouloir tuer par une autre infraction: mentir et que quelque chose d’un cycle de non-droit s’instaure, ce qui donne pleinement raison à Emmanuel Kant. Celle logique du donnant / donnant: « montre moi tes droits et je te témoignerai du respect et du devoir » est parfaitement inopérante ici parce que le devoir ne peut pas ne pas être PREMIER. 

« Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle-même une absolue nécessité (…) ce principe doit être cherché a priori dans les seuls concepts de la raison pure. »

  Le terme important ici est « a priori ».Ce n’est pas à la situation de me dicter ma conduite mais à la loi morale. Si le principe de nos actions est postérieur à des circonstances, aux évènements, on ne voit pas vraiment ce qui d’une existence humaine pourrait faire « sens », tout simplement parce que le libre arbitre serait alors privé de toute possibilité de réalisation. Nous ne serions que des sortes de « courroies de transmission » de mouvements et d’actions qui ne seraient pas les nôtres mais ceux de la nature, ou de la vie (Kant et Spinoza: ce n'est vraiment pas la même crèmerie!)

Une articulation se révèle ici extrêmement porteuse et cruciale, c’est celle du devoir et de la liberté. Nous ne sommes pas obligés par un devoir comme nous sommes contraints par une loi physique, parce que ce qui s’exprime dans l’obligation morale, c’est finalement justement la liberté humaine. Jusqu’où l’être humain peut-il aller dans sa capacité à agir librement c’est-à-dire hors de toute détermination naturelle, physique et sensible? On ne peut absolument rien comprendre de la morale de Kant si nous ne la situons pas dans cette perspective à tous égards fondatrice: ce qu’il faut finalement c’est qu’il y ait de l’humain dans le monde, et cela ne se peut que si un ordre humain rend possible et effectif que des actes purement humains s’y effectuent, ce qui signifie: « radicalement empreints d’une volonté humaine pure », c’est-à-dire d’un commencement. 

A bien des titres, l’impératif catégorique Kantien revient à se poser la question suivante: « est-ce que l’humanité pourrait commencer « là »? Mais où « là »? Dans le principe qui justifie mon action. Ici ce serait dans ce mensonge que je m’apprête à faire à ces humains, et évidemment la réponse est non: aucune société humaine, aucun principe de fondation d’un ordre humain ne peut se constituer sur un mensonge. Donc, je ne mens pas.

Cela peut sembler paradoxal mais c’est précisément parce que l’homme est libre que l’obligation du devoir prime sur l’autorisation du droit. Tout être humain se trouve originellement dans une attitude de devoir, plus que de droit. La question qu’il doit se poser avant est celle de savoir ce qu’il doit faire AVANT celle de savoir ce qu’il peut faire. L’obligation morale précède l’autorisation légale, parce que nous sommes humains avant d’être citoyens et qu’il faut que cette humanité se fonde en raison avant que les lois légales ne décrivent les constitutions à partir desquelles sont édictées des lois civiles.


Comment pourrais-je fonder un monde humain si dés le début, j’établissais une distinction entre celles et ceux qui y ont droit et celles et ceux qui ne l’ont pas? Nous ne sommes pas ici dans une démarche de mise à l’épreuve qui aurait pour but de distinguer les élus des non élus, les hommes dignes de faire société et ceux qui le serait pas. Nous sommes toujours DANS le moment de fondation de cette société. La loi morale, c’est ça: c’est finalement le moment inaugural du monde et du genre humain. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il y aurait d’emblée des humains méchants que je devrai relativiser mon devoir en fonction de leur droit, mais justement parce qu’il faut qu’il y ait des humains que je crée le principe même à partir duquel il peut y en avoir, c’est-à-dire que je rends possible une action fédératrice, formellement susceptible de faire advenir de l’humanité: une action entièrement dictée par une posture fondatrice et universelle: dire la vérité.

Il y a donc un double vice de forme dans le raisonnement de Benjamin Constant: l’un à l’égard de la vérité, l’autre à l’égard de la morale:

  1. Kant évoque ici deux formes de vérité: subjective et objective. L’homme a le droit d’avoir des croyances religieuses, de croire vraie l’idée selon laquelle le Christ est le fils de Dieu. C’est une vérité subjective. Mais pour la vérité objective, il est évident qu’elle réside dans une forme extérieure d’évidence. Croire que la terre est plate ou creuse, ce n’est pas un droit, c’est de l’erreur, et le contraire s’impose à toute personne produisant un effort de vérité, lequel n’est en aucune façon dépendant de principes ou de valeurs morales. Cette vérité est une affaire de rigueur logique et non de rigueur morale. Aucun chercheur ne se demande s’il a le droit de partir en quête de vérité, il le fait. C’est tout!
  2. Le principe moral selon lequel le devoir est conditionné et proportionnel au droit est absolument inepte en ceci qu’il revient à supposer accompli cela même qu’il a par fonction de réaliser, soit la fondation d’un ordre humain. Ce n’est pas parce qu’il y a des hommes (bons et méchants) qu’il doit y avoir des lois, c’est parce qu’il y a la loi qu’il y a des humains, et c’est même le principe de toute loi morale que de rendre possible un monde humain, ce qui impose à la base une exigence formelle et inconditionnelle d’universalité.

On mesure ici l’importance cruciale de la mention « par humanité » dans le titre de l’opuscule. On ne peut pas être plus opposés que Constant et Kant, parce que le premier utilise un sens du terme « humanité » qui s’apparente à la compassion, notion moralement irrecevable pour Emmanuel Kant, ne serait-ce que parce qu’il y a le mot « passion » (pathos pathologique) dedans. Il lui oppose une conception active, voire activiste de l’Humain, d’une société, d’un ordre, d’un monde humain qui ne peut se construire que dans le devoir. Il y a un « devoir » d’être humain. Ce mot très fort de devoir, il faut finalement en justifier l’emploi par une pertinence anthropologique de la rupture. Pour qu’il y ait de l’Homme, il est absolument nécessaire que l’être humain s’impose à la nature par des principes qui ne soient pas produits par sa sensibilité ni par ses affects. Par conséquent seule parmi nos facultés la raison est à même de poser des principes a priori. 

C’est exactement comme si l’homme avait à se précéder à toute occasion en tout lieu en tout temps. Il faut que l’humain se « présuppose »: c’est finalement cela que dit la notion d’a priori en terme de morale. Mais concrètement ça veut dire quoi? Cela signe volonté « bonne »:  pour que l’humain soit, il faut que l’humain, se veuille et pour que l’humain se veuille il faut qu’il veuille, qui soit l’acte de vouloir, de se vouloir, de vouloir que vouloir « soit », comme ça de toute pièce, sur un fond naturel dans lequel au contraire, vouloir semble impossible parce que les lois naturelles sont là et il n’y a qu’à s’y soumettre. Comment vouloir que vouloir soit dans un milieu où subir est plutôt la règle?

Réponse: en purifiant pratiquement sa volonté, en la raffinant comme un élément qu’on veut rendre chimiquement pur. Il faut débarrasser sa volonté de tout ce qu’elle contient de scories, d’impuretés affectives, sensibles, passionnelles. Je peux m’illusionner en pensant que je veux mentir, que je le fais intentionnellement, et pire encore que j’ai RAISON de le faire. Mais en réalité, j’y incline, j’éprouve le penchant de mentir « COMPTE TENU » de la situation, par quoi je reste encore lié, ancré dans ce que l’on pourrait appeler « la nature ». Je suis naturellement, spontanément enclin à mentir, ce qui signifie que je glisse le long d’une pente descendante dans l’inclinaison de laquelle rien d’Humain ou sens de exclusivement humain ne pourra se fonder.

Peut-être le terme de « spontanéité » est-il ici le plus adéquat à utiliser à contre emploi pour saisir la direction de Kant. Je ne peux pas prendre en considération une quelconque spontanéité qu’il s’agirait de « suivre » mais toujours ériger la maxime d’une volonté universelle. Nous ne sommes pas des adeptes de la loi naturelle mais des bâtisseurs de monde par la loi morale, laquelle contredit radicalement, systématiquement  formellement toute loi naturelle.




2) L’impératif catégorique

Il y donc un vice de forme. Cela signifie que ce n’est pas une question de contenu. Ce n’est pas tant le fait de mentir qui pose problème que l’impossibilité radicale de mentir universellement. Si l’on pouvait tromper universellement, on devrait le faire, mais justement ce n’est pas envisageable, parce qu’on ment toujours « exceptionnellement ». On se donne fallacieusement le droit de mentir comme un droit d’exception qui doit prendre en compte la situation, mais si j’accepte de prendre en considération le fait que la situation "soit" avant de lui imposer l’a priori de principes universels humains, ce n’est pas dans un monde que je rends humain  par mes principes que je prends place, c’est dans la nature, dans une nature qui m’incline à….

Donc le terme de « vice de forme »  suffit à révoquer définitivement l’idée même de « mensonge moral ». Il y a selon Kant, deux questions:

  1. Y’-a-t-il un droit de mentir?
  2. Y’a-t-il un devoir de mentir, en cas de « force majeure »?

Cette expression est très parlante. C’est un cas de « force majeure ». On allègue ce terme pour justifier des actes dont on sait bien qu’habituellement ils sont des infractions au droit.  Cela signifie qu’il y a des cas de « force majeure » et d’autres « de droit majeur », mais cela pose problème: n’est-ce pas précisément la finalité même de toute société humaine de droit que de ne jamais accepter que la force y soit « majeure »? N’ est-ce pas justement là qu’une société humaine « commence »?

La démonstration qui se développe à cet instant est peut-être le passage le plus fort, le plus clairement « conforme » à la conception kantienne de la morale: « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun….  À l’humanité en général »

C’est finalement l’application claire et rigoureuse de l’impératif catégorique à la situation donnée. La question n’est pas de savoir si je commets une injustice à l’égard de ces hommes là (dans cette optique, en effet, je n’en commets pas, Kant le dit) mais si j’en commets une à l’égard de l’humanité. Dire la vérité est un devoir moral: c’est là une proposition plus formelle que catégorielle. C’est une affaire de concept, pas de situation. En d’autres termes, ce n’est pas du tout une thèse que l’on pourrait moduler casuistiquement. Tout est là en fait: Pour Benjamin constant: je suis ici en présence d’assassins et le devoir de mentir s’en suit. Pour Emmanuel Kant, je suis là devant l’exigence de fonder les principes d’une société humaine possible et l’impossibilité de mentir s’y impose a priori  (ce terme est important). Et si l’on demande à Kant:

- Mais même là: dans cette urgence là ?

Il répondra sans aucun doute:

- Oui, surtout là: le devoir d’être Homme est premier par rapport au contexte d’urgence vitale.

- Oui mais la vie d’un être humain en dépend

- Oui mais l’existence de l’Homme s’y décide

Les jurisconsultes sont les experts du droit légal et la parenthèse d’Emmanuel Kant est extrêmement riche conceptuellement. Elle signifie que la loi morale prime sur la loi légale. Ce serait à du droit naturel que nous serions confrontés si justement son essence n’était pas profondément anti-naturelle et radicalement non spontanée. La loi morale n’est pas du droit naturelle, même si tout le monde l’a en soi. Mais pourquoi est-ce le cas? Ce n’est pas du tout une sorte d’instinct ou d’ancrage affectif mais en vertu de la raison. Tout homme en tant qu’être raisonnable a en lui la loi morale, c’est-à-dire comprend à un certain degré qu’il en va de la possibilité d’une société humaine que jamais, absolument jamais, aucun mensonge n’y soit toléré. Si nous n’agissons pas ainsi, nous provoquons l’écroulement de tout monde humain. Nous rendons impossible la créance de la parole de tout Humain par tout humain, ce qui signifie que la parole, l’écrit, le contrat, le pacte, la signature, l’engagement, la promesse: tout ceci n’est plus efficient. L’idée même de lien humain n’acquiert plus droit de cité, et les hommes ne sont plus que des individus isolés ne jouissant plus de la moindre possibilité de fonder sur l’existence de l’autre homme une promesse de communauté. 

Le mensonge se définit donc universellement parce qu’il est cela même qui rend impossible qu’un universel humain soit. Si, comme c’est le cas dans le droit pénal, on définit le mensonge par le dommage qu’il crée, on commet une erreur en définissant une chose par l’une de ses conséquences possibles. Ce qui pose problème dans le mensonge n’est pas qu’il porte préjudice à tel ou tel homme, mais qu’il rende impossible que l’Humanité soit. Il n’est pas occasionnellement nuisible, il l’est fondamentalement, en droit (et parle-ton d’autre chose ici que du droit?)




3) La distinction légal / moral (lois civiles / impératif catégorique)

Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles: La démonstration à laquelle se risque Emmanuel Kant juste après est un peu plus risquée , mais elle se situe dans la continuité de la perspective distinguant loi morale / loi légale et elle permet vraiment de comprendre l’état d’esprit de Kant.  

On pourrait dire qu’Emmanuel Kant parle de deux dimensions: celle de l’universalité de droit à partir de laquelle peut et doit exister une société humaine, une humanité morale et celle des faits, celle des choses qui arrivent (et qui, en fait, arrivent occasionnellement). Ces deux dimensions sont finalement parallèles et dans une perspective morale, seule la première compte, selon Kant.  Mais elles peuvent accidentellement se croiser. Supposons en effet que je ne sois pas kantien et que je mente à ces assassins, mais qu’en même temps, cet ami qui s’est réfugié chez moi ait profité du moment où je réponds en mentant à ces meurtriers pour s’enfuir par une autre porte. En mentant, j’ai incité les criminels à continuer leur recherche. S’ils tombent sur leur victime après qu’elle soit partie de chez moi, j’aurais été cause de sa mort, parce que j’aurais dérangé un certain ordre qui est précisément celui qui aurait dû être. Dans l’esprit de Kant, si j’avais dit la vérité et que les meurtriers avaient donc mis leur projet leur exécution, il n’en aurait pas été de même, parce que j’aurais dit ce qui devait être dit: la vérité.

Grâce à cet exemple, on voit très clairement tout ce qui, dans l’esprit de Kant, distingue radicalement la sphère de la morale de celle du légal. Il est selon lui injuste de condamner une personne qui dit la vérité quelles que soient les conséquences humaines de cette vérité (parce que l’Humanité elle est dans le monde qu’on rend possible pas dans les faits consécutifs qui s’y déroulent). Finalement la nécessité anthropologique et morale que l’homme soit prime sur l’éventualité que l’un d’entre eux y meure, ne serait ce que parce que l’Humain prime sur « un » humain et aussi parce que la nécessité prime ontologiquement sur l’éventualité. Il y a une perspective droite: dire la vérité. Les évènements qui vont s’effectuer à partir de cette ligne ne sont pas exactement de la même nature qu’elle. Personne ne saurait être tenu pour responsable de ce qui suit de ce qu’il est moral de faire. Nous sommes dans ce qui, sans discussion aucune, est de l’ordre du « devoir » être.

Mais si j’ai menti et qu’une mort d’homme en résulte, alors je peux légalement et moralement être tenu pour coupable d’une action ayant engendré la mort sans intention de la donner. C’est même l’intention de l’éviter qui l’aura finalement causée. Mais cette intention n’était pas droite parce qu’elle a donné aux circonstances la primeur sur la morale. L’impératif catégorique est une boussole qui nous dit réellement et sans discussion possible la seule chose à faire. Un ordre de la société des hommes telle qu’elle devrait être s’y exprime, s’y édicte et tout écart rend impossible que de l’Humain soit, donc constitue structurellement un crime grave, voire irrévocable. En un sens qui n’est pas celui des lois civiles, c’est un crime contre l’Humanité, parce que c’est exactement comme si l’on sapait les bases à partir desquelles l’existence de l’homme comme être de raison serait possible.

Nous allons ici jusqu’au bout de ce que suppose une morale non conséquentialiste. Si je soumets la maxime de mon action à ce que je suppose être ses conséquences, ce n’est pas seulement que je fais une prévision plus ou moins hasardeuse, c’est plutôt que je me mets délibérément dans une perspective non morale, dans une forme de territoire a/moral parce que mon intention ne s’y effectue comme une volonté « pure » comme une volonté qui se veut, comme un vouloir qui veut que la volonté soit (on pourrait ici parler d’un « voluntas fiat »). Que LA volonté soit faite, et non pas la volonté de Dieu, ce qui signifie que l’Homme ici se fait exister en tant qu’homme dans un ordre pur au sein duquel jamais une seule action ne peut être réalisée sans être précédée et ordonnée par une volonté humaine universelle.





4) Vérité et Démocratie (le principe intermédiaire)

L’opuscule à partir de là (Ce que dit d’ailleurs M. Constant du discrédit où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des idées inexécutables…) prend un tournant. Kant s’attaque à la tournure plus politique que prend la critique de la morale kantienne par Benjamin Constant. Pour le philosophe allemand il va s’agir de montrer qu’il n’est pas tant question de s’opposer à son adversaire que seulement de pointer les contradictions dans lesquelles il se met tout seul.

La critique va porter sur la notion de « principe intermédiaire ». Si, pour Benjamin Constant,  des principes justes en eux-mêmes (comme l’impératif de dire la vérité) peuvent se révéler à l’usage impossibles à tenir voire dangereux, c’est parce qu’il manque un principe intermédiaire. Il prend un exemple: « Nul homme ne peut être lié par des lois s’il n’a pas collaboré à leur formulation ». C’est un excellent principe que l’on retrouve évidemment dans le corps de doctrine de la révolution française » et surtout dans la notion de démocratie. Or, ce principe juste en lui-même ne peut être en l’état appliqué dans les états dont la population est trop nombreuse. Il faut donc recourir à la notion de représentation et cela s’appelle exactement le régime sous lequel actuellement nous vivons à savoir une démocratie représentative (avec des députés élus).

Les problèmes qui naîtraient immanquablement de l’application du principe premier sans adjonction ou modulation du principe intermédiaire viendraient, selon Constant, de la maladresse du législateur et pas du tout de l’incohérence du principe premier. Kant, implacable pointe ici une erreur logique. Constant fait tout son possible pour séparer la pertinence théorique d’un principe et son application pratique. Cette différence justifie à ses yeux l’insinuation d’un principe intermédiaire qui finalement relativise, voire contredit le principe premier: « Je dois dire toujours la vérité sauf quand cela entraîne la mort d’un homme », ou encore, « tout homme doit participer à l’élaboration des lois qu’il subit sauf quand la population est trop nombreuse. Il élira alors ses représentants. » 

Il faut que le législateur fasse preuve d’habileté et sache moduler l’indiscutable justesse du principe premier en fonction des circonstances. Constant défend une sorte de bon sens ou de souplesse, de virtuosité grâce à laquelle un habile négociateur serait capable de faire appliquer des principes dont la justesse «  pure » est hors de doute mais l’observation stricte très délicate. 

Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement? Comment des principes droits, justes, égalitaires, fondés par eux-mêmes et en eux-mêmes auraient-ils besoin d’aménagements? Et puis comment défendre l’idée selon laquelle ce serait justement parce qu’ils sont valides qu’ils sont inapplicables en l’état? Kant fustige Benjamin Constant parce qu’il laisse l’axe de l’opposition entre théorie et pratique recouvrir celui de la vérité et de l’erreur. Qu’une vérité reconnue comme vraie soit inapplicable ne saurait être pris en compte parce que nous sommes ici dans une sphère qui est celle du droit, de la morale, ce qu’on appelle le déontique et qu’il n’est rien ici qui ne saurait se soumettre aux faits. Si c’est vrai, c’est vrai. En d’autres termes, tout ce qui a à voir avec la justice, la légalité, la morale, le droit est finalement d’essence déontique, dont théorique. La question est de savoir ce que l’on doit faire pas ce qu’on fait. Si on fait dépendre la justice le droit la morale de la réalité des hommes tels qu’ils sont, on ne voit pas bien en quoi tout cela pourrait constituer un « fondement », un commencement, celui des principes prescrivant ce que DOIT être la conduite des hommes.  D’autre part Constant met sur le même plan la question de la morale et celle de la politique alors que ce sont deux problèmes différents.


Il y a une profonde confusion dans le raisonnement du français, c’est qu’il considère comme une injustice le dommage que l’on engendre pour une personne en ayant fait son devoir. Aucune injustice ne peut résulter d’une action morale quelles qu’en soient ses conséquences concrètes.  Il y  vraiment deux ordres différents ici: celui de la morale et de la pureté d’intentions d’un coté et celui du hasard et des aléas des évènements, de l’autre. On me demande de dire la vérité, je la dis pour que l’humanité soit, pour qu’une société humaine peuplée d’être de raison soit possible. Il en résulte une mort d’homme, c’est un aléa, c’est un hasard. Cela aurait pu ne pas se produire, alors que l’existence d’une société peuplée d’être raisonnables ne peut pas ne pas se produire. Je ne suis pas l’auteur de la mort de cet homme, même s’il est mort entre autre chose parce que j’ai dit la vérité. Dire la vérité est un acte qui ne m’engage pas « personnellement », mais en tant que sujet transcendantal qui a l’universel comme souci déontique, comme devoir. La liberté de l’humain en tant que genre impose que je ne sois pas libre du tout en tant qu’individu devant la loi morale. Cela ne peut pas être moi qui en décide, mais je en tant que sujet universel, en tant que législateur de l’humanité.

Par conséquent dire la vérité est un devoir envers ceux qui ont droit à la vérité est une erreur logique parce que la vérité n’est pas une affaire de droit et d’autre part parce que le devoir de dire la vérité est inconditionné. Il n’est pas soumis à condition.

Kant est toutefois soucieux de faire intégralement la leçon à son homologue français qui a imprudemment confondu un principe moral avec une question politique. Si l’on s’attaque à cette affaire et donc reprendre la question de la démocratie, il faut distinguer trois choses:

  1. un axiome, ici: l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous dans une loi à laquelle chacun contribue.
  2. Un postulat, c’est-à-dire ce qui est présupposé par l’axiome, ici l’égalité de tous les citoyens devant la loi (grâce à laquelle chacun peut être libre)
  3. Un problème: ici comment rendre compatible l’axiome de la liberté individuelle avec l’égalité de tous. Comment chaque homme peut-il se considérer comme libre en respectant une loi qui met tout le monde à la même place? Il faut trouver un moyen et c’est la représentativité, le mandat du député. La représentation est le moyen qui permet de rendre compatible chacun des citoyens avec l’universalité de la loi (qui postule une égalité juridique et pénale de respect)

Il y a bien ici une connaissance expérimentale des hommes, qui contrairement à la morale est nécessaire, dans la determination de ce moyen, mais pour Kant il n’y a pas vraiment d’ambiguïtés: ce n’est pas à la politique de dicter sa loi à la morale mais bien à la morale de dicter ses principes à la politique.

Nous retrouvons ici la distinction entre la vérité apodictique et la vérité assertorique avec une nuance de sens très claire: est apodictique ce qui peut être dit a priori à l’expérience: je sais que 2+2 font 4 sans avoir à compter des pommes ou des cailloux. Est assertorique une vérité a posteriori qui résulte de l’expérience:Il pleut, ou encore toutes les «  vérités » de l’histoire.




Conclusion: Morale Kantienne et Je de l’énonciation

L’opuscule se conclue par deux remarques très importantes dont la première peut nous rappeler la distinction entre le Je de l’énoncé et le Je de l’énonciation. Mais précisément la référence aux thèses de Lacan est réellement de nature à mettre Kant en danger. Celui qui accepte la demande d’une personne de savoir s'il s’apprête à dire la vérité et il faut bien noter ici que c’est exactement ce que nous faisons quand nous prêtons serment devant une cour de justice, celui-là, dit Kant est déjà un menteur puisque qu’il accepte que la question soit seulement posée, formulée alors qu’il ne le devrait pas. Est-ce que tu t’apprêtes à me mentir? Comment répondre « oui ». Pourtant c’est bien ce que fait Epiménide le crétois quand il affirme que tous les crétois mentent. Etant crétois, il ment…Mais il ment seulement s’il dit vrai quand il dit que tous les crois sont menteurs. Si par contre il ment, alors les crétois ne sont pas des menteurs et donc, il dit vrai. La perspective de l’énonciation soulevée par Lacan réduit à néant la thèse de Kant qui repose  sur ce présupposé d’un « Voluntas Fiat », d’un être humain qui ne peut que vouloir que l’humanité soit. 

Que se passe-t-il si l’humain en tant qu’être de parole s’avère être plutôt l’être qui est structurellement un potentiel menteur? Tout se joue là, dans la parole, mais en même temps la parole est le lieu de la rupture irrévocable entre celui qui parle et celui dont on parle quand on dit « je ».

Il existe en effet plusieurs façons de s’opposer aux thèses de Kant (notamment celle qui consiste à pointer l’opposition radicale entre l’impératif catégorique et l’Eternel retour (pour Nietzsche, ce qui fait loi est l’évènement) ), mais ce qui est ici extrêmement intéressant, c’est que Kant lui-même évoque (on pourrait dire imprudemment) un argument en faveur de sa conception de la morale et du mensonge sans se rendre compte qu’il soulève une perspective dont l’approfondissement le fragilise au plus haut point. Evidemment cette perspective étant linguistique, elle ne pouvait absolument lui apparaître ainsi à cette époque (la linguistique date du tout début du 20e). Cette objection (vraiment énorme) tient finalement dans l’affirmation du mensonge comme constitutif de l’être même de l’humain: « tout homme qui parle est un menteur potentiel » - Jacques Lacan.

Kant a raison d’affirmer que si l’on demande à une personne si elle a l’intention de dire la vérité et si cette personne prend le temps de la réflexion, elle est déjà potentiellement menteuse. Dans une cour de justice, quand on demande à une personne de jurer qu’elle va dire la vérité, on pointe donc une possibilité: le mensonge, et on invite le témoin à s’exclure radicalement de cette zone. Mais comment être sûr qu’elle ne ment pas en disant qu’elle ne ment pas? En lui demandant de jurer qu’elle ne ment pas quand elle jure qu’elle ne ment pas quand elle….etc. Quelque chose ici se révèle comme « un point de patinage » dans l’être humain, une faille anthropologique, irréductible, consubstantielle à ce que nous sommes. C’est la dissociation du je de l’énonciation et du je de l’énoncé.

Selon Kant, nous avons la loi morale en nous, c’est-à-dire qu’en tant qu’être de raison, nous ne pouvons pas ne pas vouloir que vouloir soit, et que vouloir soit vraiment , exclusivement, sans motifs pathologiques. Même contrariée par le désir, par les affects, par la sensibilité, cette loi morale « EST », et bien que le plus souvent « pas à la hauteur » de cette exigence, nous ne la détenons pas moins en nous, au même titre que la raison.  Cette exigence pure d’universalité est d’ailleurs cela même qui fait qu’il y a un « nous », aussi bien dans la communauté que dans l’humanité. Je dois dire la vérité à toute occasion, sans jamais accorder le moindre droit de cité aux circonstances particulières en me situant dans cet ancrage anthropologique là, celui de l’être de raison que je suis et grâce auquel j’accorde la préférence raisonnable à l’être de l’Homme par rapport à la vie de cet homme, sans d’ailleurs seulement me poser la question.

Nous sommes les héritiers des grecs de l’antiquité pour lesquels raison se dit logos qui signifie aussi langage. Aristote ne fait pas exclusivement consister la spécificité humaine sur la raison, mais sur l’articulation du logos et de la phoné dans l’acte de parole. Certes l’homme est bien un être de raison quand il parle mais c’est en tant qu’il parle, et qu’il est le seul à parler qu’il est Homme. Or quand il parle et qu’il dit « je », il n’est plus le même que celui dont il parle. Il est à la fois dans l’acte de dire et comme sujet de la phrase qu’il dit. Il a une double existence: effective, réelle en tant qu’il agit (sujet d’énonciation) et symbolique, linguistique, grammaticale en tant qu’il est dit (sujet de l’énoncé). 

        C’est toute la puissance et la défaillance de l’être humain qui se constitue ici dans la fragilité d’une ligne anthropologique indiscutable: un être humain c’est un être qui dispose à la fois de cette incroyable capacité à poser une situation en tant que sujet d’énonciation: je fais advenir la situation où je ne mens pas (dites: « je le jure! »)  et révèle cette insondable faille de ne pas être vraiment ce sujet dont il ne fait que dire qu’il l’est (je mens quand je dis que je dis la vérité!). Nous reconnaissons ici la distinction que fait Emile Benveniste entre la dimension sémantique (je de l’énonciation) et la dimension sémiotique (je de l’énoncé) à l’oeuvre dans toute prise de parole.

La distinction entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé insinue dans cette polémique entre Kant et Constant une nouvelle dimension qui les déstabilisent tous les deux. La question n’est pas du tout de savoir si je dois dire la vérité aux assassins de mon ami, mais celle de savoir où se situe le je de l’énonciation par rapport au je de l’énoncé. Quelle est vraiment la nature de la vérité interpellée? Apodictique (je de l’énoncé) ou assertorique (je de l’énonciation »? Finalement mentir n’est ni un droit ni un devoir mais la constante d’un potentiel, et c’est en résistant à cette constante que nous maintenons quelque chose de l’Humain. 

Ce qui contredit Kant n’est donc pas tant le fait que notre humanité réside dans ce décalage entre ces deux je et le caractère toujours possible d’un mensonge omniprésent que la nature même de la vérité requise qui s’avère consister davantage dans le je de l’énonciation que dans celle du je de l’énoncé. C’est la vérité assertorique qui finalement prime sur la vérité apodictique. Nous n’avons pas d’autre choix que d’assumer en nous cette dissociation entre nous et nous. C’est là tout le paradoxe.

         Or l’assumer signifie être capable de ne pas se désunir même là, assumer d’être potentiellement un menteur en s’y « retrouvant », en s’en faisant une éthique, un ethos et pas du tout une morale. Mais qu’est-ce que cela veut dire? Qu’il y a ici place pour ce que le poète Aragon appelait le mentir vrai, désignant par ce terme la fiction poétique ou romanesque (le conte). Mais nous pouvons garder l’appellation en lui donnant un autre sens: nous pouvons consister entièrement dans le mensonge que nous faisons, créer de nouvelles situations par la dimension sémantique de la parole.  Benjamin Constant a tort de vouloir s’opposer à Kant sur le terrain de la morale. Par contre, il y a tout lieu de se démarquer de la rigueur du « philosophe allemand » en reprenant exactement ses termes: « Il se pourrait qu’aucune action morale n’ait jamais été commise, parce qu’aucune action humaine réellement désintéressée n’a peut-être existé. » et de souligner que si l’impératif catégorique est imparable du point de vue de la raison, il est inapplicable en acte. Dés lors notre seul souci doit se concentrer sur l’action qu’on peut faire et non sur celle qu’on doit vouloir. C’est tout ce qui différencie l’éthique de la morale, et rien ne s’oppose à ce qu’une éthique du mensonge assumé soit (qu'est-ce que mentir si ce n'est poser une situation ?)




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