samedi 20 mai 2023

Terminales 3 / 5 / 7: Peut-on vivre sa mort ? (Epicure et Spinoza) - Fin du cours sur l'existence, la mort

 


Il s’agit d’expliquer pourquoi il n’y a pas contradiction entre les propositions d’Epicure selon lesquelles il n’est rien à craindre de la mort dans sa vie, puisque ma mort est comme la limite extérieure de ma vie, ce qui finalement fait de mon existence un plein de vie et pas du tout de mort et la conception de la mort selon Spinoza pour qui elle réside dans le fait que les parties extensives qui m’appartenaient selon des rapports qui étaient ceux de mon corps, passent sous les rapports d’un autre corps. Ces deux philosophies sont proches, même si celle de Spinoza, tout simplement parce qu’elle a été développée au 17e siècle est plus "moderne"  (mais cela ne signifie pas forcément plus claire, ni plus simple, au contraire)

        Mourir, cela signifie que je ne dispose plus des parties extensives que je faisais entrer sous certain rapports, lesquels composaient mon essence. Selon Spinoza, de toute façon, il est absolument inévitable pour toute chose donnée, c’est-à-dire pour tout individu existant (rappelons que le terme d'individu ne concerne pas seulement les êtres humains) qu’il existe quelque part dans l’univers un autre individu plus fort qui fera nécessairement entrer les parties extensives qui me constituaient selon mes rapports sous ses rapports à lui.  Nous le savons toutes et tous: nous ne sommes pas immortels: cela peut être un aliment, une substance quelconque, un virus, une voiture, un cyclone, un volcan, une mer, une autre personne, etc: il y a quelque part les rapports qui seront cause de ma mort, qui me dépouilleront de mes parties extensives. C’est fatal, et complètement logique quand on comprend enfin que nous passons notre vie physiologique à composer des rapports, ce qui suppose que nous décomposons les rapports d’un autre individu. Tout est une question d’ « arrangements »: nous ne cessons de nous "arranger" dans la vie, c’est ça la vie, et pour nous arranger, nous dérangeons jusqu’à ce que nous fassions la rencontre qui nous dérangera à notre tour, c’est-à-dire qui dérangera les rapports sous lesquels je faisais entrer mes parties extensives. 

Toutefois si l’on a bien compris les trois dimensions de l’individu: ce n’est pas parce que je n’ai plus de parties extensives que les rapports, eux, ne sont plus. Ils sont au sein d’un régime à l’intérieur duquel rien ne peut cesser d’être et ici on ne parle aucunement d’un ciel supraterrestre ou d’un paradis des Essences ou des âmes, on évoque des parties intensives et le fait que du point de vue des intensités, rien ne peut s’opposer à rien. Ici, il convient d’été vraiment clair et rigoureux. Je suis dans la mer, je nage, une vague très forte arrive. Comme je sais nager, je vais mobiliser des intensités qui devraient permettre à mon corps de composer avec le rapport qui relie entre elles les parties extensives de la vague. Mais cela ne marche pas et la force de la vague m’emporte et finalement me noie. C’est la mort, on peut dire que la vague m’a emporté. Je n’ai plus de parties extensives. Toutefois les intensités émises pour composer mon rapport et m’arranger avec la vague ne sont pas «  lettre morte ». Ce n’est pas du tout qu’elles me survivent, c’est qu’elles se libèrent dans autre chose que du temps, du moins au sens tel que l’entend le sens commun. Elles se libèrent dans l’Eternité.




« L’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Cette formulation du conatus, c’est-à-dire d’un désir de persévérer dans son être telle qu’il qualifie sans exception la totalité des choses qui existent prend ici une signification insoupçonnable. Nous atteignons la vérité d’un individu lorsque nous saisissons l’intensité impliquée dans l’effort d’exister, de durer, de persévérer dans le fait d’être. La joie est le sentiment qu’accompagne l’augmentation de notre puissance d’agir. Pourquoi? Parce que cette puissance dans la libération de laquelle s’exprime mon essence correspond avec un certain degré de la puissance d’agir de Dieu, de la nature, ou si l’on préfère de ce que c’est qu’être et être EST tout le temps. Etre est la totalité du temps (aiôn). 

         Ces intensités que j’ai libérées pour composer avec les intensités de cette vague qui finalement est la cause de ma mort ne l’ont pas été en vain. Si on dit qu’elles l’ont été, on en reste à un niveau d’interprétation des faits qui est celui des parties extensives. Du point de vue des rapports et des essences, rien ne peut être « en vain », rien ne peut être perdu, ou s’évanouir dans le néant. Une partie de nous a envie de dire que ces efforts intensifs n’ont pas suffi, puisque je suis mort, et que donc, ces intensités se sont libérées en pure perte.

Mais si l’on dit ça, c’est qu’on n’a rien compris aux trois dimensions de l’individualité. En tant qu’essence, et donc aussi en tant que rapports, chacune, chacun, chaque individu est un mode de « ce que c’est qu’être ». Qu’est-ce que ça veut dire? Qu’être n’est pas une idée, un concept abstrait, mais que c’est le Tout. Quand nous faisons de la philosophie et réfléchissons sur l’être, sur ce que c’est qu’être, il faut bien se dire que cette réflexion bizarre que nous concevons alors se fait à la fois sur l’être et nécessairement EN lui. Mais cela va encore bien au-delà de ça: il n’y a nulle part d’autre effectuation de l’être, de ce que c’est qu’être que l’éternité, mais l’éternité n’est pas transcendante, elle est l’immanence même, c’est-à-dire qu’elle est la toute puissance à l’oeuvre dans ce présent éternel duquel nous ne nous échapperons jamais. 


Toute intensité émise l’a été au niveau des rapports et des essences, ce qui signifie qu’elle s’est libérée dans une dimension qui ne peut  pas être celle d’un moment du temps ni d’un point dans l’espace assignable, étiquettable. Etre soi, cela ne peut se situer au niveau des parties extensives d’un point de vue extérieur à elles-mêmes, cela implique nécessairement qu’une intériorité se vit elle-même comme rapport en elles et donc les anime de l’intérieur d’elles-mêmes.

                Or la vague aussi a une intensité, ce qui nécessairement pointe vers une intériorité des parties extensives, en cela que justement elles sont aussi animées de rapports qui témoignent de l’existence d’une essence de la vague. Il y a un « ce que c’est qu’être intérieurement » de la vague, qui elle non plus ne peut seulement consister dans des parties extensives qui ne seraient que pure extériorité à soi. 

Que la vague ait une intensité comme le vent, le vert de l’herbe ou des feuilles, bref tout, suffit à nous faire reconnaître sans discussion possible l’existence d’une puissance d’être de tout ce qui est, d’un intérieur à soi de l’être, de cet « en soi » dont Hegel nous parle en le distinguant du « pour soi », sauf que, avec Spinoza, nous réalisons que cet « en soi » prime sur le « pour soi ».  Rien jamais ne peut se concevoir, se constituer ni s’effectuer ailleurs que là dans cet « en soi » qui précisément ne peut pas être situé en tant que « là » ou « ici maintenant ».

Rien n’est vraiment que de l’intérieur de ce que c’est qu’être. Rien ne peut être d’ailleurs que de cette spontanéité là. C’est donc une seule et même chose de dire que l’être est « en soi » et que nous n’existons vraiment, adéquatement que du point de vue de l’en soi, ce qui revient à dire du point de vue des intensités que nous libérons dans notre effort de persévérer dans notre être qui ne peut que collaborer, participer à sa façon au fait d’être de la nature, de Dieu, de l’être, éternellement.

L’éternité, finalement n’est ni plus ni moins que l’exhaustivité de l’en soi, que sa suffisance à soi. Toute intensité émise par la vague, par moi, par tel coup de vent, par l’intensité de telle pluie, tel jour à telle heure participe, indépendamment de ce jour et de cette heure, de l'effectivité  infinitive du verbe être. Etre ce n’est pas l’infinitif d’un verbe, c’est l’effectuation d’un infini. Et toute intensité participe de cette conjugaison là, y compris celles que j’ai émise avant de mourir, sauf que justement cet «  avant » ici n’a pas vraiment droit de cité ni lieu d’être parce que c’est au niveau de l’être que nous nous situons désormais. Tout effort d’intensité émis dans le présent de cette participation à ce que c’est qu’être ne s’effectue que dans un présent éternel. Ce que nous retrouvons ainsi, sans aucune contestation possible, c’est bien l’Eternel Retour de Nietzsche, et d’ailleurs grâce à Spinoza, nous réalisons peut-être mieux l’attitude à laquelle nous invite un éternel retour bien compris. En cours, j’ai utilisé l’expression « penser de tout son poids » pour désigner l’impact concret que peut avoir la réalisation de l’éternel retour pour celle ou celui qui l’a compris. Peser de tout son poids sur ce qui de toute façon ne peut pas changer.


A quoi cela correspond-t-il chez Spinoza? Au passage du premier au second et encore plus au 3e genre de connaissance, ou encore à la réalisation de la nécessité de consister davantage dans nos parties intensives que dans nos parties extensives. Ce que je fais n’a d’existence vraiment authentique que du point de vue de l’intensité que j’y ai libéré, parce que seule cet effort participe à l’éternité « effectuante » du verbe être.

C’est vraiment le contraire radical d’une exigence de « résultats ».Toute intensité libérée « est » en un sens vraiment insoupçonné par la plupart d’entre nous: elle « est » en tant qu’elle participe à ce que c’est qu’être, à l’en soi du verbe être. Il existe un plan d’immanence au niveau duquel rien, mais absolument rien des intensités de vie que nous émettons n’est perdu, n’est rien. C’est cela qu’il faut comprendre: à ce niveau « rien » n’est pas. Il n’y a que de l’être. C’est comme l’éternel retour: ce qui est une fois ne contient plus la moindre faille, plus la moindre ligne de fracture contingente. « C’est » et ce décret tombe comme une foudre dont la fulgurance jamais ne se dissipe, une sorte d’éclair de marbre.





Ce que nous touchons ici du doigt est le point commun et le génie de toutes les philosophies de l’immanence des stoïciens, à Gilles Deleuze en passant par Spinoza, Nietzsche et Bergson, soit de nous faire réaliser par leurs mots, ce à quoi correspond le verbe être, mais précisément une fois que je suis parvenu à me détacher de l’idée qu’il n’était un verbe, c’est-à-dire un mot. Nous pouvons conjuguer le verbe « être » à tous les temps que nous voulons, et puis nous pouvons, à force de pensée et de vigilance, réaliser tout ce que ce verbe recèle de radicalement irréductible à un verbe, à un mot, ce qui revient à faire l’expérience de la totalité qui se conjugue en lui par une puissance qui n’a plus aucun rapport avec la grammaire (mais peut-être davantage avec ce que Jacques Derrida appelle le gramme, ou la grammatologie) mais avec la puissance même. Alors: « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ».


Avec Spinoza, nous accédons à une praxis intensive au niveau de laquelle l’effort pour persévérer dans son être est à lui-même sa seule et unique finalité, parce qu’il n’y en a pas d’autre, parce qu’il n’existe pas d’autre plan au niveau duquel être pourrait se tenter, s’effectuer, s’émettre. On réalise à quel point le finalisme est l’ennemi théorique de Spinoza: nous croyons que nous existions pour… ou en vue de….Nous nous mettons en tête de trouver des signes de cette divine providence aux yeux de laquelle nous existerions pour accomplir un projet divin, ou rationnel, mais en tout cas « supérieur », bref nous cherchons sans cesse un sens à notre vie au-dessus de notre vie, dans des indications que la providence nous adresserait. Mais tout ce temps perdu à guetter hors de nous ces signaux, ces messages que Dieu ou une transcendance quelconque nous enverrait est du temps perdu au regard de l’attention incroyablement plus fructueuse portée aux efforts libérés dans la plénitude d’une rigoureuse adéquation de soi à soi.

Ce n’est pas du tout que l’on puisse se réconforter au gré des ces intensités émises pour persévérer dans son être du sentiment d’avoir agi par devoir ou par piété, ni par bonne conscience, encore moins évidemment en espérant que « Dieu nous le rendra quelque part ». C’est plutôt que Dieu nous le rend et tout de suite, qu’Etre trouve son compte dans toute intensité émise du point de vue des essences, ou encore, en d’autres termes, qu’à avoir libéré à cet instant telle ou telle intensité assumée de mon désir d’exister, je gagne la joie pure et pleine de participer à l’éternité agrammaticale du verbe être, à avoir déjoué la dynamique d’exclusion des mots. 

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement tout ce que nous venons de développer?  Que quitter la vie se situe au niveau de l’extériorité à soi des parties extensives, et que donc, oui, Epicure a raison, ce n’est mon affaire. Spinoza et Epicure se rejoignent dans cette idée selon laquelle vivre n’est pas mon affaire, moi ce que je dois accomplir c’est Etre. Mais comment Etre sans vivre? En ne se préoccupant que d’être, sans se compromettre à faire n’importe quoi pour survivre. Concrètement cela signifie: se préoccuper davantage de libérer des intensités pour être que veiller à l’augmentation exponentielle de mes parties extensives pour vivre.

Comme le dit Gilles Deleuze, tout ici est affaire de proportions: nous sommes en même temps deux points de vue différents qui n’ont rien à voir: celui des parties extensives et des idées inadéquates, d’un côté, celui des genres deux et trois de connaissances et des idées adéquates, de l’autre. Il y a dans ces deux options qui sont aussi deux styles d’existence deux perspectives évidentes: l’une perdante et l’autre gagnante. Dans la première tout ce que je veux, c’est vivre, c’est-à-dire avoir des parties extensives qui demeurent le plus longtemps sous les rapports qui me constituent mais je ne vois ça que du point de vue extérieur extensivement. Même les rapports ne sont habités que sous leur angle extérieur. Ce que je veux c’est toujours ressortir vainqueur des conflits entre rapports du point de vue des parties extensives (avec Spinoza, il faut toujours se demander: de quel point de vue?). Or, forcément je perdrai, parce que forcément, vu comme ça c’est-à-dire point de vue extérieur des parties extensives, je tomberai nécessairement sur un corps dont le rapport de composition décomposera le mien: celui de la cigarette, de l’arthrose, du sucre, de l’alcool, du vent, de la mer, de la Kalachnikov, du cancer, de TPMP (je plaisante), etc.


Dans la deuxième option, celles des parties intensives, je ne peux que gagner, parce que finalement ne fonctionne ici que le désir d’être (conatus de ma puissance) et le désir qu’être « soit », or, de fait être EST (et il ne peut pas ne pas être, parce que là, nous ne sommes pas en train de nous laisser avoir par l’illusion d’exclusion de toute dynamique déictique de la langue). Situer son existence au niveau d’immanence des intensités, c’est-à-dire habiter sa présence d’une perspective intensive et non extensive, c’est oeuvrer à l’en soi de la toute efficience du verbe être, mais pas en tant que verbe, en tant qu’être, en tant que puissance. Dieu est dans la doublure intensive de toutes nos expériences. Nous nous plaignons peut-être de ne pas le voir, de ne pas le sentir, mais dans cette perspective immanente, il est ce « tout-en-intensité » de nos perceptions à la fois dans ce que nous en subissons (l’intensité de la vague) que dans ce que nous y activons (l’intensité de mon corps dans la vague).

Nous ne pouvons vivre et être à parts égales. La dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel dit cela aussi. L’alternative d’Hamlet est vraiment à lire avec précision: être ou ne pas être est la seule vraie question. « Vivre ou ne pas vivre »  n’est pas du tout la question (disons que si je choisis: ne pas être, cela supposera un certain type de vie). Je peux être et vivre évidemment mais en fait tout le problème vient de ce que tout le monde se représente parfaitement ce en quoi consiste vivre sans être, et cela pour la raison simple qu’il s’agit malheureusement et très probablement du mode de vie de l’écrasante majorité des humains qui vivent d’abord et qui s’impliquent dans le fait d’être ensuite (tout simplement parce qu’ils sont polarisés par la connaissance du premier genre, et conséquemment par la survie de leurs parties extensives). Du coup tout ce qui les intéresse c’est l’immortalité.

En réalité, bien lire Spinoza nous permet d’affirmer que l’on peut aussi être sans vivre, mais quand, comment? Quand vous vous impliquez dans le deuxième et dans le troisième genre de connaissance. Mais il faut bien manger boire, vivre, objectera-t-on immédiatement. Ce faisant, on oublie que manger, boire, dormir, respirer, c’est composer des rapports, et que cela s’effectue aussi dans le deuxième genre de connaissance mais intensivement et pas extensivement. Qu’est-ce que cela veut dire? Que personne ne nourrit son corps comme un assemblage de parties extensives, que manger n’échappe pas du tout à la lecture spinoziste de l’existence, de l’être. Je fais entrer les parties extensives de la pomme sous un rapport qui est le mien et cela pas parce que j’ai envie de vivre mais parce que j’ai le désir d’être. Tout ici se situe vraiment au niveau de l’être. Que notre société et la notion complètement incompréhensible de niveaux de vie ait falsifié ce jeu là, ne fait aucun doute, mais cela ne doit pas nous aveugler sur tout ce que requiert de second genre de connaissance l’acte même de manger (diététique), de respirer (souffle) de dormir (cycle de régénération par le sommeil, etc.) Nulle part ne s‘effectue de nécessité de vivre. La notion même de « besoin vital » est complètement falsifiée, floue, indéterminable. Comme le dit Spinoza: « on ne sait pas ce que peut un corps » et cette phrase a des implications dont nous n’avons peut-être pas commencé de réaliser le quart du sens qu’elle contient.


Mais essayons justement: supposons que deux malades soient atteints d’un même cancer avec des données observables très proches aussi bien en termes d’analyses de sang d’échographie, d’IRM, etc. Ils sont donc objectivement susceptibles de décéder à peu prés en même temps. Mais ce n’est pas le cas et une différence conséquente de plusieurs mois s’échelonne entre leur décès respectifs. La médecine, avec raison, affirmera que cette différence s’expliquera par tout ce qui n’est pas vraiment compris dans le traitement médicamenteux, à savoir finalement « l’envie de vivre », mais justement ce terme est impropre, et ce devant quoi nous nous trouvons ici, c’est l’envie d’être, exactement ce dont nous parlons depuis le début: le conatus.

Autrement dit, nous retrouvons dans cet exemple le fond de la question de l’immortalité et de l’éternité et peut-être même au-delà le fond de l’opposition entre le transhumanisme et le Spinozisme, Voldemort et Harry Potter, Laurent Alexandre et Gilles Deleuze (j’ai honte de réunir ces deux noms dans la même phrase). Ce que pointe cette situation, c’est la limite de toute médecine administrée et surtout reçue par les patients comme se situant au niveau de nos parties extensives. S’il y a maladie, c’est que les parties extensives qui composent le corps du patient sous un rapport qui est le sien sont en train d’être déconstruites, que les cellules ne s’envoient plus les bons signaux, qu’elles ne se reconnaissent plus. C’est un problème de désunion que rien ne pourra vraiment combattre efficacement à moins  que l’on passe au niveau du 2e et 3e genre de connaissance et ce « on », c’est le patient lui-même.

En un sens, il n’est pas vraiment question ici de renforcer l’envie de vivre contre la mort mais seulement l’envie d’être dans son rapport à ce que c’est qu’être. Spinoza et Epicure disent décidément exactement la même chose mais peut-être que Spinoza le dit un peu mieux, en tout cas, plus philosophiquement. C’est comme la vague: peut-être me fera-t-elle mourir mais toutes les intensités que j’aurai émise avant de mourir m’auront permis de me situer dans un rapport à l’être, à Dieu, à la puissance qui lui ne rencontre jamais la mort puisqu’il n’y est affaire que d’être. Ce que je dois libérer, c’est le désir d’accroître ma puissance en nageant et devant le cancer, accroître mon désir d’exister en existant.

Si l’on s’investit exclusivement dans ces parties intensives (2e et 3e genre de connaissance), on va bien finir par mourir parce que oui, du point de vue des parties extensives qui est aussi le mien, celui de mon essence, j’ai rencontré le rapport qui déconstruit mon rapport, mais cela n’en sera pas moins vrai dans cette perspective là seulement. Du point de vue des essences, c’est-à-dire de l’être,  je ne meurs pas, parce que l’être ne meurt pas, ce n’est pas un évènement qui peut exister dans cette dimension là, puisque c’est celle du « tout être ». Toutefois, rien ne nous empêche de nous efforcer de nous représenter, autant qu’on le peut, le moment de la mort, en tant qu’il sera nécessairement mais qu’il ne sera que du point de vue des parties extensives. Il y aura bien nécessairement dans ce moment là aussi, une libération de partes intensives. Comment une partie de moi toute impliquée dans le fait d’être peut-être être co-extensivement avec ce moment où mes parties extérieures se désunissent pour se disperser et se recombiner dans de nouveaux rapports qui ne seront plus les miens? Finalement, c’est ça, la question que nous nous posons, mortels.


La réponse est simple: je ne peux le vivre que d’un point de vue intensif, que du point de vue de l’intérieur de ce que c’est qu’être moi en tant qu’essence. Je ne pourrai pas inverser le mouvement de cette désunion, si le choc est trop puissant, mais je pourrai l’expérimenter intensivement, pas extensivement. Ce qui se vit là, c’est la désorganisation de toutes ses parties par un rapport qui lui n’est pas soumis au régime de la temporalité, de la mortalité, du provisoire. Ce n’est pas mon affaire, comme dit Epicure, en ce sens que ce que j’en vivrai c’est encore du vivant du point de vue des parties extensives. Mais c’est toujours mon affaire, comme dirait Spinoza, en ce sens que cet ultime moment de vie sera un moment intense et éternel de ce que c’est qu’être. Je ne fais l’expérience que de la vie, pas de la mort, mais ce que j’en vis, en tant que dernier instant, c’est aussi ce qui du point de vue de l’être, j’en ai toujours déjà vécu, ce qui institue donc une sorte de familiarité, de connaissance. Ce que je vis de mon dernier instant de vie, c’est ce que j’en ai toujours vécu parce que c’est du point de vue de l’être que je l’ai vécu, ce qui revient à dire que je l’ai toujours été.

L’essence de Harry et l’essence de Dumbledore se retrouvent dans une sorte de pièce étrange où gît aussi le foetus malade du tout puissant Voldemort (tout puissant du point de vue des partes extensives). Ils sont dans ce que l’on pourrait appeler l’éternité de l’en soi de l’être. Ce n’est pas du tout le paradis. C’est le lieu où se conjuguent toutes les intensités d’être de ce que c’est qu’être éternellement. Il faut bien convenir que JK Rowling ici part d’un présupposé, (mais elle a le droit: c’est elle qui écrit l’histoire) qui mise sur le fait que l’intensité impliquée dans le désir d’être de Harry (intensité nourrie de l’amour que nous portent les personnes proches mortes et vivantes)  est assez puissant pour unir ses parties extensives sous les rapports de son essence. C’est le basculement d’une essence qui du point de vue éternel de l’être peut balancer du côté de la vie ou rester dans l’être. Mais on ne reste pas dans l’être, on y a toujours été et on y sera toujours. Disons donc que l’intensité d’être de Harry s’est révélée suffisamment forte pour constituer un rapport que le coup de baguette magique mortel de Voldemort n’a pas suffi à désunir, mais dont le choc l’a quand même situé à l’extrême limite de cette frontière entre l’être et la vie.




                Est-ce que là, même là, dans ce choc mortel je peux encore libérer une intensité, même petite, même infime? Est-ce que mon désir d’être va pouvoir continuer dans ce minuscule montage de cellules, dans ces quelques parties extensives reliées entre elles par un rapport très ténu, très lâche, très ? Oui, il y aura toujours l’espace de cette question, et d’ailleurs de la vie, c’est justement cela que nous vivons, cette question (c’est peut-être dans toutes les variations d’intensités de cette question que l’être en question du Da sein tient et que nous tenons). Qu’il y ait toujours cette marge a de quoi nous rassurer, cela signifie que nous serons toujours, du point de vue de l’être « présents », éternellement présents, et que notre mort ne nous concerne pas, comme le dit Epicure, mais que notre vie elle nous implique, nous convoque intensivement y compris dans ces derniers instants; lesquels peuvent donc bel et bien se vivre comme la fin inévitable d’une location de vacances, comme une maison dont on visite une dernière fois toutes les pièces posément, tranquillement parce qu’on le fait à partir d’une éternité au sein de laquelle n’a jamais sévi la moindre échéance, ni la moindre appréhension.














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