mercredi 3 mai 2023

Terminales 3/5/7: L'existence, la mort

                                                                               - La mort?

- Vous pouvez répéter la question ?

L’âge de glace 3



Introduction (contre le transhumanisme)

Quelle place faut-il accorder à la mort dans la vie?  Se pourrait-il que le rapport de l’être humain à la mort soit si spécifique, (que quelque chose de l’humanité s’y dise et s’y fasse) que toute volonté obstinée de rallonger la vie et d’éloigner la mort, quelque soient les moyens utilisés, aboutissent en fait à dénaturer la vie dans ce qu ‘elle a de proprement humain?  S’il y a dans la façon dont l’homme existe un rapport constitutif, profond avec la mort, vouloir éloigner la mort ne reviendrait-il pas à rendre impossible l’existence humaine, au sens propre à se compliquer l’existence en voulant prolonger absurdement la vie?

            Mais qu’est-ce que le transhumanisme? Dans le dictionnaire, on trouve la définition suivante: courant de pensée qui vise l’amélioration des capacités intellectuelles, physiques et psychiques de l’être humain grâce à l’usage de procédés scientifiques et techniques (manipulation génétique, nanotechnologies, intelligence artificielle, etc.). Il est également précisé, que ce mouvement tient davantage d’une forme de conviction idéologique que d’une doctrine scientifique. Mais quelle conviction idéologique? Qu’il est possible de produire, grâce à la science et à la technologie  un homme augmenté, doté de la capacité d’accroître son pouvoir et principalement sur la mort. On peut ainsi citer le titre du livre du représentant le plus célèbre du transhumanisme français: Laurent Alexandre: « la mort de la mort. » Acceptons-en la pertinence (même si de nombreux scientifiques contestent totalement un tel énoncé)! Le plus grave n’est pas, justement, dans la question de la validité technique d’une telle éventualité, et, de fait, l’espérance de vie s’est beaucoup rallongée ces derniers temps (mais pas dans toutes les régions du globe). Le plus consternant, c’est qu’à aucun moment de ce livre, n’est envisagée la possibilité philosophique selon laquelle le fait d’être humain se constitue et se fonde sur une certaine modalité de relation à sa mort, comme le dit Heidegger lorsqu‘il affirme que le Da-Sein est un être-pour-la-mort. Si Heidegger et de nombreux existentialistes qui l’ont précédé et qui l’ont suivi ont raison de concevoir la mort comme faisant partie intégrante de que c’est qu’exister en tant qu’être humain, alors vouloir la mort de la mort, c’est œuvrer en vue de tuer et de rendre impossible l’existence humaine (on la dénature, on la rend impossible structurellement par le souci même de la prolonger artificiellement).

Nous comprenons assez facilement la thèse heideggerienne, dans son premier niveau d’interprétation (elle en comporte plusieurs) néanmoins. Le da sein est l’être pour lequel il est dans son être question de son être. Cela signifie qu’il n’appréhende pas son existence comme nécessaire, comme fondée en elle-même et pour elle-même. Il est jeté dans une existence qui n’a ni sens ni justification. Être lui est donné, sans qu’il sache pourquoi, ni s’il est à la hauteur de ce don. Cela signifie que le da sein vit le fait d’exister comme une donnée contingente, c’est-à-dire qu’elle aurait pu ne pas être ("être ou ne pas être" est la question du Da Sein). On perçoit bien alors l’importance de la mort dans ce mode d’être du Da Sein, la mort, est l’actualisation de cette contingence. De fait, elle peut à tout moment effectuer ce non-sens qui participe pour le Da Sein de ce sentiment d’être jeté là dans le fait d’être sans que cela corresponde à un dessein, ou à un sens. On pourrait même dire que la mort en tant que souci définit probablement dans son urgence même cette demande de sens dans laquelle, de toutes les créatures vivantes, seul, le Da Sein consiste. L’être au monde du Da sein est marqué par l’angoisse, cette angoisse vient du sentiment de la contingence et cette contingence est matérialisée, impulsée par la prescience de la mort. Tuer la mort, c’est tuer la vie humaine en tant qu'elle est spécifiquement humaine, propre au Da Sein.. On pourrait dire qu'il y a une qualité de vie proprement humaine en entendant le terme de qualité comme "détermination pure, spécifique". Le transhumanisme fait valoir une dimension purement quantitative de prolongement, de prorogation en le payant du prix exorbitant de la dimension proprement humaine.   Il promeut donc moins un homme augmenté, qu’un homme exproprié de son seul territoire d’être.


1) L’opposition entre l’Immortalité et l’Eternité

On comprend parfaitement cette distinction en lisant Epicure et la lettre à Ménécée. Le philosophe y développe une conception thérapeutique de la philosophie qui consiste dans quatre remèdes: 1) les dieux ne sont pas à craindre 2) la mort n’est pas à craindre 3) on peut atteindre le bonheur 4) on peut supporter la douleur.  L’immortalité, c’est, dans cette dimension du temps, ne pas mourir. Aucun être humain ne peut le prétendre (à part Laurent Alexandre).  La question du sage ne doit absolument pas se porter vers la possibilité de ne pas mourir physiquement, mais 1) de réaliser qu la mort est justement ce moment d’exclusion de la vie et, à ce titre, ne concerne pas le vivant tout le temps qu’il est vivant et 2) qu’une éternité est accessible à quiconque est capable de se satisfaire « pleinement » d’exister. L’éternité c’est une attitude, un ethos. L’immortalité c’est une condition. On ne peut pas être immortel mais on peut exister éternellement en ce sens que l’éternité est un mode d’existence que l’on retrouve chez les Dieux et qui finalement réside dans l’autarcie. « Quiconque se contente d’une poignée d’orge et d’un peu d’au peut rivaliser d’indépendance avec les Dieux ». La mortalité est notre condition et elle se définit de n’être absolument pas l’immortalité. Il n’est rien de l’immortalité qui puisse s’effectuer; C’est le type même de désir vain. Or la sagesse consiste à distinguer les désirs vains et la désirs naturels et nécessaires pour e répondre qu’à ces derniers. J’accepte ma condition de mortel (de toute façon je n’ai pas le choix) mais je ne renonce pas l’éternité de l’existence, à savoir à cet "état" au sein duquel je ne fais qu’exister « maintenant ».  Je ne peux pas ne pas mourir mais je peux m’appliquer à me satisfaire d’exister dans ce « satis », dans cette autosuffisance du contentement, quelque chose d’une éternité de vie pleinement vécue s’effectue et c’est ça l’éternité. On peut donc vivre éternellement une existence mortelle, si on ne fait que la vivre. Je vis la plénitude de ce que c’est qu’exister sachant que la mort c’est justement ce qui en fait un plein. On a peur de mourir avant d’avoir vécu ce qu’il nous reviendrait de vivre, c’est-à-dire avant d’être « soi » mais le « soi », c’est ce qui se remplit de cette éternité d’une existence pleinement vécue, c’est-à-dire SEULEMENT vécue pour ce qu’elle est « maintenant ». L’immortalité c’est viser un futur qui ne sera pas, l’éternité c’est se satisfaire d’exister dans ce présent qui est et finalement qui sera éternellement, puisque on ne vit que du présent. La sagesse consiste à réaliser l’éternité de cette évidence à la lumière de laquelle nous ne vivons que du présent. L’éternité, ce n’est pas une espérance, c’est notre « lot ». Le présent de ma mort, c’est ce qui, par définition n’est pas inclus dans ma vie. Nous faisons l’expérience mortelle de l’éternité d’une existence qui ne se vit qu’au présent. (Si les transhumanistes pouvaient réaliser cette évidence, ce serait super!)


S’il est bien une fiction dont le message est extrêmement favorable aux transhumanistes c’est celle des « Avengers ». Il ne sera pas ici question de la qualité esthétique de ces films qui est à peu prés nulle (sauf si on aime les effets spéciaux)  mais du « scénario » lequel tient en quelques lignes finalement: un Ellon Musk sans coeur mais doté d’un « réacteur arc » lutte avec succès et tous ses copains contre un méchant géant baptisé Thanos. Mais qui est-il? C’est une sorte de malthusien à l’échelle cosmique, qui réfléchit un peu et pose la question du rapport entre les populations et les ressources. Sa solution est radicale puisque il ampute la population de chaque planète conquise d’une bonne part de sa population. L’idéologie à l’oeuvre dans ce type de blockbusters est consternante, notamment dans le manichéisme des solutions proposées. L’issue est donc, plutôt que de lire Epicure et Heidegger, de pousser suffisamment loin nos travaux notamment dans le domaine de la physique quantique pour pouvoir remonter le temps et suivre une autre ligne temporelle que celle de la victoire de l’écologie malthusianiste de Thanos….The end! (Tant qu’on y est! Est-ce que on pourrait pas aussi en profiter pour supprimer Marvel aussi ? …. Non? ). « Tuer la mort »: c’est le projet commun de Laurent Alexandre, d’Iron Man, Raymond Kurtzwell (transhumaniste) et …euh…de Tchoupi. Or tuer la mort, c’est tuer la seule façon humaine de vivre. 

On peut aller encore plus loin dans la compréhension de cette opposition entre éternité et immortalité en notant bien que Nietzsche ne parle pas de l’immortel retour mais de l’éternel retour et plus encore qu’il évoque finalement un éternel retour que nous vivons dans cette vie là, maintenant et pas du tout de vie au-delà de la mort. Cela signifie bien que cet éternel retour a forcément un certain rapport avec notre mortalité. C’est seulement en tant que nous sommes mortels que nous pouvons saisir et vivre l’éternel retour. 


2) L’Eternel retour

Mais que signifie exactement l’éternel retour? (Nous en avons déjà longuement et fréquemment parlé mais parfaitement comprise, cette « intuition » de Nietzsche s’impose dans de nombreuses problématiques et sûrement aussi celle de cette distinction - Il est même assez difficile d’en trouver une qui, davantage que celle-ci, prouve que nous ne vivons que des instants d’éternité). Comprendre l’éternel retour c’est réaliser que nous ne vivons que des fatalités contingentes. A priori, ce terme est un oxymore puisque une fatalité est un évènement auquel nous ne pouvons pas échapper et que « contingent » signifie « qui aurait pu ne pas se produire ». 

Comment dénouer la contradiction de cet oxymore?  En saisissant que l’éternel retour est finalement une lecture littérale de ce qu’un évènement « est », évènement étant à comprendre comme étant simplement « ce qui arrive ». Ainsi, par exemple, « vous », puisque vous êtes de train de lire ces lignes, vous êtes là, en ce moment sur ce blog. C’est un « évènement » tout simplement parce que « c’est ». Évidemment, vous avez le sentiment que vous auriez pu faire toute autre chose que lire ce blog, et c’est vrai: il n’y a rien dans la lecture actuelle de ce blog qui puisse faire signe d’une absolue nécessité (je veux bien être prétentieux, mais pas à ce point là!). Il ne fait aucun doute que rien ne s’impose dans cette situation: elle aurait pu ne pas se produire. Mais bon! De fait elle est bien là puisque c’est ce que vous êtes en train de faire. 

Arrêtons-nous un moment le temps et regardons dans votre passé tout ce que l’on pourrait appeler « les ondes de résonances événementielles » qui comme les cercles concentriques d’une eau stagnante s’éloignent à partir de cette « goutte » qu’est le présent de votre lecture vers votre passé. Si vous êtes l’une ou l’un de mes élèves, on va immédiatement trouver cette cause: le fait que vous êtes arrivée dans ce lycée, puis, plus loin encore,  le collège, tout ceci étant à prendre en compte avec le fait qu’à un moment donné j’ai décidé de faire ce blog, mais pour cela il a fallu que je sois enseignant, nous descendons de plus en plus loin dans tous les rhizomes des évènements passés qui aboutissent à ce présent: rien que des contingences, des hasards, mais qui curieusement se solidifient, se « minéralisent », se cristallisent, « s’éternisent » (au sens pur du terme) autour de ce qui se passe maintenant: vous lisez ce blog


Il faut bien comprendre que même si vous n’êtes pas l’une ou l’un de mes élèves,  on pourra faire évidemment la même analyse avec des causes totalement autres. Ce n’est pas du tout une question de « contenu événementiel ». De toute façon, insistons là-dessus, c’est du hasard, cela aurait pu être autrement. Ces micro-causalités sont contingentes, mais en tant qu’elles convergent vers un seul et même fait présent qui est la lecture de ce blog, elles ne le sont plus. Tout de votre passé apparaît, à partir de ce présent, absolument irrévocable, gravé dans le marbre. La situation présente a fait brutalement passer toutes ces micro-occurrences, toutes ces héccéïtés infimes, du statut de contingentes à celui de nécessaires, non pas que la lecture de ce blog puisse, en soi, revêtir une quelconque dimension surnaturelle, divine, éternelle (je le répète: je suis taré mais pas à ce point!) Mais de fait, c’est comme ça, c’est bien « ce que vous faites » . C’est « ce qui arrive » et en fait, c’est ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. Ce que vous vivez, du fait même que vous le viviez, ne pouvait pas ne pas être

Quelque présent que vous viviez, il ne peut pas échapper à cette lecture qui d’ailleurs va dans les deux sens, à savoir que votre futur ne peut pas ne pas être autre chose que cette multitude d‘ondes événementielles causées (bien sûr, entre mille autres choses) par cette lecture.  Aussi bizarre que cela puisse apparaître, il n’est désormais rien ni de votre passé, ni de votre futur qui puisse se concevoir autrement que s’articulant à ce présent éternel, non pas éternel au sens de surnaturel ou d’atemporel mais au sens où il pèsera toujours dans votre futur et où il a toujours déjà été dans votre passé (et également en ce sens, que le présent est ce qui dure toujours). Ce que vous vivez en ce moment, c’est une éternité de lecture du blog, de cet article, de ces lignes, parce que, quoiqu’il advienne et quoi qu’il soit advenu, il s’inscrit dans cette éternité de devenir par le biais de laquelle rien jamais n’est présent sans être un passé devenu présent en instance de devenir un futur.

Imaginons que vous ne lisiez ces lignes que cette fois là, que dans ce maintenant, que dans cette héccéïté là qui se passe maintenant. D’avoir eu lieu une fois, cette fois là, ce maintenant qu’est la lecture instante de ces lignes s’inscrit suffisamment dans votre existence pour que finalement tout ce que vous avez vécu avant et tout ce que vivrez après ne puisse être autre chose que les ondes de devenir de cet évènement là. Vous ne vivrez donc que cela et on pourrait dire que vous n’avez vécu que « pour » cela. Il n’y a pas d’autre finalité à notre existence que la multitude de micro-évènements qui la composent, rien d‘autre à vivre pour vous que VOTRE vie et quoi que vous y viviez, vous l’avez toujours déjà vécue et vous n’êtes destinée qu’à le vivre. Ce n’est pas que vous ayez à le revivre une infinité de fois dans une infinité d’autres dimensions, c’est que vous l’avez toujours déjà vécu et ne pourrait jamais vivre autre chose dans celle-ci, celle que vous vivez maintenant. Ce à quoi Nietzsche nous invite, c’est à prendre la juste mesure de l’éternité dans laquelle consiste la fatalité de notre existence contingente et mortelle de ce présent là, de cette héccéïté.  Vous auriez pu ne pas lire ce blog mais puisque vous le faites, vous l’intégrez pour toujours à une vie dont il est impossible de soustraire quelque épisode que ce fût, même infime, à l’éternité de son devenir, au fil de sa continuité  irrévocable. Les liens qui tissent les moments de notre vie les uns aux autres sont infrangibles, de telle sorte qu’à partir du moment où ils s’effectuent dans un présent, ils se répercutent sur le passé et sur le futur « à tout jamais », comme des cercles qui se diffusent à partir du choc de son instantanéité. 

Mais la mort dans tout ça? Qu’est-ce que l’éternel retour, bien compris, nous permet de conclure sur cet évènement ou sur ce non-évènement? Deux choses:

  • D’abord, le poids insoutenable que la pensée de l’éternel retour fait peser sur le présent ne laisse pas le moindre interstice possible pour la pensée de la mort. Tout commence et tout finit dans cet instant là que je vis maintenant. C’est bien l’évidence d’une continuité sans terme, d’un cycle infernal qui part du présent et y retourne. « Réalise que ce présent que tu vis, de ceci qu’il est bel et bien vécu, détermine la totalité de ton passé et la totalité de ton futur, qu’il les contient et que tous les instants de ta vie sont finalement dans chacun d’entre eux »: c’est ça que dit l’éternel retour. Il réside donc dans une sorte d’effet de saturation et de plénitude de la vie. « Comme il faudrait que tu aimes la vie et que tu t’aimes toi-même pour répondre oui ». Cet effet de saturation se constitue à l’exclusion de la mort qui en aucune façon ne saurait s’insérer dans le flux cyclique de cette continuité. Finalement la tâche qui incombe à quiconque sait la vérité de l’éternel retour impose d’être à la hauteur de ce qu’exister impose, et pas du tout d’être à la hauteur de la mort, mort considérée comme terminaison, comme non-vie.
  • Toutefois la mort c’est aussi la mortalité, la condition mortelle. Mais là, c’est très différent, cette considération de la mort comme évidence de la contingence de l’être humain qui réalise l’éternel retour fait partie intégrante de l’éternel retour. C’est même ce sans quoi l’éternel retour serait impossible à concevoir, à percevoir. La raison pour laquelle ce présent qui s’effectue maintenant est le moment de résorption dans lequel se décide le cycle intégral de mon existence, ou, en d’autres termes, l’accomplissement définitif de « sa boucle » suppose que le moment de sa fermeture (on pourrait presque dire de « son clic » comme le bruit d’un clapet) soit « tragique », dramatique, qu’il sanctionne ce qui définit mon existence « à jamais ». Or cela ne peut se concevoir que si je n’ai qu’UNE vie. Et c’est finalement cela la mort: l’absolue garantie que ma vie soit « une », c’est-à-dire unique, exclusive. Comment mon existence pourrait-elle être exclusivement la « mienne », comment pourrait-elle être à chaque moment l’occasion pour moi de la signer, de la marquer du sceau d’une originalité qui m’est propre, comment pourrai-je avoir envie de l’imprégner de toute la puissance de mon être singulier, idiosyncrasique si cette unicité n’était pas comme imposée, induite par sa contingence? Comment pourrait naître l‘idée et l’acte de créer sa vie autrement que sur le fond de son absolue non-nécessité,  c‘est-à-dire de sa mort toujours possible, toujours efficiente à quelque niveau. 

En fait ces deux points pourraient être résumés par l’idée suivante: que ma vie soit suppose qu’elle s’exclut de toute attention à la mort, mais qu’elle soit mienne induit qu’elle soit constamment arrachée à la mort, c’est ce qui la rend contingente à jamais. Je n’ai pas à craindre la mort mais j’ai incessamment à renaître contre elle.




3)  La mort dans l’Ethique de Spinoza (et Harry Potter)

Il est un autre argument qui est de nature à faire pleinement réaliser la supériorité de cette notion d’éternité sur celle d’immortalité. Nous pouvons en donner une idée simple et parfaitement illustrée grâce à la fin des aventures de Harry Potter relatée dans le dernier volume: « Harry Potter et les reliques de la mort ». Cet épisode final contient des éléments sur lesquels on n’insiste pas assez philosophiquement, à savoir que le duel oppose finalement un sorcier qui ne cherche que l’immortalité et un autre qui accepte la mort. En effet Harry Potter va mourir  et il va même entrer dans cette zone mitoyenne entre la mort et la vie.  Il est finalement peu de fictions qui autant que celle de Harry Potter illustre plus clairement la distinction entre l’immortalité et l’éternité. 

L’immortalité c’est le délire d’un homme qui ne veut pas mourir et qui finalement, dans cette panique, préfère vivre plutôt qu’exister. Suis-je sur terre pour y vivre ou pour y être? C’est ça la question: « Etre ou ne pas être ». Mais si je ne me la pose pas, je ne ferai qu’y vivre.

Deux caractéristiques du personnage de Voldemort nous font bien saisir qu’il est du côté des transhumanistes: sa peur panique de la mort et l’éparpillement de son âme dans les horcruxes. Le transhumanisme se définit par une confiance inconditionnelle dans tous les supports extérieurs permettant de maintenir de l’extérieur la vie, de la même façon que finalement Voldemort consent à l’éparpillement de son âme dans plusieurs objets ou réceptacles. Or parmi ces réceptacles, il y a accidentellement Harry lui-même. Harry Potter et Voldemort sont donc organiquement liés, réunis dans une seule et même exigence de survie, de telle sorte qu’il est impossible que l’un ait le dessus sur l’autre s’il ne se confronte pas à sa mort. Voldemort a tout misé sur la vie artificielle au sens de « reposant sur des supports extérieurs ».  C’est cela l’invention des horcruxes, mais à chaque fois que l’on tue, on fragilise son âme et celle de Voldemort lors de la mort des parents de Harry n’a pu trouver comme réceptacle que Harry lui-même, de telle sorte qu’il s’acharne sans le savoir à tuer son propre horcruxe alors que Harry informé de la situation par Dumbledore doit mourir pour tuer en lui le horcruxe de Voldemort, ce qui explique la fin.


En un sens cela veut dire que Voldemort mise en lui sur ses partes extensives (les horcruxes) alors que Harry Potter lui mise sur ses parties intensives, c’est-à-dire non pas sur ce que l’on peut ajouter à son corps pour survivre et vivre plus longtemps mais sur les intensités dont son envie de vivre est capable en s’alimentant notamment de l’amour de ses proches, de l’amour de soi. Mais à quoi correspond cette distinction entre les parties extensives et les parties intensives? A tout ce que développe Spinoza dans son livre l’Ethique: « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels ». Cela signifie que nous avons de notre vivant, maintenant, accès à une dimension non temporelle de notre existence, que nous pouvons accéder dans Chronos à l’Aiôn. C’est bien ce que dit en d’autres termes l’éternel retour. 

Ce que veut dire Spinoza est différent dans sa forme même si cela revient au même. Tout corps, y compris le notre est composé d’une infinités de parties extensives. Quand je mange une pomme, j’intègre à ce corps les parties extensives de la pomme et je les intègre à moi en les composant dans un même rapport qui est finalement ce qui fait que ce corps est « mien », le rapport est ce par quoi j’ai une essence, je consiste dans un rapport même qui se nourrit dans tous les sens du terme des rencontres avec des parties extensives de corps autres.

Ces parties extensives qui deviennent mon corps font que je peux les composer sous un même rapport c’est ce qui fait que « je vis ». Je meurs quand je ne suis plus capable de ramener des parties extensives à l’identité de mon rapport. Si on en restait là, il serait impossible de comprendre la phase de Spinoza selon laquelle nous expérimentons dans notre vie mortelle que nous sommes éternels. Qu’est-ce que ça veut dire? Qu’il y a aussi des parties intensives qui sont autant de degrés de puissance de mon envie d’exister, de mon conatus. J’ai les parties extensives mais je suis les parties intensives de cette puissance là. Expérimenter que l’on est éternel c’est donc expérimenter qu’il y a en moi des parties intensives qui non seulement sont irréductibles aux parties extensives mais surtout que ces parties intensives sont des parties de la puissance de Dieu, au sens Spinoziste, c’est-à-dire de la nature, ou encore de ce que c’est qu’être, de ce que c’est que la toute puissance d’être, puissance nécessaire. Nous participons de l’éternité de ce que c’est qu’être par ces degrés de puissance que j’expérimente en cet instant même dans la libération de ma puissance d’exister. Et c’est cela que Harry Potter fait contre Voldemort qui, lui, a tout misé sur les parties extérieures et sur la quête d’immortalité



Pour bien comprendre ce rapprochement possible entre l’éthique de Spinoza et les reliques de la mort de JK Rowling; il faut vraiment entrer de plain pied avec la philosophie de Spinoza. Celle-ci se caractérise d’abord, comme Gilles Deleuze (dans tout ce qui va suivre, je m’appuie sur le cours de Deleuze à Vincennes) le fait remarquer dans son cours sur cet auteur par une certaine conception de l’individu (et par individu, il n’est pas question d’entendre seulement « individu humain »). Exister pour un individu, cela signifie quoi?

  1. D’abord que nous consistons en une infinité de parties extensives. Nous sommes des corps composés d’une infinité de petits corps, ou de corpuscules. Tout être existant est forcément composé de « cela ». Par « extensives », il ne faut pas entendre extensibles mais extérieures les unes aux autres.
  2. Si j’existe en tant qu’individu, c’est justement qu’il y a quand même quelque chose en moi qui n’est pas divisible. C’est ça un individu, c’est ce qu’on ne peut diviser. Je suis en face de cette table, elle et moi, sommes des corps mais si je frappe très intensément cette table, comme un abruti, je vais me casser la main. Pourquoi? Parce que le rapport qui lie entre elle les parties extensives de la table (notamment le rapport de densité entre les corpuscules de bois de la table) et le rapport entre elles des parties extensives de mon corps ne sont pas les mêmes: le mien est de moindre intensité, donc il vaut mieux que je ne le fasse pas.
  3. Finalement ces rapports sous la régulation desquels sont liées entre elles les parties extensives qui constituent « mon » corps expriment un degré de puissance, d’insistance à exister qui me caractérisent, qui me définissent, qui me font être ce que je suis. 


Or il se trouve que cette conception de ce que c’est qu’être un individu, être l’individué de parties divisibles correspond, sans que Spinoza ne le fasse vraiment remarquer d’ailleurs à une autre tripartition très importante dans sa philosophie entre les genres de connaissance. Quels sont-ils?

  1. La connaissance du premier genre  est celle du ouï dire, de tout ce à quoi on adhère sous l’effet d’une impulsion, d’une idée inadéquate, d’affects. L’exemple type c’est peut-être la vengeance, la violence aveugle, ce qu’on fait par choc, sans prendre le temps d’y réfléchir. Evidemment dans ce premier genre de connaissance, on ne fait que se tromper.  Or on ne peut que mettre en concordance ce premier genre de connaissance avec le premier niveau de l’individualité. C’est bien en tant que nous sommes composés d’une infinité de parties extensives que nous nous trompons. Nous sommes déterminés du dehors. Si j’ingère de l’arsenic, le rapport qui compose entre elles les parties extensives de mon corps va se déliter et rentrer sous le rapport de l’arsenic, qui n’est plus compatible avec moi: ça s’appelle la mort. Mais cela peut être simplement un moustique ou une piqure de guêpe qui me fera mal et qui me rendra peut-être un peu malade. C’est en tant que je suis composé de toutes ces parties extensives et divisibles que je perçois quelque chose avec quoi je compose ou pas un ensemble (si l’arrangement n’est pas bon, je souffre ou je meurs). Nous sommes donc condamnés en tant que nous avons ce premier niveau de connaissance à des idées inadéquates. Est-ce que du coup, toute connaissance est vouée à l’échec? Non puisque il y a un….
  2. …Second genre de connaissance. Ici, c’est une connaissance adéquate. Le second genre de connaissance st finalement celui de la raison. Il définit la compréhension des causes. C’est exactement celui que nous activons dans toute connaissance scientifique. Mais pour illustrer (magnifiquement » ce second gène de connaissance, Gilles Deleuze prend l’exemple de la natation.  Savoir nager, ce n’est pas rien, cela signifie que l’on maîtrise l’élément « eau ». Au premier niveau de connaissance, je ne peux pas savoir nager parce que je n’apprivoise rien du tout, je me prends les vagues dans la tête, je barbote, je bois la tasse. Tant que je ne fais que prendre contact avec toutes les parties extrinsèques qui composent la vague (premier genre de connaissance) je ne peux pas savoir nager. Quand est-ce que j’atteins le second genre de connaissance? Quand j’ai saisi quelque chose du rythme de la vague, du fonctionnement de la surface et des chocs qui se passent au niveau de l’eau. On peut dire que j’ai composé mes rapports avec les rapports qui animent les molécules d’eau de la vague. J’ai « fait avec ». Je me suis inséré avec les rapports qui composent les parties extrinsèques de mon corps dans le rapport qui relie entre entre elles les molécules d’eau et le mouvement de la vague. Cela peut être un niveau de réflexion plus ou moins spontané, mais il ne peut pas être complètement spontané. Spontanément, j’aurais plutôt tendance à me prendre la vague dans la figure. Il se trouve que ce second genre de connaissance est aussi celui que nous activons dans des réflexions plus pures comme les mathématiques. Il est très intéressant de penser à ces deux genres de connaissance dans l’amour et l’amitié. Je peux être ébloui par quelqu’un, littéralement séduit, mais si j’en reste au premier genre de connaissance, cela veut dire que j’en reste à ce niveau où je suis impacté par une présence, je ne compose pas avec elle. Il y a de grandes chances que je sois en train de me rendre dépendant, voire de me faire abuser par cette personne. Le deuxième genre de connaissance, c’est la raison, et j’acquiers ici des idées adéquates. Mais il y a…
  3. Un troisième genre de connaissance qui est celui de l’intuition des essences. Pour reprendre l’exemple de l’eau et de la vague, je ne fais pas que rendre compatible le rapport dans lequel je consiste et le rapport dans lequel consiste la vague, je saisis ce que c’est pour la vague d’être la vague. Je saisis la vague en tant qu’elle est elle-même un certain degré de puissance de ce que c’est qu’exister, qu’être, et comme selon Spinoza, nous sommes toutes et tous des modes d’existence de ce que c’est qu’être Dieu (mais Dieu et être ne sont qu’une seule et même chose), je saisis l’eau à hauteur de Dieu, d’une certaine façon. Je comprends l’essence de ce que c’est qu’être l’eau, ou la vague, et pas seulement de mon point de vue, mais du point de vue de la nature elle même. 




Ce troisième genre de connaissance, nous pouvons le mettre en rapport avec cette affirmation de Spinoza dans l’éthique selon laquelle il est à notre portée « de nous sentir et de nous expérimenter « éternels » ». Spinoza ne dit pas que c’est une affaire de savoir ou de pensée, de théorie, mais d’expérience et de sensation. C’est ça l’intuition, il ne faut pas la confondre avec une sensation. 

Chacune et chacun dispose de ces trois éléments que sont les parties extensives, le rapports et l’essence mais ce n’est pas pour autant qu’ils activent les trois genres de connaissance. Pour la plupart des humains, ils en restent au premier et ne le dépassent jamais (Je ne suis même pas sûr que Cyril Hanouna soupçonne l’existence des deux derniers); Mais cela réclame quand même une explication: pourquoi avons nous tant de mal à mettre en œuvre les deux derniers genres de connaissance? Parce que nous sommes tétanisés par la peur que laisse planer le premier. Et ce n’est pas du tout illégitime, cette peur. Elle repose sur le fait qu’en effet, au niveau des parties extensives, nous sommes constamment menacés: « Il n’est aucune chose singulière dans la Nature qu’il n’y en ait une autre plus puissante et plus forte, mais, étant donné une chose quelconque, il y en a une autre plus puissante qui peut détruire la première. » Il existe forcément dans la nature une essence susceptible de détruire mon essence: un typhon, un tremblement de terre, une Kalachnikov dans les mains d’un méchant, l’écoute de Céline Dion en boucle (je plaisante), etc. 

A ce moment on peut être légitimement désespérer. L’espoir s’éteint. Comment pourrai-je atteindre le 3e degré de connaissance si je peux être détruit au niveau du premier? A quoi cela me sert-il de savoir qu’il y a un 3e genre de connaissance si, je suis, en tant que composé de parties extensives à la merci d’un autre degré de puissance dont le rapport peut totalement détruire le rapport dans lequel je consiste? Comment poser quelque chose d’éternel si de toute façon, je suis, en tant que mortel à la merci de n’importe quelle puissance supérieure dont le rapport est de nature à déconstruire et reconstruire mes parties extensives sous un rapport qui n’est plus le mien? 

On trouvera la solution dans cette citation qui se trouve un peu plus loin dans l’Ethique: « Une essence peut s’opposer à une autre au point de la détruire, ça ne se comprend que quand on considère les choses en relation avec un certain temps et un certain lieu. » 

C’est très important ce passage, mais cela ne peut se comprendre que 1) si on rappelle la définition de l’existence et de l’essence 2) on réalise que Spinoza pense exactement le contraire de Sartre: ce n’est pas l’existence qui précède l’essence, mais l’essence qui précède l’existence. Qu’est-ce que ça veut dire? Cela signifie qu’en tant qu’il y a là des parties extensives, il n’y a pas « moi ». Il y a des corpuscules qui existent mais pas moi, parce moi, je suis le rapport sous lequel sont liées entre elles ces parties. Ces parties existent au dehors et je deviens existant, moi lorsque ces parties extensives sont déterminées du dehors d’elles-mêmes à rentrer sous un rapport (intérieur) qui est le mien, et cela s’appelle « naître ».

Les parties extensives elles sont dans un certain temps et dans un certain lieu et donc là oui, je suis vulnérable, mais tant que ces parties extensives ne sont que ça moi, je n’y suis pas. Je n’y suis que lorsque ces parties entrent dans ce rapport qui est moi, en tant qu’essence. Donc, je ne suis susceptible d’être détruit que dans ce mode d’être qui correspond au premier genre de connaissance, mais si je m’élève au second et plus encore au troisième, je me concentre sur la question du rapport et de l’essence. Or à ce niveau là, je ne suis pas susceptible d’être détruit. Cela ne veut pas du tout dire que je suis immortel mais que pendant tout ce temps que j’aurai consacré de mon vivant au 2e et 3e genre de connaissance, j’aurai expérimenté que je suis éternel.


Si par exemple, je me bats avec quelqu’un parce que j’ai faim, que je suis à Dachau et qu’il ne reste que ce quignon de pain à manger, à quel niveau se situe la lutte? Exclusivement à celui des parties extensives. Supposons qu’il sorte un poignard et me tranche la gorge, je vais mourir. Il a dérangé le rapport dans lequel entraient les parties qui me composaient de telle sorte que je n’ai plus aucune partie extensive. Les rapports caractéristiques dans lesquels je consistais ne sont plus et du coup, je n’ai plus ces parties extensives et il peut manger le quignon de pain.

Mais en fait que s’est-il produit? Il a dissocié en moi les rapports et les parties extensives qui me constituaient. Mais les rapports en eux-mêmes « sont » indépendamment de leurs termes. Ce n’est pas parce que le rapport n’est plus effectué qu’il n’est plus actuel à un certain niveau. Lequel? Celui des essences, celui de « moi ». Mais de quoi parle-t-on? D’une âme qui se baladerait dans le Paradis ou qui serait comme un attelage prés des essences comme le décrit Platon? Non pas du tout, nous sommes en train de parler de parties qui ne sont plus extensives mais « intensives ». La capacité de l’essence de rester actuelle même si elle n’est pas effectuée c’est ce que l’on peut appeler l’intensité, cette intensité avec laquelle vous êtes en ce moment en train de lire ce blog, là maintenant. Il y a une part de vous qui est en train d’expérimenter qu’elle est éternelle, c’est que vous libériez une intensité plus ou moins forte d’existence en existant maintenant, en lisant ou en écoutant ce cours. 


Si on vient de m’enfoncer un poignard dans le coeur, cette intensité d’existence n’est plus en mesure de relier entre elles les parties extensives et il n’ y a plus d’essence, mais seulement du point de vue du premier genre de connaissance. Cette part intensive de moi, du point de vue du 3e genre de connaissance, demeure et elle demeure éternellement, ce qui ne signifie nullement que je suis immortel, mais qu’il y a en moi de l’éternité expérimentable et c’est ce que je sens dés lors que j’active le Troisième genre de connaissance

C’est ici que prend vraiment tout son sens l’adéquation entre les trois genres de connaissance et les trois niveaux de l’individualité. Si je ne consistais que dans le premier niveau d’individualité, « je » n’existerais pas. Il n’y aurait pas de rapport sous lesquels je pourrai relier les parties extensives. C’est quand même un peu ce qui ce passe  si je passe ma vie à m’efforcer de ne vivre que des chocs agréables: regarder Netflix en me goinfrant de crèmes glacées. Mais en même temps, qu’est-ce que j’éprouverai « là », dans cette situation: que l’intensité avec laquelle j’existe est très faible. C’est ça le génie de Spinoza: dés lors que nous sollicitons davantage dans nos activités les rapports plutôt que les parties extensives, nous libérons de nous ces intensités dans lesquelles consistent notre essence, niveau à hauteur duquel nous sommes éternels. Vous êtes en ce moment devant votre portable à lire cet article, cela signifie que les parties extensives de votre corps sont disposées de telle sorte que vos yeux suivent des lignes d’écriture. C’est bien mais si nous restions là, vous ne seriez pas « vous ». Ce qui s’effectue aussi, c’est un degré de puissance, à savoir la partie intensive qui s’efforce de persévérer dans son être en essayant de comprendre ces lignes, d’augmenter en vous ce que c’est qu’être en les lisant. Vous êtes en train d’y chercher une forme d’augmentation de votre être et vous ne sauriez avoir davantage raison, non seulement parce que j’espère que ça fonctionne et que ces lignes vous apportent quelque chose mais surtout parce que ce que vous sollicitez de vous alors, ce n’est pas que les parties extensives de votre corps mais les parties intensives de votre être, les degrés de puissance qui vous définissent maintenant mais aussi dans une dimension qui n’est plus celle de l’existence mais celle de l’essence.

Nous ne pouvons faire l’expérience de l’éternité que sous une forme intensive, mais tout le temps que je passe à libérer cette part intensive de moi est « moi » et cette partie est une essence éternelle. Cela peut être dit plus simplement: Que faisons nous de notre vie? Supposons que dans votre vie, vous n’ayez sollicité que le premier genre de connaissance, celui des idées inadéquates, alors quand vous mourrez, vous disparaitrez complètement, c’est-à-dire que vos idées étant inadéquates ne vous ont jamais permis de jouir de l'intuition des essences, pas davantage celle de la vague que celle de votre amoureuse ou celle du théorème de Pythagore, et encore moins de la votre évidemment. Supposons que vous ayez atteint le 2e et  3e genre de connaissance, pas tout le temps, mais de temps en temps, ce qui meurt  de vous alors est une partie peu importante de vous, insignifiante, comme dit Deleuze. 

Si on reste toute sa vie dans la quête d’immortalité, cela signifie que l’on reste prisonnier de cette idée qu’il y a un avant et un après. Avec Spinoza, nous nous situons au niveau d’une éternité qui est « pendant ». Je sens que j’expérimente pendant que je vis que je suis éternel. Pourquoi? Parce que je peux maintenant bel et bien faire l’expérience de ceci qu’il y a en moi les parties extensives que j’ai et les parties intensives que je suis, à savoir celles qui font mon essence.

Or ces parties intensives que je suis, sont finalement l’intensité avec lesquelles je participe de l’essence de Dieu, étant entendu que Dieu c’est « ce que c’est qu’être » et cela ne peut être qu’éternel. Les deux derniers genres de connaissance sont ceux grâce auxquels finalement je me hausse à cette connaissance de moi grâce à laquelle je me perçois telle que je suis « vraiment » mais c’est quoi, ce que je suis vraiment? La libération d’intensités variables de ce que c’est qu’être Dieu, c’est-à-dire de ce que c’est qu’être, mais du point de vue de tout ce qui est, du point de vue du Tout. 



4) L’expérience de l’éternité 

La perspective spinoziste est si profonde et si riche qu’il est vraiment nécessaire ici de l’explorer le plus que nous pouvons jusqu’à son terme et ce terme c’est l’éternité, non pas une éternité qui défie la mort, mais plutôt qui l’englobe: c’est en tant que je suis mortel que j’expérimente que je suis éternel, c’est pendant ma vie et donc en un sens pendant ma mort que je fais l’expérience de l’éternité. Mais évidemment quelle éternité et quelle expérience? C’est ça la question.

Exister finalement, pour Spinoza, c’est composer des rapports. Nous ne cessons de composer des rapports quand nous nous nourrissons, quand nous respirons, quand nous marchons, quand nous rencontrons des gens, quand nous manipulons des objets, quand nous lisons une auteure, bref, absolument tout le temps. Nous composons des rapports jusqu’à ce qu’un jour nous tombions sur une situation, ou sur un aliment (poison) ou sur une personne dont la rencontre hostile va décomposer le rapport sous lequel je faisais entrer toutes les parties extensives qui me constituaient et alors je meurs. 

Mais à quel moment de cette incessante composition de rapports qui définit ma vie vais-je faire l’expérience de l’éternité? C’est très simple: à chaque fois que je dépasse le premier genre de connaissance. Si nous reprenons l’exemple de la nage, « j’apprends à nager », quand je passe de cette expérience de l’eau comme pur choc ou entrechoquement de la vague et de mon corps qui barbote dans l’eau à la compréhension du rapport entre toutes les parties extrinsèques qui composent la vague et du rapport entre les parties extensives qui composent mon corps. J’apprends à nager dans le rythme de la vague. Je comprends ce que c’est que d’être un corps qui nage dans l’eau. Je me suis élevé du choc avec les parties extensives de la vague à la connaissance du rapport qui constitue la vague ou l’onde, et j’ai composé ce rapport avec mon rapport. Il y a bien quelque chose qui fait l’unité de l’élément « eau » ou de l’élément « vague »et de l’élément « mon corps », mais quoi? Le rapport. Tout ce qui fait fondamentalement la distinction entre mon corps et l’eau c’est que nous ne consistons pas dans le même rapport avec nos parties extensives. Dés lors que je soupçonne à quelque niveau l’existence de ce rapport, je comprends quelque chose de cet élément « autre » avec lequel je vais composer quelque chose: une nage.

Mais dans cette opération, cela suppose que je me sois détaché de l’action de barboter où je ne faisais l’expérience que des parties extensives de  l’eau (et je ne m’y retrouvai pas du tout, où j’étais en train de me noyer quasiment). A ce niveau, je ne fais finalement que rencontrer des menaces, des parties extensives qui peuvent me noyer, me choquer, me faire mal. C’est intéressant ici parce qu‘on comprend que quelqu’un qui ne demeure que dans ce premier genre de connaissance vit forcément dans la terreur et dans l’erreur.

Or il se trouve que dans la scolie de la proposition 37 du livre 5 de l’éthique (c’est-à-dire loin dans le livre), Spinoza écrit que nous sommes effectivement en perpétuelle situation de danger à l’égard d’une autre essence mais que « cela ne se comprend que quand on considère les choses en relation avec un certain temps et un certain lieu ». Continuons avec l’eau, ce que cela veut dire, c’est qu’en effet, si je reste à un niveau d’expérience de cette vague qui est celui de la rencontre brute avec un ici-maintenant de parties extensives pures, dispersées, alors forcément je vais probablement non seulement mourir mais disparaître en tant que rapport, en tant qu’essence. Accéder au second genre de connaissance, c’est accéder à ce qui constitue le rapport que compose la vague avec ses parties extensives. Or la perception de ce rapport en tant que rapport implique que je me situe moi-même comme étant autre chose que mes parties extensives, c’est-à-dire que ces parties extensives qui sont en relation avec un certain temps et avec un certain lieu. Tout en étant dans l’eau dans un certain temps et dans un certain lieu, je ne peux apprendre à nager qu’en me situant à un certain niveau de compréhension de l’eau (celui de son rapport et du mien) qui ne s’effectue pas que « là, maintenant » voire pas du tout.  Je n’apprends vraiment à nager qu’en accédant à un certain niveau d’interprétation de la situation qui suppose que j’ai saisi le principe d’unité de l’élément « eau », même à un niveau minimal, mais c’est ça le second genre de connaissance, et c’est ça le rapport sous lequel l’eau fait entrer toutes ses parties extensives. 


Ce qu’il faut bien saisir ici, c’est que quelque chose de cette compréhension ne peut se situer à un niveau temporel. D’avoir saisi le rapport qui fait l’élément eau me situe dans une forme d’éternité de compréhension qui finalement ne se conçoit pas dans le temps, même s’il peut s’y effectuer, notamment quand je nage. Il subsisterait même s’il n’était pas effectué. 

Supposons que je sois mort: cela signifie que le rapport qui réunit les parties extensives n’est plus agissant, n’est plus effectué. Ces parties extensives n‘étant plus unifiées, elles se dispersent. Mais le rapport lui subsiste forcément quelque part. Pourquoi? Parce que le rapport, il est relié à l’essence, c’est-à-dire à ce qui fait que la vague est vague et à ce qui fait que je sois « moi ». L’essence ce n’est pas une partie extensive, c’est une partie intensive  (et pas de moi mais de dieu, c’est-à-dire de la nature). Les parties intensives de la nature dans lesquelles consistent les essences: moi, la vague, l’eau, le brin d’herbe, autrui, etc, ne peuvent pas simplement disparaître sous le simple prétexte que mes parties extensives auraient été dispersées, tout simplement parce qu’elles ne se situent pas au même niveau et aussi parce qu’il est impossible que des parties intensives s’opposent. 

A ce point du raisonnement de Spinoza, il convient d’être vraiment clair: il y a un niveau de compréhension de ce qu’implique le fait de savoir nager, par exemple, qui nous fait accéder à cette connaissance de l’essence de la vague. C’est le 3e genre de connaissance. Cela revient à saisir intuitivement l’être de la vague, mais aussi à saisir que la vague consiste dans la libération d’un certain degré de puissance de la nature, ou encore en d’autres termes que la vague est un degré d’intensité du désir de persévérer dans son être de la nature naturante. C’est ça une vague, mais aussi bien « moi », telle fleur, telle arbre, etc. Nos essences ne consistent que dans ces parties intensives de ce que c’est qu’être pour la nature (pour l’être tout aussi bien). Si je parviens à réaliser cela pour tout ce que j’essaie de connaître, j’accède au 3e genre de connaissance. Je fais alors l’expérience que je suis éternel. Il n’y a à ce niveau que des différences intensives et ces différences ne s’opposent pas, contrairement aux parties extensives qui elles au contraire, s’opposent. 

Si je suis capable d’expérimenter l’essence de la vague, c’est que je serai parvenu au 3e genre de connaissance et qu’alors l’expérience de la vague comme partie intensive de la nature se manifestera nécessairement à moi qui me saisis moi-même comme autre partie intensive de cette même nature, par quoi il est absolument impossible que nous nous opposions et comment le pourrions nous puisque la représentation de soi comme parties extensives n’est plus du tout efficiente ni actuelle ici? Comprenons-nous bien ce qui se passe là?  Dés lors que je produis l’effort pour dépasser le premier genre de connaissance et réaliser qu’il n’existe en fait que des rapports (2e genre de connaissance) et des essences (3e genre de connaissance) je comprends que ce que j’avais l’impression de vivre extérieurement comme un combat perpétuel au niveau des partes extensives ne s’effectue en fait qu’en tant que variations intensives d’un seul et même effort qui est celui d’être, d’être la nature ou d’être Dieu. Il n’y a de lieu et de motifs d’opposition qu’aux yeux du premier genre de connaissance.

C’est exactement comme si des états d’âme opposés finissaient par se percevoir eux-mêmes comme les variables de l’humeur d’une seule et même personne et réalisaient ainsi l’inanité, le non-sens mais même l’impossibilité pure, ontologique de leur hostilité. Dés lors le plus petit effort que je produis pour m’extraire du premier genre de connaissance et motiver ainsi de moi ce qui m’effectue comme rapport voire comme essence me met sur la piste de cette dimension à l’intérieur de laquelle, étant entendu qu’il n’y a plus de parties extérieures, il n’y a plus d’opposition possible, donc plus de destruction, donc plus de non-être. 




5) Une affaire de proportions (Gilles Deleuze)

Ce qu’il s’agit de relier ici, c’est le fait qu’exister consiste à composer des rapports et que, du même coup, c’est, comme, le dit Gilles Deleuze « une affaire de proportions ». Exister, il va falloir « faire avec ». 

En tout individu, il y a trois dimensions:

  1. les parties extensives
  2. les rapports qui le constituent
  3. L’essence en laquelle il consiste

A chacune de ces dimensions correspond un type de connaissance. 

  1. Du point de vue des parties extensives, nous n’avons que des idées inadéquates
  2. Du point de vue des rapports, nous avons des idées adéquates
  3. Du point de vue de l’essence nous avons une intuition de la partie intensive ou du degré de puissance de la nature, c’est-à-dire de Dieu en quoi consiste la chose connue.


Lorsque nous mourons, si nous n’avons connu que des idées inadéquates, alors la mort (en tant que dispersion de ces parties extensives  qui nous les ont fait avoir) fait disparaître la majeure partie de moi-même, ce que c’est qu’être pour nous. Mais si, au contraire, nous avons pensé un nombre important d’idées adéquates, voire de connaissances quant à l’essence, alors, ce qui meurt de moi n’est que la partie la moins importante.

Il n’est vraiment pas question ici de dire que l’âme survit au corps, rien n’est plus étranger à Spinoza que cette idée.  Si de mon vivant, je n’ai conçu que des idées inadéquates que des passions tristes, que des mouvements impulsifs qui m’ont faire réagir n’importe comment, je mourrai sans avoir jamais fait l’expérience de cette éternité qui consiste à réaliser qu’en tant qu’être capable de la connaissance du 3e genre, je suis un degré de puissance du désir d’être de Dieu, je suis une certaine libération d’intensité de ce que c’est pour Dieu, ou pour la nature ou pour l’Etre, d’ETRE , et ça c’est éternel. 

Nulle part la distinction entre l’immortalité et l’éternité n’est plus forte et évidente qu’à ce moment de la philosophie de Spinoza (le 5e livre de l’éthique). Si je cherche l’immortalité, je situe la mort comme limite entre l’avant et l’après mort. L’éternité, au contraire, cela signifie que j’expérimente pendant ma vie mortelle quelque chose qui ne peut pas être sous la forme du temps. Mais qu’est-ce que c’est? Qu’il y a en moi une partie intensive de ce que c’est qu’être, pour Dieu, ou la nature, et que cette partie là n’est pas dans le temps. En d’autres termes que ces parties extensives que vous faites entrer sous des rapports qui vous caractérisent, ne sont que l’envers ou la doublure extérieure, visible, d’un « pli » intérieur qui lui est celui d’une puissance incommensurable et éternelle que l’on peut appeler indifféremment Dieu, Nature ou Etre. 

Ce n’est donc pas du tout que le temps que vous avez consacré pendant votre vie à la connaissance du 3e genre vous sera rendu, dans une espèce de rétribution eschatologique chrétienne, après votre mort (vraiment pas), c’est plutôt que l’accession au 2e et 3e genre de connaissance vous installe de fait dans une certaine réalisation de la nature comme être dont l’effort pour être ne se décline pas dans les termes de parties extérieures qui s’opposent et s’extériorisent les unes aux autres dans le temps mais de variables intensives qui se composent et s’interpénètrent dans l’éternité.



« L’homme n’est pas un empire dans un empire »: qu’est-ce que ça veut dire? Que TOUT est composition et décomposition de rapports, à tous les niveaux. Il est vraiment difficile ici d’être plus matérialiste que Spinoza.  En cet instant, vous respirez, ce qui signifie qu’un échange se produit entre gaz carbonique expiré et oxygène inspiré et aucune opération ne peut se concevoir autrement que dans les termes d’un échange avec l’extérieur, échange de parties extensives qui composent ou décomposent et recomposent continuellement des rapports au fil desquels s’effectuent des essences, c’est-à-dire des êtres singuliers, des noms propres. Rien n’est plus « commun » (en un sens extrêmement profond que d’être un nom propre, que d’être une singularité, que l’on soit brin d’herbe, vers de terre, humain, ou autres). Le point crucial de la philosophie de Spinoza concernant cette question de l’éternité et son opposition radicale avec la notion d’immortalité se situe finalement dans la question de savoir pourquoi et comment, en m’efforçant de comprendre le rapport qui relie entre les parties extensives d’un corps autre que le mien, quel que soit ce corps, j’opère nécessairement en moi ce que dans d’autres contextes on pourrait appeler une conversion spirituelle, mais précisément de façon vraiment scientifique, simple, concrète incroyablement matérielle. Ce n’est pas en tant que moine trappiste ou en tant que méditant bouddhiste que cette conversion s’opère, mais tout simplement parce que je ne peux solliciter dans ma relation physique avec cet autre corps qu’est l’eau dans laquelle je nage ou la personne dont je sers la main, ou la pomme que je m’apprête à manger que le second et troisième genre de connaissance. Je le dois absolument si je veux savoir nager (et en un sens j’ai quand même intérêt à le faire,  autrement je me noie, ou je me tiens continuellement à l’écart de l’eau).


Quand on dit le mot « connaître » ou « comprendre », inconsciemment on plaque une image de personne réfléchissant, travaillant intellectuellement ou d’une chercheuse ou d’un chercheur dans un laboratoire  oeuvrant à l’écart du monde, ou de la nature. Mais quand je nage, si j’arrive à nager, c’est bien que j’ai compris quelque chose, inconsciemment. J’ai « compris le truc », comme on dit, j’ai saisi plus ou moins bien que la vague consistait dans un certain rapport de densité liquide, de rythme, de vitesse, de mouvement et je suis parvenu à accorder le rythme de mes gestes, de ma respiration, la position des organes de mon corps dans une forme de concordance, d’adéquation avec l’onde. 

Or je ne peux pas opérer cette compréhension, même dans son premier degré qui est celui des rapports caractéristiques qui font être cette vague à laquelle je me confronte ici et maintenant, en tel lieu, à telle heure, sans abandonner le niveau des parties extensives, c’est-à-dire sans solliciter de moi, ce qui me fait être « moi », ce corps ordonnant les parties extensives qui me composent sous des rapports caractéristiques. On pourrait dire que nécessairement je me « récupère », je me rassemble, un peu comme le commandant d’une armée en déroute qui essaie de rallier les fuyards dispersés sous sa bannière pour une dernière charge. En fait il m’est impossible de me mettre au niveau des rapports pour saisir le rapport qui constitue la vague sans me situer  moi-même au niveau du rapport qui me constitue moi, et cette mise à niveau est un rassemblement mais plus encore un recueillement, un recentrage et le terme de recueillement ici est vraiment pertinent parce le double sens qu’il revêt: se recueillir, c’est bien se rassembler, mais c’est aussi se concentrer, intensifier une attention. 

Autrement dit, se rassembler, se recentrer pour saisir les rapports qui font la vague et conséquemment les rapports qui constituent aussi mon corps pris dans la vague  n’est pas du tout un mouvement d’abstraction vers les hautes sphères de l’intellection. Comprendre n’est pas s’abstraire mais se recueillir, se concentrer,  intensifier sa présence. Je ne prends pas du tout du recul, je comprends, c’est-à-dire étymologiquement que je «  prends avec ». Je dépasse le niveau de la situation ici et maintenant des parties extensives de la vague et de celles de mon corps pour accéder à celles des rapports qui font la vague et qui font mon corps, mais en fait cela me fait rentrer dans une compréhension plus active d’un « dedans » et pas du tout d’un dehors. Quel dedans? Celui de l’intensité de la vague auquel il va me falloir répondre par une intensification musculaire, nerveuse, attentive de mon corps. Plus la vague est forte, plus il va falloir que j’y réponde en créant des zones d’intensité dans mon corps de telle sorte que je ne serai pas déstabilisé.


J’accède alors, presque insensiblement à un nouveau degré de compréhension de la vie, de la composition de rapports, à savoir que tout finalement est une affaire d’intensités. Tout ce que j’ai à faire c’est me mettre à ce niveau. La vague est plus ou moins intense et ce degré de puissance « attend », ou du moins, si je veux que ça se passe bien, requiert que je « convoque » de mon côté un certain degré d’intensité pour ne pas être complètement emporté.

« Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels »: il faut sans cesse revenir à cette affirmation et réaliser qu’elle ne revêt aucune dimension idéale, méditative ou, pire encore transcendante.  Cette récupération de soi grâce à laquelle je réponds à l’intensité de la vague par une certain intensité de présence de mon corps dans la vague n’est pas un savoir, ni même une conscience que je prends clairement de ce qui se passe. Je ne m’extrais pas de la situation, je m’y « intensifie », on pourrait dire que « j’y suis intensément » ou que j’y suis tout court.

Alors commence à s’opérer une sorte de décrochage avec le temps, du moins avec un temps linéaire, sur lequel on pourrait marquer une sorte de repère avec des coordonnées.  Les parties extensives de la vague choquent les parties extensives de mon corps à 13h12, supposons. La perception de la vague en tant qu’intensité à laquelle je vais répondre par certaines intensités de mon corps ne s’effectue pas extérieurement, elle atteste d’un ressenti et d’une implication active, engagée de ma part dans ce ressenti. C’est un affect positif. Ici, il faut se poser la question du sens du préfixe « re » dans « ressenti », ce n’est pas celui d’une répétition , mais d’une intériorisation dans laquelle il n'est pas 13h12.  D’accord mais dans quoi? 

Dans la nature, ou plus précisément encore dans cette dimension interne à la nature à l’intérieur de laquelle elle se « veut », elle jouit de l’augmentation de sa puissance d’agir dans l’intensité de la vague et dans l’intensité de mon effort pour exister face à la vague. Tout ce que nous voyons ici est assez proche d’un vocabulaire sportif, de celui de l’effort et de tout ce qui dans cet effort vient d’un dedans, mais ce dedans n’est pas celui du courage de l’athlète, ou en tout cas, pas seulement, c’est un dedans au sein duquel tous les efforts fournis par toutes les essences de toutes les parcelles de vie existantes conjoignent dans un même élan, dans un même "vouloir être"  (parce que tout simplement, nous ne nous situons pas au niveau des parties extensives).

Il n’ y a vraiment rien de mystique dans tout ça: savoir nager, ce n’est pas une affaire d’analyse, mais d’intensité, de concentration, ce qui signifie que l’on est davantage dans quelque chose, mais quoi, au juste, la situation, le présent, l’action? Oui, on peut dire ça, mais il faut aller plus loin. On est exactement dans la même chose que ce niveau de perception à la hauteur duquel  on réalise que quand je vais dans tel lieu en passant par telle rue et en longeant tel bâtiment, ce qui se passe, en fait, n’a rien d’extérieur: « des choses confondent leur durée », je ne passe pas à côté de telle maison, je dure différemment qu’elle, autrement dit des rapports entre des parties extensives conjoignent dans leurs efforts pour durer, et évidemment ces efforts sont différents parce qu’il y a quand même des chances que le rapport qui tient entre elles les parties extensives de la maison durent plus que les rapports de mon corps, à moins qu’il y ait un tremblement de terre. C’est cela que veut dire Spinoza quand il dit que l’idée selon laquelle une essence peut nécessairement me détruire ne se comprend que « quand on considère les choses en relation avec un certain temps et un certain lieu. »


Je traverse à un passage clouté. Une voiture arrive et elle me renverse: oui je n’ai pas de quoi lutter du point de vue des parties extensives et je n’ai pas fait « attention », je ne me suis pas placé au niveau des intensités. Qu’est-ce que cela aurai changé: j’aurai été intensément là. Mais être intensément là, c’est s’effectuer en tant qu’intensité de vie. A ce niveau là, la personne qui conduit la voiture est elle aussi une intensité de vie. Si lui comme moi plaçons notre existence à ce niveau là, il va faire attention. Ce ne sont plus deux corps qui vont se croiser sur un passage clouté, ce sont deux intensités de présence qui vont émettre des vitesses d’attention. Mais sur quel plan? Sur un plan d’immanence qui n’a plus aucun rapport avec un espace extérieur. Comme pour la maison, nous composons lui et moi un arrangement où s’expérimente cette donnée selon laquelle nous durons différemment dans un même élan. C’est comme si le chiffre de nos intensités de présence défilaient sur un seul et même tableau. Mais ce tableau n‘est pas l’espace. Il n’est pas divisible, il est confus et continu. Il est en même temps beaucoup plus proche de vos essences respectives. Vous êtes en train d’effectuer des variations de degrés dans la libération d’une seule et même puissance qui est celle de la vie, ou de la nature, ou de l’être, ou encore de Dieu.

Quoi que nous vivions, quoi qu’il se passe, être « est », ce qui revient à dire, en termes spinozistes que la nature se fait naturante, créatrice d’elle-même, elle s’auto-génère et c’est d’ailleurs pour cela qu’ici nous nous situons dans un dedans. Ce n’est que spontanément que la nature se fait exister « sponte sua) (de son propre mouvement). Donc il faut bien que toutes les parcelles de vie se rejoignent quelque part. C’est ça l’intuition de Spinoza, et c’est aussi le 3e genre de connaissance par intuition. Par conséquent, dés que nous intensifions dans une activité, une pensée, nos flux de présence, nos vitesses d’attention, nous effectuons un décrochage de « plan »: de parties extensives dans l’espace, nous parvenons à l’appréhension de rapports, voire d’essences dans les intensités de vie de la nature, là où l’intensité de la vague se manifeste et la mienne aussi. Tout ceci ne s’effectue que dans le désir d’exister de la nature, et ce désir ne se déploie pas du tout dans le temps, mais dans ce que Bergson appellerait la durée, Nietzsche la volonté de puissance et Spinoza la nature naturante, ou encore éternité.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire