mardi 16 mai 2023

Terminales 3 / 5 / 7: D'un prétendu droit de mentir par Humanité - l'action morale et la bonne intention


 Le ton et l’esprit de cet opuscule est polémique. Kant est soucieux de détruire l’argumentation de Benjamin Constant qui tient finalement en trois points:

  1. On ne peut pas se soumettre aveuglément ou impérativement à un devoir moral. Il y a toujours des cas dont l’urgence, la complexité peuvent nous amener à « improviser » et à ne pas s’imposer rigoureusement de respecter un devoir. C’est le cas pour dire la vérité.
  2. Je n’ai de devoir qu’à l’égard de celles et ceux qui ont des droits. Mais qui a des droits et par l’autorité de qui ou de quoi? On a des droits si l’on est un sujet de droit, si l’on respecte le droit. Des personnes qui ont la volonté d’assassiner ne respecte pas le droit, donc je ne leur dois rien.
  3. Je ne dois la vérité qu’à celle ou celui qui me respecte. Il y a une exigence de réciprocité du respect. Si l’on veut tuer mon ami, on ne me respecte pas, donc je ne suis tenu à rien à l’égard de quiconque fait preuve d’irrespect à l’égard de ma personne et de mon bonheur. 

En fait il n’est bon de suivre des principes moraux que « selon les cas ». La complexité des situations de la vie impose que l’on fasse prévaloir le bon sens sur la rigueur de la morale. On mesure bien ici que l’éthique supplante la morale. Si l’on veut soumettre une situation à des principes, on suit la morale, si l’on fait l’inverse en soumettant nos principes à la situation, en les adaptant, c’est-à-dire en trouvant la solution la plus juste compte tenu de la situation, on suit alors une éthique. Si l’on ne fait que suivre son intérêt personnel sans se poser de questions on est ni dans l’une ni dans l’autre. 


L’argumentation de Kant contre Benjamin Constant est toute d’une pièce. Agir par devoir suppose finalement une « antériorité ». Finalement on pourrait dire que c’est une affaire de conscience avant d’être un cas, une situation réelle. La question « qu’est-ce que je dois faire? » Se pose avant celle de savoir ce que je peux faire. C’est toujours d’abord en moi que s’effectue la résolution, la solution. C’est cela le fond d’une action morale, ce n’est pas une « action tout court ».  C’est tout simplement  ce qu’on appelle une « bonne action ». Mais comment être sûr que c’en est une?  Quel est le critère imparable, indiscutablement fondé d’une bonne action? C’est une action accomplie par une intention « bonne ». 

Evidemment, le terme « bonne » n’est toujours pas éclairci, et c’est le fond de l’affaire, mais avant de nous pencher sur ce terme, le mot « intention » mérite déjà en lui-même une attention soutenue.  « Je ne pensais pas à mal » entend-t-on dire parfois. Je n’avais pas une mauvaise intention: c’est cela que ça veut dire. Mais qu’est-ce que c’est: « une mauvaise intention » ? C’est quand on essaie de manipuler les gens, c’est quand on a une intention « impure », que l’on veut tirer un profit personnel d’une situation.  Or tout bénéfice personnel est nécessairement animé par ce que Kant appelle un motif pathologique, c’est-à-dire lié à une passivité sensible. Cela veut dire que notre profit désigne notre confort sensible, notre bien-être, satisfaire nos inclinations. 


Ce dernier terme est décisif: dés que l’on agit par sensibilité, et ce terme désigne  à la fois ce qui est affectif et ce qui est physique, on est mu par une inclination, une pente descendante, c’est-à-dire que finalement, ce n’est pas une action mais une passion, au sens étymologique de « subir ».  Finalement la question essentielle est celle de savoir si dans telle situation, je dois la subir ou y agir. Selon Kant, il n’est aucune action morale qui puisse commencer à se décider en disant « compte tenu de la situation ». Si je dis cela, je suis déjà dans une posture de sensibilité, de passivité. J’accepte que la situation soit ce qu’elle est et j’agis conformément à ce qu’elle est. Compte tenu de la situation, évidemment je mens, donc je ferai toujours ce que  toute situation m’impose, donc je n’activerai en moi que ma sensibilité, mes affects, mes sens et jamais ma raison, donc je ne serai pas un être humain. Je « subirai » toutes les situations. 

La morale, au contraire, se définit par l’antériorité de l’intention sur la situation. On ne tient aucun compte de la situation, on se pose d’abord, et finalement seulement la question de l’intention, c’est-à-dire de la volonté.  Nous agissons moralement quand nous agissons par pure bonne volonté. C’est surtout le mot « pure » qui importe: une volonté qui n’est qu’une volonté. 

Prenez n’importe quelle volonté et posez vous la question de savoir si elle est pure: vous voulez de l’argent, vous voulez réussir, vous voulez être reconnue socialement. Aucune de ces volontés n’est pure, parce que dedans, il y a de la sensibilité, du physique, du plaisir, du confort, donc de l’inclination donc c’est plutôt du désir que du vouloir. Une volonté est pure quand vous ne voulez que la vouloir et qu’elle ne contient pas de désir.  La plupart de nos volontés défaillent ou « penchent ». Comment être sûr que notre volonté ne penche pas, qu’elle ne soit que pure volonté? 

La réponse est simple: puisque toute volonté qui penche n’en est pas vraiment une, il faut une volonté qui au lieu de « pencher », « s’élève ». Une pensée qui s’élève, qui s’édifie par elle-même, qui construit. Le contraire de subir, finalement , c’est créer. Vouloir c’est adhérer à l’idée d’une spontanéité de la volonté et c’est exactement le contraire d’improviser devant une situation (ce qui revient à s’y soumettre). Une volonté qui veut de son propre mouvement. 

Mais qu’est-ce que ça veut dire? Je crée un nouvel ordre humain avant toute situation. La seule question qui vaille c’est celle là: puis je créer une volonté voulante avant toute situation de telle sorte que je puisse être sûr que ma volonté sera active, et ne sera qu’active, que volonté dans telle situation?  Cela implique qu’aucun affect, qu’aucun sentiment qu’aucune donnée sensible n’impactera mon intention. Mais alors qu’est-ce qui en moi agira (et même ne fera qu’agir?) La raison, et comme la sensibilité ou les affects me ramènent toujours invariablement à « moi », à ma vie personnelle, ma raison, elle, au contraire, se détermine indépendamment de tout vécu subjectif, propre à ma personne. La raison, c’est finalement ce qui ‘exerce pleinement en mathématique par exemple, à savoir universellement. 

Si nous relions tous les fils entre eux, la position Kantienne devient très claire: puisque une bonne volonté est une volonté pure et puisque pure veut dire sans affect et sans sens, une volonté pure est aussi une volonté universelle. C’est bien ça: la question que l’on doit se poser devant « un cas de conscience » n’est pas du tout de savoir ce qu’il faut faire compte tenu du fait que la situation est ce qu’elle est, mais plutôt comment une volonté pure peut s’y déterminer purement , par elle-même, spontanément, c’est-à-dire donc universellement.  Une volonté pure est une volonté qui fait advenir dans la pureté de son intention un nouvel ordre humain. L’universalité d’un Nous qui fédère tous les êtres humains entre eux prime inconditionnellement sur tout « moi » et c’est cela qui détermine le « je »

Il y a, sans conteste, une extrême justesse dans la conception kantienne de la morale. Il conduit jusqu’à son terme logique, la notion même de « morale ».  Agir par pure volonté, c’est n’être qu’un vouloir sans désir, ni affect, ni sens. Une fois intégrée cette donnée d’une intention pure, l’universalité s’en suit logiquement puisque le désir, l’inclination, selon Kant, c’est nécessairement ce qui me ramène à moi. Dés lors, la seule question que je dois me poser pour agir par devoir, c’est: « comment l’humanité peut-elle fonctionner là, sans finalement tenir vraiment compte de ce là, ou du moins sans jamais lui donner la primeur. » 

On arrive (ou on part mais ça revient au même) toujours à l‘impératif catégorique: « agis de telle sorte que tu puisses toujours ériger (construire) la maxime (le principe à l’oeuvre) de ton action en maxime universelle. » Nous vivons certes, nous traversons des situations, mais agir moralement, cela revient à ne jamais subir la situation, à y ouvrir l’espace universel d’une volonté pure, c’est-à-dire pas animée d’un intérêt personnel. A quelles conditions  un homme peut-il agir dans cette situation en tant qu’homme et pas en tant que « moi, je »?  A condition de pouvoir faire de son intention une maxime qui puisse avoir force de loi pour tout être humain.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire