lundi 15 mai 2023

Terminale 3 / 5 / 7: La politique (cours 1)

 



Texte d’Aristote:  "zôon politikon"

« La communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant constituée pour permettre de vivre, elle permet une fois qu’elle existe de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle puisque les communautés antérieures [la famille, le village, les premières cités et les tribus soumises à un roi] dont elle procède le sont aussi. [Car elle est leur finalité, et la nature est finalité : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un homme, d’un cheval, d’une famille. De plus, le ce en vue de quoi [le but], c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur, et l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose d’excellent.] Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique (politikon zoon), et que celui qui est hors cité (apolis), naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé (phaulos) soit un être surhumain (kreittôn) [...] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que (mallon) n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos). Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. 

On ne peut douter que l’état soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n‘est pas une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre, car la main séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir; dés que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes; elles sont seulement comprises sous un même nom. Ce qui prouve bien la nécessité naturelle die l’Etat et sa supériorité sur l’individu , c’est que, si on ne l’admet pas , l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que le reste des parties; or celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’état. C’est une brute ou un Dieu.

La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institua rendit un immense service; car, si l’homme, parvenu à sa perfection, est le premier des animaux, il en est aussi le dernier quand il vit sans loi et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux en effet, que l’injustice armée. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce; il n’a que les emportement brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale; car le droit est la réelle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.» 

(Traduction P. Pellegrin modifiée) 


1) La politique comme anthropogenèse (L'être humain comme discordance entre être et vie primitive)

Dans ce passage très connu de son livre Politique 1, Aristote ne se contente pas d’expliquer comment la cité est apparue dans l’histoire de l’homme, mais il soutient que la cité est cela même à partir de quoi non seulement cette histoire commence, mais aussi ce par quoi l’homme est homme.  La cité au sens vraiment large semble être née au troisième millénaire avant JC en Mésopotamie (Pays de Sumer) qui correspond aujourd’hui à l’Irak. Telle que nous l’entendons vraiment aujourd’hui, notamment en tant qu’état, on peut la dater du 12e siècle avant JC, en Grèce. 

Comment l’idée de se réunir en cités est-elle venue aux humains? Si nous répondons « naturellement », en croyant ainsi restituer la pensée d’Aristote, nous sommes loin du compte, non pas qu’Aristote ne défende pas en effet cette thèse là (c’est bien cela qu’il dit) mais ce « naturellement » recouvre une quantité d’implications voire de présupposés philosophiques extrêmement importante et décisive, tant pour la philosophie elle-même que pour la politique.  Pour le dire autrement soutenir que l’idée de la cité est venue naturellement aux hommes est une proposition dont il convient vraiment de saisir la nature, les implications et les enjeux.

Chronologiquement, ce qu’il y a eu « avant », c’est quoi? Des familles, des villages, des petites collectivités, entre lesquels des liens se sont tissés dans une finalité qui est l’auto-suffisance d’une communauté. L’autarcie désigne d’abord une forme d’indépendance économique qui est la condition nécessaire mais pas suffisante du bonheur humain.  Il faut que les êtres humains pourvoient à leur auto-suffisance du point de vue des ressources (Oïkos: maisonnée, foyer) afin d’être en mesure de réaliser leur perfection humaine, laquelle ne peut se concevoir que dans une cité au sein de laquelle il leur sera donné de pouvoir développer spécifiquement ce en quoi consiste leur existence d’être humain, et cette existence a quelque chose à voir avec le logos, avec la raison, avec la pensée et la capacité à concevoir des idées générales. 

Finalement la nature, c’est fondamentalement cela pour Aristote: le processus au cours duquel il est donné à un être d’être vraiment ce qu’il est, c’est-à-dire d’aller jusqu’au terme de ce pour quoi il est fait (finalité). Si Aristote ne cesse de répéter que la nature ne fait rien en vain, c’est parce que la nature, en fait, consiste dans le processus même de cette finalisation. Une famille est faite pour être une famille, c’est-à-dire un groupe qui peut demeurer ensemble, qui peut se constituer en tant que famille, ce qui implique une permanence, la capacité à pourvoir aux besoins de tous ses membres. 

Finalement Aristote relie ici entre eux trois concepts: nature, unité (autarcie) et anthropogenèse.


                    Il s’agit  du type même de texte dont il importe vraiment de lire le contenu en en déconstruisant la renommée, en mettant un peu en sourdine l’impact philosophique historique. C’est justement en réalisant qu’après tout, c’est un être humain qui, réfléchissant sur le fait politique, y découvre aussi l’être humain comme phénomène, comme « FAIT » que l’on se situe au plus près de la pensée d’Aristote. 

Quelque chose de proprement humain se fait « là », dans la « polis ». Est-ce que l’homme aurait pu passer à côté de cette « donnée »? Oui, mais alors, il n’aurait pas été un humain…Donc en fait NON, pas du tout. Ce n’est pas ici qu’un jeu sur les mots ou qu’un tour d’esprit. Il nous faut vraiment nous représenter les choses comme ça. Ce qui imprègne ce passage et finalement l’oeuvre dans son entier, c’est justement cela: ici l’humain trouve son seul authentique lieu, son « topos ». Il y a un style de vie proprement humain qui ne peut s’accomplir que « là ». Donc nous serions tentés de dire que c’est le lieu naturel de l’être humain, et c’est vrai SI par naturel nous entendons « approprié », mais ce serait faux si, par ce même terme, nous entendions « organique » ou «  vivant » ou « spontané ». 

Ce point est important et un peu délicat. L’être humain est fait « pour »  vivre en cité, mais quelque chose d’absolument remarquable se produit ici pour l’être humain dans la relation entre règne naturel, ordre des choses naturelles  et finalité. Il existe dans la nature un être dont la nature est de créer les conditions propices à un mode de développement qui lui sera propre, c’est-à-dire naturel, mais dans le sens d’une spécificité radicale, irréductible à tout mode de développement animal, organique. Il semble être inscrit dans les projets de la nature d’accoucher d’un être dont la finalité naturelle soit de se doter d’un mode de fonctionnement et de développement propre, au sens de propre à lui, et c’est ce mode que l’on appelle « politique ». Par conséquent, il y a bien quelque chose de politique dans l’animalité humaine, mais en même temps, cette qualification politique de l’animal humain est cela même par quoi la nature est en quelque sorte « sortie de ses gonds ». 

Soyons plus clair ici: nature a deux sens

  • Ce qui définit une chose, ou une qualité comme étant propre à…comme continuant fondamentalement sa définition, son essence, son être
  • La dimension brute, première (ou primitive) , spontanée, pure, donnée de la vie ou d’une personne, d’un environnement. La nature en tant qu’elle s’oppose à la culture, à l’artificiel, au construit. 

Mais qu’est-ce que c’est que cette vie humaine qui va se développer dans un cadre et selon un déploiement spécifiquement politique (c’est-à-dire finalement selon des lois non plus naturelles mais civiles) ? Ce n’est pas seulement ce qui va justifier la dualité de ses deux significations, mais c’est finalement ce à partir de quoi elle naît, exactement comme si la forme d’une définition, miraculeusement prenait le pas sur son contenu, ou pour être plus clair, comme si le simple fait que cette distinction entre essence et spontanéité soit faite pointait vers ce qui rend possible qu’elle soit faite, à savoir des mots, de la langue et donc l’être dont la langue rend possible que cette différenciation soit faite.

Il n’est pas besoin de se situer à un niveau ontologique pour réaliser cette vérité qui s’impose déjà dans une perspective sémantique, linguistique: "la politique, c’est la discordance entre l’être et la vie primitive" , ce qui fait que « naturel » signifie deux choses distinctes et qu’un mode de vie va s’insinuer entre ces deux choses distinctes que sont l’être, l’essence d’une part, et la vie brute ou si l’on préfère l’être premier des choses et des êtres, des éléments, d’autre part. Un être s’intercale naturellement entre l’être et la vie primitive pour consister dans une modalité d’être qu’il va bien falloir définir comme « seconde » ou « secondaire »: cet être c’est l’humain et ce mode de vie, c’est la politique

Quand nous lisons ce texte, il est une évidence dont il est vraiment bon de se rafraîchir l’esprit, c’est 1) qu’il est écrit 2) dans une langue 3) par un philosophe- citoyen. Qu’est-ce que ça veut dire? Que toute cette insistance avec laquelle Aristote désigne la nature comme la finalité de cette modalité d’existence politique de l’être humain   ne fait pas que reposer philosophiquement sur le fait politique: elle en émane. En d’autres termes, c’est à partir de ce mode de vie secondaire au sein duquel les lois civiles se sont superposées aux lois naturelles qu’Aristote désigne la nature comme finalité de l’existence politique de l’être humain. L’être humain est donc un animal dont le mode d’existence consiste naturellement dans une animalité seconde, dans une fausse spontanéité, dans une construction ou dans un processus.


Cela veut dire que même si dans ce processus (qui est la politique) par le biais duquel l’homme est homme, la nature est bien efficiente à titre de finalité, ce qui opère dans ce processus c’est bel et bien de « l’auto-determination », de la loi civile, de la capacité humaine à bricoler de l’humanité par le biais de machines ou d’instances comme. celle de l’état, ou de l’intérêt général (le terme de « machines »  ici n’est pas du tout péjoratif: pour créer de la vie seconde, il faut des lois et des instances dont l’autorité rend possible cette création de la cité).

Mais rien n’est plus éclairant pour bien saisir cette fameuse formule d’Aristote: « l’homme est un zôon politikon » que de bien comprendre la notion de « vie seconde ». La nature ne fait rien en vain mais, en même temps, la nature a doté l’être humain d’une spécificité qui est ici traduite par langage mais, dans d’autres textes, c’est la parole et nous préférons ce terme (compte tenu de notre cours sur la langue, nous pourrions même aller plus loin et citer ici la dimension sémantique de la parole selon Emile Benveniste, ce qui fait lien ente le 4e siècle avant JC et le 20e siècle). 


2) Le naturel politique

L’une des explications les plus riches de cette formule qui finalement réclame une certaine connaissance de la langue grecque, se trouve dans le livre de Giorgio Agamben intitulé: « le pouvoir souverain et la vie nue »:

« ici, le terme « politique » n’est pas un attribut du vivant comme tel, mais une différence spécifique qui détermine le genre zôon. Immédiatement après, du reste, la société humaine est distinguée de celle des autres êtres vivants en tant qu’elle est fondée, par un supplément de politicité lié au langage, sur une communauté de bien et de mal, de juste et d’injuste, et non seulement d’agréable ou de douloureux. C’est en référence à cette définition que Michel Foucault, à la fin de « la volonté de savoir », résume le processus à travers lequel, au seuil de l’époque moderne, en revanche, la vie naturelle commence à être intégrée dans les mécanismes et les calculs du pouvoir étatique, la politique se transformant en bio-politique: « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant et de plus capable d’une existence politique; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. »

Tout se joue en fait dans le terme choisi par Aristote, sachant qu’en grec, deux mots signifie la vie:

  1. Bios: façon de vivre propre aux êtres humains
  2. Zoé: le simple fait de vivre comme les autres êtres vivants (animaux, plantes, hommes et Dieux)

L’exclusivité de l’usage de la parole est cela même qui fait le supplément de politicité dont parle Agamben et nous pourrions surenchérir en insistant sur le fait que la politique est un second plan de vie, « une secondarité de vie », oui: une vie seconde. Cela revient exactement à la distinction sur laquelle nous avons invité concernant les deux sens de la nature: l’être et la primarité. Le propre de l’être humain est d’être un être en plus de la vie première. C’est ça que dit Aristote et c’est exactement ce qui explique qu’il utilise Zoé et pas Bios, parce que s’il l’avait fait, cela n’aurait pas marqué la juste nature de ce « plus », comme s’il faisait partie intégrante de l’être organique de l’homme d’être politique, alors que non, pas du tout: le politique en l’homme c’est justement de n’être pas organique, de consister dans ce plus de la vie organique en quoi réside le fait d’être politique.  




L’homme n’est pas un être organique, c’est ça la politique. Nous ne comprendrions rien à cette vie seconde dans laquelle consiste la modalité d’existence humaine si nous ne la saisissons comme vie seconde par rapport à une vie première, ce que Giorgio Agamben appelle « une vie nue ». La politique commence à l’habillement de cette vie nue, le fait qu'elle ne soit pas nue. Elle naît de ne pas se confondre avec elle, mais pour que cela soit clair, il faut que le terme zoé soit présent, dans la phrase, alors que si cela avait été le terme « bios », cela aurait voulu dire que la Zoé n’a pas droit de cité (dans tous les sens du terme), à titre de limite sacrée à ce que la politique peut faire, que la Zoé n’existe même plus dans cette évidence selon laquelle une vie politique humaine peut littéralement se substituer à elle, de telle sorte que la vie pure, la vie nue n‘est plus. 

        Si le terme utilisé avait été bios politikon, Aristote aurait été un transhumaniste avant l’heure, il aurait voulu dire que la Zoé n’a rien à opposer à cette machination, transformation de la vie nue par le biais de laquelle elle deviendrait vie politique humaine, construite, artificialisée. Mais en disant zôon politikon, il donne à l’être humain un cap dont la feuille de route consiste à ne jamais supplanter la vie nue, la zoé, mais à se situer dans sa secondarité. L’homme est un animal dont l’animalité est seconde par rapport à une vie primaire qui n’est pas l’affaire du politique, mais par rapport à laquelle il est le mode d’existence excédentaire

Qu’est-ce que ça veut dire donc: « L’homme est un zôon politikon »? Que l’être humain développe son être propre dans le supplément d’être dont le gratifie l’exclusivité de la parole (articulation de la phoné et du logos), MAIS en même temps que ce supplément d’être (ou cette vie seconde) dans lequel on situe cette accession aux idées générales de bien et de justice ne se substitue pas à l’être premier, à la vie première ou « brute ». Il est ce que c’est que de se situer dans un second niveau par rapport à cette Zoé. Ce second niveau est indiscutablement un « plus » pour Aristote (on sait que pour Heidegger, ce serait plutôt un moins, mais ce n’est pas vraiment déterminant ici, parce que ce qui compte c’est que ce plus ou ce moins ne tombe pas dans la confusion de la substitution ou de l’annihilation de la vie nue). Imaginons un vêtement qui aurait la prétention de valoir comme « peau » qui se comportait ou se prévaudrait d’être à ce point déterminante qu’elle ne recouvrirait pas ou plus un épiderme, comme si cette seconde couche du vêtement se prenant pour la peau du corps qu’elle recouvre: cela c’est en un sens, ce que Michel Foucault appelle la biopolitique. 


Evidemment il est très tentant ici de recourir au concept du Da sein. La vie politique (vie seconde) doit se maintenir dans l’étonnement éprouvé par l’être humain à l’égard de la première (vie nue, zoé). Cet étonnement à bien des égards inspirent les lois civiles, non seulement parce que celles-ci ont pour fonction de réguler la vie des da sein ente eux, mais aussi parce qu’elles maintiennent et orientent les citoyens dans la direction d’un bonheur , d’une réalisation de soi propre aux être humains. Il y a dans le Da Sein le concept d’une façon d’être qui s’articule parfaitement avec l’ambiguïté de cette animalité politique, de ce que Giorgio Agamben appelle « supplément de politicité », même si dans les thèses conçues par Heidegger, il faudrait peut-être envisager de parler plutôt de « soustraction politique ». 



S’il y a bien une nature sous l’influence de laquelle l’Humain est un animal politique, ce serait alors précisément celle de ce décalage par l’insinuation duquel l’Humain s’étonne de ce que la nature soit. Il est naturellement politique parce qu’il n‘est pas « naturellement naturel », et c’est vraiment le génie d’Aristote que de situer ici le lieu propre de la politique, de nous rappeler à la dimension exclusivement humaine de la politique. C’est exactement comme si, dés le 4e siècle avant JC (mais peut-être avant avec Sophocle et Antigone), des philosophes et des auteurs de Tragédie avaient compris que la politique désignait moins un champ qu’une ligne à tenir entre deux écarts, entre deux abîmes dont il reviendrait à l’humain à venir de se garder, étant entendu que cet humain était, serait  nécessairement un citoyen. Mais de quels abîmes s’agit-il? D’un côté de la nature, de la croyance à une politique naturellement naturelle (finalement de la croyance en un biotope humain) et de l’autre de la conviction qu’en l’homme la politique peut et doit évincer le naturel (du transhumanisme politique - il n’est pas exclu que les deux abîmes d’ailleurs se rejoignent, en fait) ). Finalement cela revient à donner un sens incroyable et profondément visionnaire, juste, profond à la thèse d’Aristote puisque cela consiste à dire que l’être humain n’est ni un être naturellement naturel ni un être politiquement politique, mais un être naturellement politique. De fait, c’est bien cela qu’il dit.

Pourquoi cette interprétation de la phrase d’Aristote est-elle très convaincante, au-delà même du fait qu’elle cadre à la perfection avec les termes utilisés?

Parce qu’elle explique la suite du passage et plus particulièrement le rapport qui est immédiatement opéré par Aristote avec la parole. Mais avant, il faut vraiment prêter attention au début du texte: « s’étant constituée pour permettre de vivre, elle permet une fois qu’elle existe de mener une vie heureuse. » Il est naturel à l’humain de se réunir en cité:

  1. D’abord pour parvenir à vivre en autarcie (indépendance) , pour s’auto-suffire dans le rapport naturel à nos besoins vitaux
  2. Mais aussi, parce que l’humain, en tant qu’il est humain, doit parvenir à la réalisation de l’être spécifique en lequel il consiste et cela suppose qu’à la vie il ajoute l’exigence de bien vivre ou de vivre heureux, ce qui signifie atteindre l’excellence de SA nature, laquelle n’est pas l’animalité première, la vie nue.

La cité, c‘est ce qui joue sur ce double tableau, ce qui manifeste bien de l’importance de la nature dans l’accomplissement de la créature humaine. La cité c’est ce qui commence quand l’autarcie est atteinte, parce qu’alors l’existence de l’être humain n’est plus suspendue à la condition de la survie. Celle ci est faite, pourvue, accomplie, et c’est une affaire dont le règlement marque le début de l’aventure humaine: consister dans le développement auto-régulé d’une seconde nature, être à la nature l’être qui, tout en l’exhaussant, s’en démarque. Donner vie à à un style d’être qui ne se situe pas de plain pied avec « ce que c’est qu’être » et donc ajouter à l’exigence de survivre celle de bien vivre: c’est cela le mode de vie politique de l’humain, et il suppose une relation d’exception à la vie nue, à la vie organique. L’être humain se définit naturellement de n’être pas que naturel, de cultiver « un art de vivre » et c’est ça la cité: « pas que » de la vie nue. Giorgio Agamben formule ainsi cet excédent de politicité: « La vie nue, a, dans la politique occidentale, ce privilège singulier d’être ce dont l’exclusion fonde la cité des hommes. »

Le fond de cette argumentation est essentiel: qu’un être humain se mette en tête de vivre à l’écart de la cité ne manifeste pas seulement un manque de sociabilité dommageable à son « ouverture d’esprit », mais de façon infiniment plus grave, voire irrévocable, de le situer hors de cet art de bien vivre qui qualifie ce que c’est qu’être humain étant entendu que cela ne peut se définir qu’ en tant que mode de vie indépendant de l’attachement exclusif à suivre. Ce qu’un humain gagne à vivre en cité n’est ni plus ni moins que d’être humain, parce que s’il vit seul, le souci d’assurer sa survie dans un milieu hostile l’accaparera jusqu’à rendre impossible cette culture de soi que désigne le bien vivre (par opposition au survivre). 

Evidemment une remarque ici ne doit pas nous échapper notamment parce qu’elle nous permettra d’analyser de façon efficace un dysfonctionnement dans nos sociétés modernes, à savoir que ce souci de survivre, et plus encore le rapport au travail tel qu’il est aujourd’hui institué (et notamment par la dernière réforme des retraites) joue complètement de la condition de la survie pour soumettre le salarié à des conditions de travail subordonnées qui, de fait, ne le font plus du tout correspondre à ce que c’est qu’être humain dans une cité (nous reviendrons à ce dysfonctionnement. Comment ne pas le faire, de toute façon?)



3) L'exception parlante (bonnes fêtes de "pas que...")

Mais pour l’heure, il nous faut continuer à approfondir cette notion d’exception. Etymologiquement exception vient du latin ex/ cipere, « ce qui se définit de s’en exclure ». L’homme est un « animal politique », cela signifie donc, en ce sens: l’homme se constitue dans la cité (politique)  de n’être pas un animal vivant, un zôon. Si vous dites, par exemple,  que "vous êtes un être humain grand", l’adjectif grand a cet effet de vous inscrire dans la catégorie des humains qui tout en étant humains sont grands. Mais ici, dire que l’Homme est un animal politique se comprend autrement: l’ad-jectif  politique n’inscrit pas l’être humain dans la catégorie des animaux qui en plus d’être animaux sont politiques, mais dans celle des animaux qui, de cela même qu’ils sont politiques, créent un ensemble distinct de l’animalité. L’ad/jectif crée un rapport d’exceptionnalité par rapport à ce dont il est supposé être « l’adjonction ». Ce qui s’adjoint à l’animal avec le terme de politique, c’est ce qui va donner au sens du terme « animal » un excédent, au sens de « ce qui va excéder ce que cela veut dire d’être animal ». Le politique, c’est qui excède le sens de ce que veut dire « être animal », et cette excédence politique: on peut appeler ça « humain ». L’expression « animal politique » requiert donc une analyse grammaticale spécifique en ceci qu’elle ne peut s’entendre qu’à la lumière de la notion d’exception: capturer, inclure, intégrer en s’excluant. De fait, c’est exactement cela: l’humain inclue l’animalité en s’en excluant dans la cité, par la cité.

Finalement la logique grammaticale grecque de l’adjectif dans zôon politikon est exactement le contraire de celle, latine de « homo sapiens » ou « homo faber ». Pour cette dernière expression, faber, artisan, c’est cela même qui fait de l’homme ce qu’il est. Nous sommes dans une dynamique inclusive. Le propre de l’homme est d’être un artisan. Pour le zôon politikon, la dynamique est celle d’une exclusion inclusive: ce que l’homme « est », c’est de s’exclure par la politique de ce que cela serait que de n‘être qu’animal.  

Aller jusqu’au bout de cette exclusion inclusive, c’est ce à quoi nous invite le passage même d’Aristote  et sa référence à la parole comme exclusivité de l’être humain:

« Or seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos). Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »


Qu’est-ce que parler, en effet? C’est articuler du logos sur de la phoné, de la raison, de la pensée sur de la voix.  Habiter la polis, c’est consentir à cette exclusion de soi, en soi, de la vie nue, ce qui ne signifie pas que l’on n’y sera pas vivant, mais qu’on n’y séjournera qu’en tant que l’on y cultivera cette excédence politique par rapport au fait d’être vivant, qu’on y existera, et donc qu’on n’y sera pas seulement vivant. La vie nue, c’est bien ce qui guide le zôon politikon mais de ceci qu’il s’en exclue (comme on se constitue d’une référence dont on se détache, dont on se fait comme une profession e foi que de s’en exclure radicalement), qu’il ne soumet pas ses actions à l’impératif de la survie, qu’il AGIT, vraiment, et c’est bien ce que veut dire Hannah Arendt quand elle affirme que « la raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action. »

                Or parler, c’est exactement faire la même chose en ce sens que la voix s’y manifeste comme cela même que ma parole inclue en s’en excluant, parce que parler, ce n’est pas crier, mais en même temps, sans voix, on ne parle pas, de la même façon que sans vie, on n’est pas citoyen politique. Aristote a parfaitement saisi la dynamique contradictoire qui s’effectue dans la parole, à savoir qu’en tant que voix, elle est vive, physique, organique et qu’en tant que pensée exprimée, transmise, articulée par des concepts et du sens (langue) elle est en excédent par rapport à cette vie nue. Autrement dit, de la même façon qu’un citoyen dans une cité n’est « pas que » vivant, un être humain en parlant n’est pas que « bruyant », pas que « criant », « pas que » voix. La parole est une façon d’insinuer de la secondarité par rapport à la voix, du recul, du sens. Parler, c’est moduler du cri et vivre en cité, c’est moduler de la vie nue, en l’excluant donc en tant que vie seulement nue.

                Mais à quoi voit-on cela concrètement? Au fait que l’homme, puisque il est doté de parole ne se contente pas d’exprimer la douleur ou le plaisir, mais aussi l’utile et le nuisible et le juste et l’injuste. Dans cette secondarité, dans cette vie seconde dont l’homme est politiquement gratifié, s’effectue à tous les niveaux, mais aussi à toutes les occasions l’émergence d’une sorte de mot d’ordre ou plutôt de leitmotiv que nous pourrions familièrement baptiser du terme de « pas que ». De ceci qu’il est un zôon (animal vivant), l’homme éprouve bel et bien de la joie et du plaisir, mais « pas que… », et dans ce « pas que » se profile à l’horizon politique humain du « bien général », de l’intérêt public. De la même façon, l’humain ressent de la douleur mais aussi, ce « pas que de la douleur » qui va devenir politiquement de l’injustice. Quelque chose ici de fondamental se fait jour qui finalement consiste dans l’émergence d’un « Nous » et ce « nous »  fait la cité. 

Le « pas que » du zôon politikon par rapport au zôon tout court s’explique par le « pas que » du logos par rapport à la phoné, c’est-à-dire, du langage par rapport à la voix, et finalement cela crée ce « pas que »… de la cité politique, c’est-à-dire d’un  « nous collectif » par rapport à l’individu isolé. Le zôon politikon est voué naturellement à la vie sociale, collective parce qu’il est le seul animal dont la voix est comme excédée, vécue au travers de cet excédent qu’est la modulation articulée par un sytème de signes (on peut penser ici à la double articulation).  Nous pouvons ici nous rappeler de tout ce qui a été dit dans le cours sur le langage: dire de cette fleur qu’elle est une rose, c’est avant toute chose, créer la plate forme commune à tous les membres des usagers de la langue française, c’est finalement bel et bien ce qui là, fait advenir un peuple.  La cité est bel et bien « là », dans cette communauté de langue qui s’exprime dans le « pas que » de la voix. Le texte d’Aristote saisit avec une acuité de regard absolument sidérante des considérations linguistiques qui ne s’imposeront que 24 siècles plus tard. 




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