lundi 18 septembre 2023

Terminales spé HLP: Les expressions de la sensibilité (2)

 




B) La vérité du souvenir nocturne
       
 

 a) « ce que nous appelons une rose embaumerait sous un autre nom. »


Mais toute la question qui se pose ici (conformément à notre problématique) est de savoir si le romantisme ne se réduirait pas à une invitation à se morfondre dans une solitude stérile, asociale, morbide. Cette verticalité d’un rapport exclusif à la nature plutôt qu’aux autres ne condamnerait-il pas les romantiques à une voix sans issue, à un isolement dépressif? Finalement, ne serions pas en présence d’un état pathologique, d’une maladie relevant de la psychiatrie?

Nous venons d’évoquer ce rapport solitaire à la nature au sein duquel les romantiques se rendent sensibles à la pure expression des lieux et des éléments. La nature parle et cette langue est celle de Dieu puisque la nature est Dieu. Il s’agit donc de se mettre directement en phase avec un langage de vérité. Cette démarche fait écho à une citation de l’écrivain allemand Novalis: « C’est la nuit qui fait accéder à la connaissance, lieu aveugle du déchiffrement du hiéroglyphe du monde. » Le terme de connaissance est assez clair pour exprimer qu’il est bien ici question de vérité, une vérité à l’énonciation de laquelle on se rend sensible plus qu’on ne la construit ou qu’on ne la tente. Pour saisir de quelle vérité il serait ici question et de ce qu’elle implique, on peut précisément interroger l’une des oeuvres les plus connues de Novalis (1772 - 1801) Hymnes à la nuit (publié en 1800). Cette oeuvre décrit ce que l’on pourrait qualifier d’expérience amoureuse mystique cristallisée sur une fille de 13 ans: Sophie qu’il a rencontrée alors qu’il en avait 23 et avec laquelle il s’est fiancé secrètement en 1795. Elle meurt de tuberculose 2 ans plus tard le laissant dévasté. Mais il rédige ces hymnes à la nuit dans lesquels il décrit dans ce qui sera considéré comme le chef d’oeuvre du premier romantisme lyrique. C’est exactement comme si le souvenir de Sophie le faisait accéder à une dimension « Autre », éternelle, transfigurée. On ne peut pas complètement séparer l’extrait qui va suivre de l’arbre aux corbeaux de Friedrich non seulement parce qu’il y est question d’un tertre (la tombe de Sophie et le premier plan du tableau de Friedrich) mais aussi parce que l’idée selon laquelle la désolation d’un lieu est porteuse d’une dimension éternelle, saturée d’expressivité est commune à ces deux oeuvres.

Un jour que je répandais des larmes amères, alors que tout mon espoir, dissous en la douleur, s’évanouissait, et que, près du tertre aride qui, dans son étroit et sombre espace, enfermait la forme de ma vie, je me tenais solitaire, solitaire comme jamais nul ne fut, agité par une indicible angoisse, sans forces n’étant plus qu’une pensée de misère… Comme je cherchais autour de moi quelque secours, ne pouvant plus faire un pas en avant ni revenir, et que je restais là attaché, avec un désir infini, à cette vie fugitive et éteinte, alors voici que parut, au lointain des cimes de mon ancienne félicité, le premier frisson du crépuscule. Et, tout à coup, le cordon de la naissance, chaîne de la lumière, se rompit !… La splendeur terrestre s’en fut, et avec elle ma tristesse. En même temps s’épandait, toute, ma mélancolie en un monde nouveau, insondable. Et toi, Ivresse nocturne, Assoupissement des Cieux, tu descendis sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. Le tertre se dispersa en un nuage de poussière, et, à travers ce nuage, je vis les traits transfigurés de l’Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité… Je saisis ses mains, et les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! Tels des orages, des milliers d’années s’enfuyaient dans le lointain… À son cou, je pleurai, devant la vie nouvelle, de délicieuses larmes. — Ce fut le premier Rêve en toi. Il passa, mais son reflet demeure : foi éternelle et inébranlable en ton Ciel, ô Nuit, et en son Soleil, l’Aimée !


Il nous faut lire et relire ce texte en évitant rigoureusement de le cataloguer comme délirant ou encore métaphorique pour plusieurs raisons: 1) Novalis est aussi philosophe et son romantisme, aussi littéraire soit-il, n’est pas du tout un parti pris esthétique, mais bel et bien l’affirmation d’une forme de vérité et de sa modalité d’accès. 2) Nous savons qu’aussi lié que soit cette oeuvre à la vie de Novalis et notamment à la perte de l’être aimé, de Sophie, il ne souhaitait pas du tout donner à cet ouvrage une tournure personnelle. Ce qu’il décrit n’est rien moins qu’une expérience humaine. Le « je » qui est utilisé pourrait donc en un sens être lu comme un pur sujet grammatical. Entendons-nous: il est probable que « cette vision » est bel et bien celle qu’il a eue une nuit sur la tombe de Sophie, mais s’il l’écrit c’est bien qu’elle lui semble suffisamment fiable, effective pour être publiée, c’est-à-dire offerte au public. Il n’est pas question ici d’une petite affaire privée mais de la vérité accessible à tout être humain qui plutôt que de vouloir dépasser son deuil par l’oubli ou toute forme d’évacuation, en intensifierait le trouble. Novalis emprunte une voie peu courante qui consiste à non pas seulement à se complaire dans son chagrin (voire pas du tout) mais à l’exalter, comme une lame que l’on effilerait pour se l’enfoncer plus profondément dans la chair. Le salut n’est pas du tout dans un effort de la volonté qui reprendrait les affaires courantes en se levant du bon pied un matin. Ce n’est pas du matin dont il est question ici mais de la nuit qui tombe et nous laisse encore plus vulnérable aux  affres du désespoir et de la mélancolie.Il faut se délecter de cette bile noire, se repaître de son amertume pour accéder à une dimension insoupçonnée: l’Eternité du souvenir. 3) Novalis a une formation d’ingénieur et il a fait plutôt des études scientifiques, notamment en géologie. Il n’est pas du tout un mystique halluciné mais plutôt un observateur : « Rares sont les hommes, dit-il,  qui se sont élevés à seule fin de prêter une attention totale, implicite et diverse à tout ce qui se passe autour d'eux et en eux à chaque moment. L’attention est la mère du génie ». Aussi étrange que cela puisse sembler, il faut lire ce texte comme une description plutôt que comme une création. Novalis décrit ce qui s’est passé, mais évidemment il reste à se demander « où » cela s’est passé exactement, et il n’est probablement pas d’autre réponse que: « dans la nuit! »

Il est un autre fait biographique qui vaut d’être mentionné, c’est la lecture par Novalis de la pièce de Shakespeare: Roméo et Juliette quelques jours avant le début de la rédaction des hymnes. On sait que cette pièce raconte l’histoire de ces amants séparés par l’hostilité de leur famille respective tentant de trouver dans la mort le refuge à un amour impossible. Mais c’est un échec marqué par cette succession finale de malentendus sur la mort de l’autre (pour échapper au mariage avec un autre, Juliette avale une potion qui donne l’apparence de la mort pendant 48 heures, mais Roméo qui l’ignore se suicidera devant le faux cadavre de son aimée, laquelle, en se réveillant se donnera la (vraie) mort à son tour. Même dans la mort, ils ne se synchronisent pas).

Or un passage de la pièce de Shakespeare mérite notre attention non seulement parce qu’il décrit le premier dialogue entre les amants mais aussi parce que la nuit y joue un rôle fondamental. Juliette est à son balcon. Elle parle toute seule et dit son amour de Roméo, sans savoir que son aimé, tout aussi épris qu’elle s’est glissé sous le balcon et entend tout. Juliette formule précisément le problème: les noms et plus encore les noms de ces deux familles qui se haïssent. Mais qu’est-ce qu’un nom? Roméo ne serait-il pas le même en s’appelant autrement? Que rajoute le nom à la chose ou à l’être auquel il est adjoint? « Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. »

Voici le passage entier: 

Juliette. – Ô Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

Roméo, à part. – Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?

Juliette. – Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montaigu, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montaigu ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.

Roméo. – Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

Juliette. – Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ? 

Roméo. – Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.

Juliette. – Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montaigu ?

Roméo. – Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l’autre.


Juliette évoque en fait le seul lieu où pourrait librement se réaliser leur amour, sauf que ce lieu est une sorte de nuit sans nom, au sein de laquelle le souci de distinguer les êtres par l’étiquette d’un titre ou d’un patronyme aurait disparu. C’est un souhait étrange parce qu’il décrit une possibilité qui peut nous sembler aussi indiscutable qu’absurde et vouée à l’échec. Juliette a raison de souligner que toute nomination est arbitraire et ne change rien à la réalité physique des choses et des êtres, mais elle fait comme si cet arbitraire n’était pas l’une des lois les plus indéracinables et les plus structurelles de toute société humaine.

Ce passage est vraiment révélateur dans toutes ces répliques. Juliette entend la voix de Roméo qui du dessous du balcon lui répond. Elle s’adresse alors à lui: « Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ? »

Il se trouve que tant que Roméo reste dans cette ombre là dont on peut dire qu’elle est « inchoative », c’est-à-dire balbutiante, une sorte de commencement infime, de départ qui, sans jeu de mot, ne dit pas son nom, rien ne s’oppose à leur union. Mais le jour viendra, avec cette apparence et le nom et les titres et le passé, et les anciennes querelles, etc. Et pourtant il n’est rien de ce rêve partagé des amants d’une réalité sans nom qui soit faux. L’homme anonyme, caché dans la nuit est le seul qui puisse être aimé par Juliette. D’ailleurs n’est-ce pas en tant qu’inconnu que nous sommes susceptibles d’aimer et d’être authentiquement aimé(e) ? N’est-ce pas nécessairement dans l’inchoatif de l’acte de la nomination que l’amour se déploie?




Mais alors, ce que Roméo et Juliette ont échoué à effectuer dans les tout premier pas de leur aventure ne serait-il pas plus accessible, plus « réalisable » à la fin, à la toute fin, c’est-à-dire précisément là où se situe le narrateur des hymnes à la nuit, sur la tombe de l’aimée? Se pourrait-il que l’amour ne soit jamais plus vivant ni plus vrai que dans le souvenir de la personne aimée, une fois qu’elle est morte?

Nous n’aimerions alors que des fantômes, mais finalement, un fantôme, n’est-ce pas exactement aussi cette ombre sans nom à laquelle Juliette avoue littéralement aveuglément son amour? Le passage de Novalis prend ainsi une toute autre tournure, moins « perchée », plus efficiente. Il s’agit bien de porter son écriture au plus prés de la frontière entre la veille et le rêve, mais dans l’exploration de cette limite où les contours entre les êtres s’atténuent, l’amour se dévoile dans sa pureté, dans sa justesse et dans sa vérité, ce que Roméo et Juliette avaient bel et bien approché. 

De fait, Novalis évoque une angoisse « indicible » et c’est comme si, par ce terme, un certain mode de lecture de sa prose nous était conseillé « fortement ». Chacun des termes utilisés ici se situe au plus prés d’une expérience vécue sauf que cette expérience est finalement celle d’un sentiment dont on va exacerber la fibre jusqu’à ce que l’éternité du souvenir enfin se donne comme telle et cette éternité n’est pas un leurre parce qu’en effet, autant un être vivant est offert à la corruption de la vieillesse et aux aléas de la vie, autant son souvenir est hors de ces atteintes. La nuit est comme le tain du miroir où se reflète non pas tant la vie fantasmée que la vie souvenue, laquelle est éternellement vraie. 

b) Le Kaïros

On peut objecter que la vie souvenue est souvent, pour ne pas dire toujours fantasmée, c’est-à-dire revisitée, reconstruite à partir du présent, de telle sorte que la mémoire finalement est moins sollicitée que stimulée, transformée dans un effort dont on peut dire qu’il est de création et non de résurrection objective. La femme aimée est morte. Son corps est enterré sous ce tertre, et, à la faveur de la nuit, le narrateur vit cette expérience de « transfiguration » sous l’instance de laquelle l’Aimée apparaît. C’est « en lui » que tout cela se passe. La nuit efface les contours des choses, des éléments. Tout est confondu, exactement comme sous le balcon de Juliette est indiscernable le corps de Roméo qui n’est qu’une voix à laquelle se mêle sa voix à elle. Ces deux voix évoquent ensemble l’utopie d’une existence sans nom, sans titre au sein de laquelle il serait donné à des êtres  de s’aimer anonymement. 

Mais peut-on s’aimer autrement, en fait? Si le nom demeure, le risque existe que l’on soit aimé.e pour son titre, pour son nom, pour tout ce qu’il peut impliquer en termes de reconnaissance sociale. Il faut aller jusqu’au bout de cette idée pour réaliser qu’en un sens Novalis et Juliette tendent vers un horizon commun, mais mieux qu’un horizon c’est un commencement, c’est l’inchoatif, ce mouvement insensible par le biais duquel quelque chose émerge d’un chaos indistinct.

« - Appelle moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême » dit Roméo


Il s’agit donc de revenir à une période pré-baptismale, comme si dans la genèse on se rétro-projetait dans cette phase où Dieu n’a pas encore appelé les cieux et les eaux, la nuit et le jour, etc. Nous sommes dans ce chaos primordial au sein duquel tout est possible au sens littéral puisque le réel n’a pas encore tranché entre tous les possibles. C’est toujours le nom qui marque définitivement la séparation des choses et des êtres et ce temps de la nomination n’a pas encore eu lieu.

On ne peut pas ne pas être d’abord attentif à la différence profonde entre les deux situations: c’est le tout début de l’histoire pour Roméo et Juliette alors que c’est la fin pour Novalis, mais pour les deux, c’est l’impossibilité de vivre leur amour au grand jour qui est la plus marquante. Où peut-on s’aimer, en toute liberté, c’est-à-dire « vraiment »? Y-a-t-il un lieu de l’amour, c’est-à-dire un espace et un temps à l’intérieur duquel ce sentiment peut se déployer, se vivre dans toute son extension, mais peut-être plus encore dans toute son intensité? Ce lieu dans lequel le souvenir « survient » est-il vraiment un lieu? N’est-il pas plutôt un temps, ou un moment dans l’instantanéité duquel la temporalité se dissout dans l’éternité?

Nous partirons du texte de Novalis pour essayer de répondre à cette question en maintenant l’idée d’une communauté de vue profonde entre ces deux passages (Novalis et Shakespeare)

Rappelons-nous pour commencer de cet avertissement de Friedrich: « le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit en face de lui mais aussi ce qu’il voit en lui. » De fait, l’arbre aux corbeaux n’est pas seulement devant lui mais la désolation exprimée sur la toile est bel et bien en lui, dans le ressenti du peintre et c’est à cette hauteur là que s’opère pour nous spectateurs de la toile, la perception du tableau. L’arbre ne symbolise pas la désolation, il l’est. Le lieu ne suggère pas l’état d’âme, il le contient de telle sorte que le paysage de la nature et le ressenti des humains ne font qu’un. Et c’est bien ça, le romantisme: l’affirmation d’une zone d’indiscernabilité entre l’extérieur et l’intérieur, le dépassement de cette distinction. Donc en fait, il ne faut pas trop se laisser abuser par les termes de Friedrich: « non seulement mais aussi ». Peindre ce qui en face et ce qui est en soi, c’est la même chose et c’est ça le tableau.

On est frappé du rapprochement possible avec le texte de Novalis, parce que l’écriture est pour lui le vecteur de la même démarche: « l’étroit et sombre espace enferme la forme de sa vie » « au lointain des cimes de mon ancienne félicité. » Le « je » du narrateur est complètement figé dans un espace qu’il n’est pas du tout question d’explorer en s’y déplaçant. Aucun secours ne peut venir d’un mouvement dans l’espace parce que de toute façon son chagrin le « plante » là sur ce tertre dans lequel se trouve son ancien lien à la vie, ou plus encore son lien avec une vie ancienne qui va bientôt miraculeusement se dépasser. Le seul mouvement de cette scène à cet instant, c’est la chute: celle des larmes sur la tombe, le désir infini vers la vie éteinte, celle de la nuit sur la contrée. Rien ne se lève, rien ne pousse puisque le tertre est aride. Le héros n’a pas la plus infime raison de vivre. Il cherche néanmoins du secours, mais ce secours n’est pas tourné vers ses semblables vivants puisque la seule chose qui l’anime c’est le lien avec la tombe. La référence au cordon de la naissance qui se rompit fait clairement allusion au cordon ombilical sauf qu’ici c’est tout le contraire: le cordon ne le relie pas à sa mère mais à son aimée et ce n’est pas un lien qui maintient en vie mais qui rattache à la mort.

En trois mots: « la nuit tombe », mais conformément à l’observation de Friedrich, la nuit qui tombe à l’extérieur tombe aussi à l’intérieur. On pense au poème de Baudelaire Spleen: 

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis et que de l’horizon embrassant tout le cercle il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; » Mais autant dans le poème de Baudelaire, tout ne fait que tomber, chuter et faire chuter. », autant la deuxième partie du texte de Novalis décrit une très étrange élévation. Alors que la nuit tombe, l’esprit se libère comme une montgolfière dont on rompt les amarres dans un ciel plombant. Cela ne peut absolument pas être de l’espoir. Le héros n’est pas du tout en train de se dire que sa vie peut repartir, qu’il peut aller de l’avant, que sa dépression est derrière lui et que le temps est venu de se prendre en mains. Non! Vraiment pas!  


C’est autre chose: le narrateur réalise que la nuit est un jour inversé. Dans la nuit, notre oeil n’est plus distrait par des choses à voir ou par des personnes à rencontrer. Ne demeurent  donc que des sentiments à vivre et des souvenirs à ressusciter. Quiconque travaille la nuit sait que des idées étrangement « y voient le jour », idées que l’on n’aurait justement pas pu avoir à un autre moment que la nuit.  Il faut vraiment prendre au sérieux la comparaison avec un miroir dont la nuit est le tain et dans lequel l’âme se reflète. 

Ce qui nous est décrit, c’est une seconde naissance dans une vie seconde. Le lien avec le souvenir de la disparue y fait office de cordon ombilical. Evidemment, nous avons envie de dire que tout ce qui nous est dépeint est un paysage intérieur et que le narrateur exprime au travers de ces images ce qui se produit en lui, mais nous négligeons alors une donnée cruciale, c’est que tout ceci est « écrit », c’est-à-dire revêt une forme extérieure. Nous le lisons. Evidemment sur ce point la biographie de Novalis est incontournable: il décrit bel et bien lui et le souvenir de Sophie. Même s’il ne veut pas, à très juste raison, que nous personnalisions cet ouvrage parce que nous ne réaliserions pas que cette seconde vie est à la portée de toute personne enferrée dans le deuil, il n’en reste pas moins que nous lisons une oeuvre imprégnée d’une expérience vraie, authentique.

De deux choses l’une: soit on pense que Novalis décrit n’importe quoi, une hallucination, un délire (et alors pourquoi le lire?), soit on est troublé par ce passage, on se pose moins la question de savoir si tout cela est réel, ou plus exactement on fait crédit à Novalis de la vérité de son propos sur ce monde nouveau et on essaie de voir à quoi cela peut correspondre. Dans cette seconde option qui nous semble, de très loin, la meilleure, une réflexion sur le temps s’impose


Il faut remonter aux grecs de l’antiquité. Pour eux, il existe 3 divinités et chacune d’elle exprime un rapport différent  au temps:

  1. Chronos personnifie le temps des horloges et de jours et des nuits qui passent exactement sur le modèle du sablier. Des minutes, des heures se succèdent comme autant d’unités égales qui s’amoncellent dans une clepsydre. C’est un temps discontinu, divisé, celui-là même dont Bergson fera remarquer qu’en fait il est plutôt de l’espace que du temps: 1+1+1+1, etc. Ce temps est une convention humaine qui nous permet d’installer des instituions, de l’ordre, des rendez vous sur la base des cycles de rotation des planètes et plus particulièrement de la terre par rapport au soleil (même si les grecs n’ont pas conçu le modèle héliocentrique (en fait si: Aristarque de Samos avait déjà cette intuition mais il n’a pas été adopté, suivi. Pour Ptolémée qui lui l’a été, la terre est le centre de l’univers)). Chronos c’est le temps tel que le conçoivent la plupart des gens, sans se rendre compte que c’est un temps anthropocentré, social.
  2. Aiôn est une divinité qui représente le temps cosmique. Il est infini continu cyclique et cela non seulement pour les cycles des astres mais aussi les rythmes biologiques du corps et des saisons. Il peut consister à s’extraire de chronos pour situer à une toute autre échelle les phénomènes que nous vivons. Les changements climatiques  et le passage d’une ère à l’autre comme le pléistocène, l’holocène et l’anthropocène sont incompréhensibles si l’on ne décroche pas de chronos pour rentrer dans aiôn. Le cycle menstruel inscrit la femme comme davantage en prise que le mâle vers l’aiôn. C’est là probablement un trait qui donne à la notion d’intuition féminine un support autrement plus sérieux que celui de l’opinion commune.
  3. Kaïros est la divinité d’une troisième dimension du temps. C’est celle du moment opportun, de l’instant juste dont on a l’intuition qu’il est le seul moment à l’intérieur duquel tel geste s’impose de soi. C’est l’adéquation parfaite entre ce qu’il faut faire et le bon moment de le faire. Une sorte de moment d’éternité. Ce temps n’est ni linéaire comme chronos, ni cyclique comme Aiôn. Il est immatériel, qualitatif et non comptable. Il est très stoïcien dans a sa forme et son contenu, comme si un destin s’exprimait en lui. Une vie parfaite serait une vie constituée exclusivement de kairos, dans lequel ce qui est, du simple fait d’être est ce qui doit être fait de toute éternité. C’est un temps profondément éthique.


Essayons de situer le texte de Novalis par rapport à ces trois temps. Il ne fait aucun doute qu’il n’est pas dans chronos; il n’est pas en train de compter les heures ou les minutes. Il est attentif à la nuit, laquelle peut se définir dans l’Aiôn, puisque c’est bien dans la perspective du cycle de rotation du jour et de la nuit qu’elle nous installe. Mais ce qui va marquer le mouvement de cette élévation ne peut être autrement analysé que comme un Kairos. C’est un temps ressenti. Nous faisons constamment l’expérience de la différence entre le temps qu’on voit passer sur une montre, temps social, mécanique, régulier, millimétré, et le temps de nos ressentis qui s’allonge ou se compacte en fonction de nos impressions. Autant Chronos est objectif, mathématique, extérieur,  humain, autant Kairos est subjectif, intuitif, intérieur, solitaire. Il semble évident que nos activités humaines se déploient pendant le jour, dans chronos et la nuit est plus ouverte au Kairos, précisément parce que nous n’y sommes plus reliés à nos activités professionnelles ou sociales.

Le décrochage dont il est question dans le texte nous apparaît dés lors nettement moins halluciné, ou délirant. Novalis décrit moins le processus d’une fuite hors du temps comme le voudraient les anti-romantiques, que la transition d’une certaine conception du temps à une autre. Il ne se réfugie pas dans l’imaginaire utopique d’une hallucination hors sol et atemporelle , mais vit plutôt le passage d’une certaine dimension du temps à une autre, de chronos à kaïros, d’un temps exclusivement humain à un autre flux, à un autre mouvement qui n’est plus quantitatif mais qualitatif, qui n’est plus extensif (par extensif, il faut entendre extérieur, succession de blocs qui s’accumulent comme des minutes)  mais intensif, interpénétration de sentiments qui se mêlent et se confondent dans la fluidité d’un même courant. 

c) La durée de la nuit ("Tendre est la nuit" -  Fitzgerald)

Nous commençons à avoir tous les éléments qui nous permettent de jeter sur le texte de Novalis un regard qui sans rien enlever de la poésie de l’écriture donne au passage une dimension philosophique authentique et dans celle-ci c’est finalement tout le romantisme qui acquiert une justesse qui pouvait initialement nous échapper. C’est vraiment la question de savoir où tout cela se passe. Sur la tombe de l’aimée? Oui mais cela ne suffit pas à localiser un lieu qui finalement ne peut aucunement se résorber dans une détermination topographique. Ce n’est pas un Ici, c’est un maintenant. C’est ça le kaïros.

Nous vivons au rythme de nos journées qui elles-mêmes sont organisées par du temps social, à savoir Chronos. Au gré de ces chiffres que nous voyons s’inscrire sur un écran ou le cadran de nos montres, nous nous disons que c’est l’heure de faire ceci ou cela parce que c’est ce que notre activité professionnelle nous commande ou parce que c’est l’usage de notre culture. Il y a bien une succession dans cette organisation là mais c’est une succession de blocs discontinus qui finalement insinue dans notre esprit l’idée que ceci succède à cela brutalement comme un état succède à un autre sans rien avoir à voir avec lui. Je passe d’un cours d’anglais à un cours de maths parce que finalement entre le temps que je passe maintenant et celui que je passais avant, il n’y a aucun rapport. Je passe d’une heure à une autre. Il y a altérité entre les unité de temps lesquelles ne font que s’accumuler comme dans un sablier, ou s’inscrire sur un cadran que l’aiguille dépasse.


Mais il en va tout autrement pour ces états d’âme auxquels le romantique accorde tant d’importance. Supposons que j’aime l’anglais et que je déteste les maths, je ne vais pas du tout vivre le passage de mon plaisir à ma détestation comme le passage d’un état à un autre. C’est tout le contraire, mon plaisir va progressivement (on serait tenté de dire « insensiblement » mais ce serait faux en un sens car c’est au niveau de la sensibilité que cela se passe) devenir détestation. Il faut laisser la question du moi de côté pour l’instant et se focaliser sur la capacité des sentiments à se mêler, à se confondre, de telle sorte qu’au final, nous réalisons que ce beau tableau de sentiments distincts est totalement faux. Il n’existe pas de plaisir pur, de détestation pure, JAMAIS! Mais alors qu’est-ce qui me le fait croire? Ces mots mêmes dont Juliette pointait déjà à raison le pouvoir falsificateur: « Une rose n’embaumerait-elle pas sous un autre nom? » Les mots nous font croire à l’altérité des sentiments de la même façon que l’horloge me fait croire à l’altérité des minutes et des heures. Tout cela en réalité se confond dans un seul et même flux que Bergson (1859 - 1941) appelle la durée et qu’il oppose au temps.

Ce qui est vraiment fondamental ici, c’est de réaliser à quel point il y a quelque chose de faux dans cette inclination que pourtant nous avons toutes et tous de discréditer cette durée en affirmant qu’elle est subjective. Certes les sentiments sont différents (si j’aime les maths et pas l’anglais, ce ne sera pas la même coloration), mais pour autant cela se passera au gré d’une même continuité et c’est cela qui est important. Nous pensons faire preuve d’objectivité, de vérité en disant: « oui mais il s’est vraiment passé une heure, 60 minutes, 3600 secondes, comme si cette donnée mathématique disait la vérité de cette heure alors qu’elle ne fait que la transcrire en temps social que la chronométrer (c’est Chronos), c’est-à-dire finalement que l’humaniser.

Finalement Aiôn est plus vrai que Chronos, parce que Chronos, c’est de la temporalité subjectivement humaine, c’est une façon humaine de compter du temps cosmique. Et Kaïros dans tout ça? Il ne semble pas stupide d’envisager la possibilité que le Kaïros soit l’intuition de l’Aiôn dans Chronos, le pressentiment de cette vérité continue qui oeuvre derrière ce vernis discontinu, mais comme un flash, comme une révélation sous la fulgurance de laquelle la vérité survient. Nous ne vivons vraiment que dans l’Aiôn, temps cyclique et éternel de telle sorte que chaque instant de nos vies mortelles, provisoires, éphémères acquiert dans cette perspective, par le kaïros, l’éclair d’une éternité.

Finalement que vit le ou la romantique? Qu’il y a de la vérité dans les sentiments et ce que Bergson nous permet de comprendre, c’est que rien n’est plus objectif que les sentiments non pas par l’état d’âme dans lequel ils nous plongent (qui varie toujours selon les êtres et les situations) mais par leur trame, par l’évidence de leur entrelacement et de leur dynamisme au fil duquel se dit la vérité d’un devenir cosmique, parce que de fait, ce que nous vivons c’est le flux d’un univers qui dure, flux qui me fait conjoindre avec ce brin d’herbe, cette souris, ce bâtiment mais aussi avec cette supernova, avec le soleil ou avec telle planète disparue depuis plusieurs millions d’années.



Résumé des épisodes précédents 

Résumons en marquant bien les fils qui relient les uns aux autres toutes les références que nous venons d’évoquer.  Dans « Hymne à la nuit » et plus particulièrement le passage cité, Novalis décrit à la faveur de la nuit une expérience dont on voit mal comment nous pourrions la qualifier si ce n’est en parlant d’hallucination. Il voit le visage de la femme aimée sur sa tombe. La voit-il vraiment hors de lui ou en lui? Est-ce objectif ou totalement subjectif, le produit d’un désir, ou d’un désir de se rapprocher d’un pur souvenir?  On pourrait affirmer qu’il voit un fantôme. 

Nous savons que Novalis a reçu d’un ami un exemplaire de Roméo et Juliette, quelques jours avant d’écrire son oeuvre. C’est juste un fait biographique qui ne nous intéresse pas tant de ce point de vue là que par le rapprochement que l’on peut établir entre la nuit de Novalis et la nuit des amants de Roméo et Juliette dans laquelle ils fantasment sur une réalité sans nom dans laquelle les Montaigu et les Capulet disparaîtraient, ne laissant alors que des êtres anonymes libres de vivre leur amour, mais justement pas au grand jour: plutôt dans cette nuit anonyme. 

Par le terme d’inchoatif, on désigne le balbutiement d’un commencement à peine esquissé. Ce terme désigne un chaos dont va sortir quelque chose. . Des noms sont donnés: Montaigu, Capulet, et tout est terminé, aucun amour ne peut se développer du fait de la haine que ces deux noms on l’un pour l’autre. Juliette et Roméo fantasment sur une réalité dans laquelle la rose embaumerait sans nom et où les amants s’aimeraient anonymement. On peut évoquer ici l’inchoatif parce que de fait ce ne serait pas encore un monde, lequel implique toujours déjà un ordre. Finalement Roméo et Juliette voudrait s’aimer dans le chaos, dans la confusion, dans une pure effusion des corps et des sentiments au sein de laquelle il serait impossible de savoir qui est quoi (comme Adam et Eve avant qu'ils mangent le fruit en fait)

En effet, il serait absolument impossible de distinguer des êtres et des choses ou des forces sans être doté de ce principe de distinction qu’est la langue, tout simplement parce que toute existence se passe d’abord au niveau des sensations, lesquelles sont continues et chaotiques. Nous ne cessons pas de ressentir des sensations et des sentiments. Les mots nous permettent de « ranger » ses sensations sous ses étiquettes que sont les noms. Avoir une langue, c’est pouvoir classer des sensations et dés lors distinguer des choses et des êtres. On comprend bien ce que veut dire Juliette mais on a aussi envie de lui opposer que si la rose n’avait pas de nom, elle ne pourrait probablement pas distinguer son odeur de celle de l’air ou de la terre ou des feuilles. Percevoir c’est toujours déjà un acte structuré par de la langue (nous reviendrons là dessus).


Toutefois, dans la naïveté sentimentale de ce rêve, quelque chose est pointé, désigné avec justesse, c’est que l’amour dans l’intensité émotive qu’il suscite (si c’est vraiment d’amour dont il est question) vise une union, une confusion entre des êtres qui effectivement ne peuvent en aucune façon se résoudre simplement dans le fait de leur nomination. On n’aime pas un nom. Si l’on aime un Montaigu parce qu’il est Montaigu, cela signifie que l’on aime le prestige que pourra donner le nom dans le mariage et l’on sait bien que des unions de ce type se concluent. Mais justement ce n’est pas de l’amour, c’est un mariage de raison. Finalement on comprend que Roméo et Juliette dans ce fantasme d’une réalité innomée délirent et en même temps voient juste.

Avec Novalis nous ne sommes pas du tout dans l’inchoatif de la relation puisque la femme aimée est morte. Mais c’est la nuit aussi et l’on peut réfléchir à ce rapport entre cette nuit qui permet à Juliette de s’adresser à une présence dont le visage n’est pas encore celui d’un Montaigu et la nuit dans laquelle le narrateur de Novalis voit le visage de son aimée. Que se passe-t-il dans la nuit qui permet à Novalis comme à Juliette de contourner pour l’une l’interdit familial d’aimer tel nom et pour l’autre la disparition et la mort? De fait la nuit efface les contours, les frontières, tout aussi bien celle que trace les noms entre les êtres que celle qui sépare la vie de la mort. Ce que le romantisme trouve dans la nuit et seulement là, c’est l’opportunité unique de vivre des expériences absolues, totales, entières et pures, c’est-à-dire sans limite. Dans le grand jour des visages identifiés et nommés, reconnaissables mais aussi dans ce grand jour où les vivants ne cohabitent pas avec les morts, tout est limité, médiatisé, orchestré, lisse, clair et ennuyeux, nous n’y vivons que des mi-portions, des sentiments « sous cloche » aseptisés par des mots, par des usages, des convenances, de la normalité.

Mais alors convient-il d’interner Novalis, Roméo, Juliette ? (On peut remarquer que finalement une mort prématurée va de fait frapper les trois) Ce que ces deux personnages et cette personne éprouvent à la faveur de la nuit est-il purement idéal, onirique, fantasmatique, caduque et stérile? Se pourrait-il au contraire que dans cette quête acharnée d’absolu, dans ce frôlement des abîmes de l’inchoatif et de la mort, une vérité se donne naissance et voit, non pas le jour, mais la nuit?

Nous allons répondre « oui » à cette question et évidemment essayer de saisir cette vérité, mais il nous faudra « ne rien lâcher de la nuit » dans cette recherche, saisir donc aussi ce lien qui relie l’obscurité et l’émergence de cette vérité. 

Nous allons ici présenter différemment tout ce qui a été développé dans b) le Kaïros et c) la durée de la nuit. Nous pourrions commencer par revenir à la naïveté des Amants de Vérone. Se reconnaîtraient-ils sans nom? Se seraient-ils connus d’ailleurs? Probablement pas, et d’ailleurs que c’est de l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, pourraient-ils le savoir si les mots n’avaient pas distingué dans le flux continuel de leurs états d’âme l’amour de la haine, de l’amitié, du mépris, de la joie, de l’affection, etc? Non plus, mais en même temps, l’oeuvre même de cette distinction ne se tient pas à la hauteur de l’intensité du ressenti. Nous savons grâce aux mots ce que nous ressentons mais nous perdons à cause d’’eux l’intuition de ce mélange dans lequel justement nos sentiments se manifestent à nous, à savoir jamais, mais vraiment JAMAIS dans la détermination ponctuelle et lisse de ces noms: amour,  joie, nostalgie. Le paradoxe de la nomination est le suivant: sans elle nous ne saurions pas ce que nous éprouvons mais à cause d’elle nous ne savons pas vraiment ce que nous éprouvons. Ce qui me permet de nommer, de reconnaître, de percevoir, c’est un principe de distinction qui justement tranche dans le flux d’une continuité, exactement comme une séquence que l’on segmenterait dans la mélodie fluide d’une musique qui de ce fait serait dénaturée. Nous éprouvons des états d’âme qui sont tous mêlés es uns aux autres dans un chaos d’affects multiples et nous ne nous y retrouverions pas si nous n’avions très heureusement ces marqueurs grâce auxquels nous pouvons voir un peu plus clair dans tout cela. Nous affirmons alors: « c’est de la joie que je ressens ou de la peine ou de la tristesse ou de l’amour » La vérité est que la joie est de la « tristesse mutante », l’amour, le devenir d’une tristesse ou d’une nostalgie mêlées. Ces marqueurs que sont les mots obscurcissent finalement tout autant qu’ils éclairent. 


Le rapprochement entre ce paradoxe de la nomination et celui que Bergson décrit dans sa distinction entre le temps et la durée doit alors focaliser toute notre attention parce que c’est de la même chose dont il est question. Le temps spatial c’est le nom et la durée, c’est le flux de cette confusion des sentiments. A chaque fois que nous éprouvons un sentiment, nous sommes dans la durée et à chaque fois que nous le nommons, nous en sortons pour nous repérer dans le temps (c’est-à-dire l’espace, le temps des horloges). Pour le dire autrement le raisonnement par le biais duquel je dis qu’il s’est passé 2h dans ce cours et celui par le biais duquel je vais étiqueter tel moment de mon ressenti en affirmant que je suis joyeux repose sur une même dénaturation, sur le même esprit de caricature. Saisir le mouvement pur que le comptage des heures et des minutes défigure (mais clarifie aussi, socialise, humanise) est aussi difficile que de se mettre en phase avec ce flux dans lequel tous nos états d’âme sont mêlés et compose une totalité indistincte. C’est difficile peut-être impossible. Il y a là une exigence de pureté, d’authenticité dont aucune expérience ne peut affirmer qu’elle l’a satisfaite . Mais il est tout aussi impossible de dire que cette authenticité est un leurre. Personne ne peut nier que le temps comme chronos est une fiction tout comme les mots. Personne ne peut nier que ces arrangements nous font vivre à côté de nous-mêmes, même si ce nous-mêmes, par définition est obscur et confus. C’est cette obscurité même que les romantiques pressentent et dont ils refusent de se détourner comme le font, au contraire, les gens dits « normaux ».

d) « Le coeur de la nuit »

Dans le film de Céline Sciamma « Portrait de la jeune fille en feu », la référence aux métamorphoses d’Ovide et à l’histoire d’Orphée et d’Eurydice (livre X) est le fil rouge du film. Lors d’une soirée le passage est lu par Héloïse à Sophie et commentée par Marianne. Sophie ne peut pas comprendre ni accepter la fin tragique du regard qui tue pour la seconde fois Eurydice. Marianne explique donc le mythe ainsi: « Orphée ne fait pas le choix de l’amoureux mais le choix du poète ». Il fait « oeuvre » et dans cette immortalisation de la vie par l’oeuvre, la mort est un moment nécessaire. Dans le souvenir, Orphée aussi bien que Novalis capture dans la réalisation de leur oeuvre des intensités inégalables par la vie quotidienne avec l’aimée. Par conséquent, Jamais Orphée n’a vraiment voulu ramener Eurydice à la vie, il a seulement souhaité composer l’oeuvre la guidant dans les enfers jusqu’à l’extrême limite de le vie, mais sans toutefois lui permettre de franchir ce seuil.  Il la regarde, ce qui signifie qu’il la maintient gardée. Il la garde à nouveau (re) si l’on veut, comme pour être cette fois certain qu’elle ne reviendra jamais ternir la beauté de son souvenir par la présence embarrassante d’un corps trop vivant, trop « là ». La toile présentée par Marianne à la toute fin du film met en scène exactement ce vis-à-vis qui paralyse et qui tue. Orphée fixe délibérément Eurydice qui vacille dans le gouffre des enfers, dans la nuit mais ce n’est pas une nuit d’oubli. C’est même le contraire de cela.


Dans son livre « l’espace littéraire », l’écrivain et essayiste Maurice Blanchot donne à ce mythe un sens qui va encore plus loin dans l’importance qu’il convient de donner à la nuit. C’est qu’il n’importe pas seulement selon lui, de donner à cette histoire un éclairage romantique mais plus largement artistique, c’e’st de l’oeuvre elle-même dont il est question ici. Cette interprétation ne s’accorde pas avec celle de Marianne et probablement celle de Céline Sciamma. Mais c’est surtout qu’il la porte plus loin, qu’il lui donne une signification toute à la fois plus difficile à saisir et plus profonde: 

« C'est cela seulement qu'il est venu chercher aux Enfers. Toute la gloire de son oeuvre, toute la puissance de son art et le désir même d'une vie heureuse sous la belle clarté du jour sont sacrifiés à cet unique souci : regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l'autre nuit, la dissimulation qui apparaît. »

Ces dernières formulations sont particulièrement difficiles à comprendre.  L’autre nuit, cela pourrait désigner le visage de l’aimée sur sa tombe aperçue par le narrateur des hymnes mais aussi l’apparition fantomatique que l’on voit à deux reprises dans le film, sans savoir si elle est celle d’Héloïse ou de sa soeur disparue. Prenons un exemple plus simple: un poète est un être humain qui s’entête sur l’incapacité des mots à exprimer un sentiment, une situation ou encore tout simplement un instant vécu. Comme le dit Richard dans le film de Stephen Daldry « The hours « : « je voudrai pouvoir décrire tout ce que contient un simple et court moment…. Mais il finit: « quoi qu’on fasse on finit toujours en deçà de l’objectif qu’on s’est donné »  et après avoir célébré le bonheur qu’il a partagé avec Clarissa, il se jette par la fenêtre. Cela nous donne probablement une petite idée de l’autre nuit: elle ne désigne par la mort mais l’impasse dans laquelle se situe toute oeuvre. C’est comme une expérience de l’absolu dont l’œuvre loin de marquer la réussite atteste plutôt de l’échec. De fait aucun mot ne pourra jamais dire le flux authentique des heures, tout simplement parce que les mots paradoxalement tuent ce qu’ils font vivre, rendent absents ce qu’ils évoquent présents. Le paradoxe même de l’expression est tout entier dans cette nuit: regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît. »

Juliette a raison, une rose embaumerait sous un autre nom et finalement elle n’embaume  vraiment que sans nom, parce que le nom banalise l’odeur en l’étiquetant par un terme général alors que l’odeur est particulière. Il y a une contradiction à l’oeuvre dans toute expérience, à savoir que ce qui y est approché, rencontré, perçu ne peut être identifié qu’en étant perdu, parce que pour reconnaître ce qui est perçu, nous passerons nécessairement par des noms communs alors même que ce qui est perçu l’est singulièrement, exclusivement. Aucun mot ne peut rendre compte de cette odeur de cette rose là ce jour là à cette heure là à ce lieu là. Cela apparaît avec évidence à quiconque réfléchit un peu et nous pouvons parfaitement nous accommoder de cette convention là à la lumière de laquelle nous ne réalisons que des expériences tronquées. Il faudrait pouvoir revenir de l’erreur de la nomination pour toucher vraiment ce qui pourtant a bel et bien été touché mais finalement pas reconnu. Nous ne pouvons rien percevoir sans le distinguer mais le distinguer, c’est justement perdre l’authenticité de ce que c’est vraiment parce qu’en réalité  tout est lié, tout est confus, tout est mêlé. La nuit est cette absence de contours au sein de laquelle les choses et les êtres sont tels qu’ils sont vraiment, à savoir indiscernables, chaotiques, purs.


Interrogeons vraiment nos souvenirs d’une personne disparue, nous réaliserons que ce qui nous a vraiment marqué, ce sont des bribes, des fugacités, des éclairs presque imperceptibles: telle expression de visage à telle occasion très ponctuelle, tel geste que cette personne a fait. Plus que tout ce que cette personne a dit ou fait consciemment, nous avons le sentiment que quelque chose d’elle s’est davantage révélé dans ces micro-expressions, dans ces tropismes imperceptibles (tropisme: réaction élémentaire par laquelle quelque chose se dit de quelqu’un). Les discours officiels font de grandes phrases sur les qualités et les actions des disparus mais nous savons toutes et tous que nous consistons beaucoup plus dans cet imperceptible là, dans cette nuit de mille et un détails reliés les uns aux autres dans des circonstances exclusives, uniques. Nous ne sommes vraiment nous-mêmes que dans cette nuit là et les mots apportent toujours un jour faux sur cette nuit de telle sorte que quand nous qualifions,  quand nous exprimons, quand nous peignons et composons, forcément nous ratons.

Les artistes sont des chasseurs paradoxaux qui ne se découragent pas devant la nature contradictoire de cette tache qui consiste à exprimer de l’inexprimable, à percevoir de l’imperceptible, à voir de la nuit. Comprendre cela, selon Maurice Blanchot, c’est comprendre qu’Orphée ne pouvait pas ne pas se retourner. Continuer à jouer dans les enfers et franchir son seuil sans revoir Eurydice là dans la nuit des morts, cela aurait consisté finalement à entretenir le malentendu dans lequel nous vivons toutes et tous: croire que l'on connaît une personne parce que l'on met des mots "clairs" sur son apparence. Peut-être comprenons-nous mieux l’utilisation constante par Maurice Blanchot d’oxymores: « Orphée n’a pas cessé d’être tourné vers Eurydice: il l’a vue invisible, il l’a touchée intacte, dans son absence d’ombre, dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie. » 

Devant des termes et des phrases aussi énigmatiques, de deux choses l’une: soit nous abandonnons, soit nous misons sur la tentative par Blanchot de rendre vraiment compte de ce que l’art est: le rêve éveillé d’une perception pure, authentique qui enfin ne trahit pas la vérité de ce qui est perçu. Et pour Orphée cela signifie, voir Eurydice dans la pure vérité de son indiscernabilité, dans sa nuit, mais par « nuit », ce qu’il faut entendre ici c’est que toute présence se laisse seulement pressentir au gré de purs tropismes, de presque-riens. Une présence n’est authentique qu’en tant que pur sillage de signaux infimes tracée par une présence qui déjà et continuellement s’efface. « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuit.» écrit Baudelaire dans « crépuscule du matin »  et l’on pourrait rajouter qu’il est est de même des êtres. 

Si ces expressions sont incompréhensibles pour nous, peut-être l’amour , qui après tout est aussi le fond de ce mythe: Orphée aime Eurydice, nous mettra-t-il davantage en phase avec toutes les complexités nées de cette apparente contradiction. Quand nous nous demandons honnêtement, c’est-à-dire le plus « objectivement » possible ce qui fait que nous aimons telle personne, et pas telle autre, nous sommes obligées de reconnaître qu’il n’est aucune de ses supposées qualités qui nous attire authentiquement. Ce n’est pas aussi simple, aussi grossier que cela: « elle est ceci » ou « il est cela ». Si on répond cela ce n'est pas de l’amour, mais tout au plus de l’admiration et cela n’a rien à voir. 

        Nous n’aimons personne parce que nous aurions des raisons de le faire, nous l’aimons parce que nous l’avons perçu.e dans cette nuit là, dans cette profusion de détails infimes et presque imperceptibles. Nous l’aimons dans une multiplicité de contextes dont nous ne pouvons pas vraiment l’extraire. Nous l’aimons pour son style, pour une façon d’être inimitable mais surtout quasi-indétectable. Nous l’aimons pour cette vérité là, celle là même qu’Orphée va chercher dans la nuit, mais c’est exactement cela qu’il trouve en se retournant.


Dans le film de Céline Sciamma, le moment de la révélation du premier portrait d’Héloïse à Héloïse elle-même est vraiment crucial, à la fois pour le film (parce que l’action aurait pu s’arrêter là) et pour la consistance philosophique qu’il acquiert à ce moment « là ». 

C’est ainsi que vous me voyez?

- Il ne s’agit pas que de moi

- Comment ça? Il ne s’agit pas que de vous?

- Il y a des règles, des conventions, des idées

- Vous voulez dire qu’il n’y a pas de vie, pas de présence ?

- Votre présence est faite d’états passagers. Cela peut aussi manquer de vérité

- Tout n’est pas passager. Certains sentiments sont profonds. Que cela ne soit pas proche de moi, c’est quelque chose que je peux comprendre. Mais que cela ne soit pas proche de vous, voilà qui est triste.

- Qu’en savez vous si cela n’est pas proche de moi? Je ne vous savais pas critique d’art

- Je ne vous savais pas peintre

Marianne sort totalement déconfite et finalement laminée par ce dialogue. Dans le court moment dont elle dispose avant que la mère arrive elle défigure le portrait d’Héloïse, ce qui signifie qu’elle lui donne raison. Le film suit à partir de cet instant un rythme plus rapide, plus intense,  la relation des deux héroïnes change de nature.

Chaque réplique ici justifie donc une explication parce qu’en un sens, tout est là. Marianne a fait un portrait selon ce que l’on pourrait appeler fallacieusement les règles de l’art. C’est ce qu’elle veut dire quand elle parle de conventions, d’idées. A Héloïse qui s’étonne de l’absence de vie du portrait, de son caractère figé, fixe, attendu, elle oppose la vérité, comme si la vérité de la peinture consistait dans une vérité qui serait au-delà des variantes imposées par les sentiments et les situations de la vie. La répartie d’Héloïse se situe à la hauteur d’une pure romantique: « les sentiments sont profonds ». Un portrait authentique selon elle cela aurait été un portrait dans lequel on aurait pu reconnaître toute la palette de sentiments qui certes agitent son âme mais aussi se lisent sur son visage, dans ses attitudes. Cela signifie que pour Héloïse, nous consistons exclusivement dans ce mixte, dans ce dosage subtil d’états d’âme qui font bien plus que nous traverser puisque c’est leur courant qui nous définit « profondément ». Cette profondeur, c’est très exactement « la nuit » de Blanchot, et finalement les enfers d’Eurydice. C’est comme si Héloïse disait à Marianne qu’elle n’est pas allée bien loin dans les enfers, qu’elle n’a pas même commencé d’entonner un chant qui lui donne à elle Héloïse envie de la suivre. Elle s’est contenté de faire le portrait « qui va bien », qui contrairement à ce qu’elle dira à la mère, aurait sûrement plu à son prétendant milanais, lequel finalement ne demande que l’équivalent d’une photo d’identité.


Ce n’est pas la première fois que nous voyons un portrait d’Héloïse défigurée. Au tout début Marianne avait reculé devant la toile de son prédécesseur qui avait lui aussi effacé rageusement ce visage faux, raté, tout simplement parce qu’Héloïse refusait de poser pour lui, mais aussi parce qu’il y a en elle des sentiments trop vifs, trop forts, trop intenses pour être figés authentiquement sur la toile. « Certains sentiments sont profonds »: on ne peut pas me peindre sans explorer cette profondeur. C’est cela que signifie Héloïse et un seul de ses regards le confirme aisément. Quelque chose se joue ici, comme un défi lancé à Marianne par Héloïse: êtes vous ici pour satisfaire le cahier des charges rédigé par ma mère ou pour vous mettre réellement, efficacement sur la voie de tout ce que sous-tend un portrait, à savoir une attention non feinte au modèle, à ce qu’’elle est en vérité, sachant que cette vérité n’est pas celle des conventions de l’exercice du portrait mais celle des sentiments du modèle? Voulez-vous vraiment me «  voir » telle que je suis, c’est-à-dire dans l’indiscernabilité de ces sentiments profonds, dans cette opacité qui me rend presque invisible, mais en même temps, à cause de cela: vraie?

Héloïse enfonce le clou en reconnaissant que cette vérité là lui échappe à elle (et c’est logique puisque elle l’ « EST » ) mais qu’il est triste qu’elle lui échappe à elle qui est en face d’elle et qui peut la voir, qui est une AUTRE. Marianne qui subit de plein fouet cette réplique assassine répond une fois de plus en se réfugiant derrière les conventions de l’oeuvre. Sa réplique est toute entière empreinte de l’ironie désespérée de la peintre déclassée par son modèle:

- Je ne vous savais pas critique d’art

- Je ne vous savais pas peintre

Cette répartie est magnifique et sans appel. C’est un KO debout tout simplement parce que ce qu’elle dit n’est que la pure vérité. « Comment auriez vous pu me peindre vraiment dans ce mensonge qu’est la dissimulation de votre métier? Comment pourriez vous aspirer à la moindre authenticité en partant de bases aussi malhonnêtes? Comment attendre d’une modèle qu’elle soit authentique si soi-même on ne se livre pas corps et âme à sa peinture?

Il faut penser ici à l’une des remarques d’Héloïse tout de suite après que Marianne lui ait révélé la vraie raison de sa présence: 

- « C’était donc ça ces regards! » 

 


Mais qu’est-ce que cela aurait pu être sans cela? De l’amour. Marianne fait comme si leur opposition se situait à un pur niveau de maîtrise artistique, alors qu’ Héloïse la ramène à une perspective beaucoup plus modeste, mais aussi beaucoup plus sensible et éthique: « vous m’avez trompé et dans la superficialité convenue de ce tableau, tout ce qu’on voit, c’est finalement ça: votre imposture. Vous me peignez telle que je ne suis pas parce que vous ne vous vous êtes pas présentée à moi telle que vous êtes. » Mais c’est encore bien pire que cela, parce que dans l’attention manifestée par Marianne à Héloïse, celle-ci a cru à de l’amour, ou du moins à de l’attachement. Le portrait ne ment pas: il est mauvais parce que Marianne en ne ciblant Héloïse que dans la perspective de la posture de son futur tableau était dans l’imposture du mensonge de sa (fausse) présence, de sa mission. 

En ayant défiguré le tableau, Marianne reconnaît qu’Héloïse a raison et celle-ci en acceptant de poser se lance dans une nouvelle sorte de relation plus vraie, plus juste mais aussi plus obscure et plus trouble.


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