lundi 4 septembre 2023

Terminales 2 / 3/ 6 - Cours 1: introduction à la Philosophie


 Le premier point qu’il convient de réaliser pour ne pas se tromper sur cette matière, c’est qu’en fait on ne fait pas de philosophie parce qu’on le veut, parce qu’on trouve ça valorisant, ou « intéressant », on fait de la philosophie parce qu’on ne peut pas faire autrement et nous ne pouvons pas faire autrement parce que chacune et chacun d’entre nous sait bien qu’au-delà des supposées certitudes qu’elle ou qu’il a constituées durant son existence, certitudes souvent liées à son métier, à son environnement social, familial, affectif, à son argent, ou à sa réputation, à ses capacités personnelles, etc, au-delà de tout ça, nous ne savons pas pourquoi nous existons. Exister c’est ce qui nous a été donné comme un cadeau, ou comme une catastrophe inévitable selon les appréciations de chacune et chacun. La vie nous a été donnée sans que l’on sache au regard de quoi elle pourrait nous être « dûe ». En d’autres termes, mener une existence humaine, c’est faire l’expérience de vivre comme une question sans réponse certaine.

1) L'existence en question


Nous pouvons choisir de miser sur une réponse de croire en Dieu, de croire au progrès de notre civilisation et de penser que nous y avons une mission, un rôle. Nous pouvons croire au destin. Il est également possible de veiller à une sorte de « légende personnelle », c’est-à-dire de se constituer sa petite mythologie perso à grand renfort de FaceBook, de selfie et d’autres réseaux sociaux au fil desquels nous rédigeons ce qui nous semble pouvoir ou devoir être lu, reconnu voire admirés par d’autres personnes. Légendaire étymologiquement signifie « digne d’être lu ». Nous pouvons construire et adhérer à la légende de notre moi héroïque et triomphant, mais nous savons bien que c’est une hypothèse, que c’est une fiction ou que c’est une croyance. Peut-être le fond de cette démarche est-il nécessaire à l’existence des hommes parce qu’envisager que notre existence soit dûe au hasard serait difficile à admettre jour après jour, matin après matin. Peut-être faut-il donc croire à cette lisibilité, à cette légende de notre existence, mais cela n’empêche pas que chacune et chacun sait bien que toutes ces croyances sont des constructions et parfois des constructions qui nous font aller droit dans le mur, qui nous mettent sous la coupe d’autres personnes, qui peuvent nuire à notre liberté, qui nous font adhérer à des normes sociales autoritaires et arbitraires. 

Parmi les humains, il y en a qui vont être, principalement du fait de leur éducation, presque obligés de se diriger vers certaines réponses, plus que d’autres. En d’autres termes, ce moment de questionnement par rapport à ce donné sans explication qu’est l’existence de chacune et de chacun va être plus ou moins rapidement noyé selon les milieux dans lesquels nous sommes nés. Si nous venons au monde dans une famille très pratiquante, ou très riche, ou très autoritaire, etc. Nous allons être élevé dans un certain conditionnement. Avoir une famille, naître dans une langue, une tradition, une civilisation, c’est subir un conditionnement et il est impossible d’éviter cela (ce n'est d'ailleurs pas souhaitable).

Le sociologue polonais Zigmunt Bauman parle des sociétés occidentales en pointant leur liquidité progressive. Elles sont de plus en plus liquides, de plus en plus liquéfiées, c’est-à-dire que nous sommes de plus en plus formatés pour finalement éviter les expériences réelles. Et ce faisant tout passe, rien de nous marque, rien ne se remarque. Nous passons le temps en consommant, est travaillant, en communiquant mais il n’y a plus d’aspérités, de réel, d’existence. 

Nous retrouvons ainsi chez Bauman un écho lointain de ce que disait Pascal quand il affirmait que finalement toute notre existence se passe à « noyer le poisson » comme on dit, à étouffer quelque chose, un scandale, une vérité absolue qui est la suivante: on peut construire des réponses mais la vérité c’est que pour l’homme vivre est une question. Le suspens de cette question c’est cela  qui définit la vie humaine. L’expérience philosophique est toute entière « là », dans cette évidence que l’on pourrait formuler comme suit et qui est une adresse aux humaines et aux humains: « vous pouvez bien vaquer à vos occupations, vous pouvez bien faire comme si ne comptait dans votre vie que votre famille, que votre travail, que votre avenir professionnel, que votre réussite, que vos amours, que vos conquêtes et vos victoires, que ce qui se passe dans les réseaux sociaux, la vérité c’est que vous savez bien que rien ne peut justifier avec certitude que vous soyez là, que vous existiez, vous et pas un autre. Votre existence est donnée, elle est exceptionnelle, elle est unique et elle est incompréhensible

La philosophie est à son origine et finalement dans sa définition la plus pure l’exercice de notre aptitude à tenir cette vérité là sans la diluer dans un mode d’existence liquide, ce qui nous fait comprendre à la fois:

  1. Que toute existence humaine en tant que questionnante est fondamentalement philosophique
  2. Que nous sommes en train de vivre une sorte de détachement, d’éloignement à la fois de l’humanité et de la philosophie (et que cela correspond avec une dépolitisation de l’existence humaine)

Une fois que l‘on comprend ça, on réalise que rien ne serait plus faux, superficiel que de faire de la philosophie comme un divertissement, comme un spectacle, comme un hobby ou comme une corde à son arc que l’on pourrait mettre sur un CV. On ne fait pas de la philosophie par envie, on fait de la philosophie parce qu’on ne démord pas de cette base questionnante de toute existence humaine, parce qu’on se rallie moins vite que les autres à l’idée que l’on puisse créer des normes de vie humaine, parce que l’on n’adhère pas à l’idée que l’on puisse avoir une existence normale.


Si vous déduisez de ce premier point que la pratique de la philosophie va pour nous consister à errer dans le flou et dans l’indécision en se demandant d’où venons nous où allons nous, etc, vous vous égarez parce que dans cette réticence originelle à adhérer sans examen à des normes sociales, à des idéologies religieuses ou politiques,  à des habitus de consommation, ce qui se cristallise aussi c’est une aptitude à libérer la puissance dans laquelle on se sait consister sans aucun doute, sachant que cette puissance a un rapport avec la pensée parce que penser c’est exactement ce qui naît avec l’étonnement d’exister.


2) Le style, l'éthique et la puissance

La philosophie n’est donc pas seulement l’expérience que nous faisons de l’étonnement d’être au monde, c’est aussi la réalisation qu’une attitude, qu’une justesse voire qu’une puissance s’y énonce, s’y constitue et que cette puissance est aussi infinie que ce questionnement est sans réponse. En d’autres termes, l’être humain trouve dans cet étonnement trois ressources fondamentales, structurelles qui participent à ce qu’il est, à ce qu’il devient:

a) un style fondé sur un scepticisme radical au sens de premier (racine)

b) Une éthique fondée sur l’humilité (en ce sens qu’il est une question et pas une réponse)

c) une puissance fondée sur une certaine modalité d’action 

Nous allons approfondir ces trois caractéristiques:




  1. En 1934, l’éthologue autrichien Jacob Von Uexkull publie « milieu animal et milieu humain » dans lequel il défend l’idée que les animaux naissent dans une relation immédiate et réciproque de polarisation avec un milieu, c’est-à-dire qu’ils ne perçoivent que ce qui correspond à leur être. Ils ne voient que ce qui va leur permettre d’être et ils ne sont que ce qu’ils vont constituer comme milieu. Ils ne s’étonnent pas d’exister parce que ils ne naissent pas dans le monde mais dans leur milieu et qu'ils sont comme réquisitionnés d’emblée par cette tâche qui en même temps leur donne un sens et une mission. Le sens de leur vie, c’est ce qui leur est donné en naissant alors que nous « non ». Le sens de la vie c’est une question pour l’homme mais c’est un fait pour l’animal (on pourrait même dire que le sens de leur vie, c'est leur vie). On mesure ainsi à quel point l’étonnement est un style propre à l’homme. Il y a lieu de s’étonner pour l’être humain, mais pas pour l’animal, ce qui ne signifie pas du tout que l’animal soit bête, ou instinctif. Il est, au contraire très industrieux et surtout il l’est d’emblée. Nous ne sommes, nous humains, au contraire, orientés vers rien. Nous nous étonnons d’être, l’animal est toujours déjà pris, happé, dans une sorte de travail qui consiste à oeuvrer pour être ce qu’il est, sachant que des indications lui sont données. De ce fait nous n’adhérons pas pleinement à l’existence comme un animal et pouvons développer une sorte de scepticisme qui fait de nous des êtres anti-dogmatiques par excellence, des non adhérents fondamentaux, des sceptiques de base. C’est notre style et c'est aussi ce qui fait de nous des scientifiques « Avoir l’esprit philosophique expliquait Arthur Schopenhauerc’est être capable de s’étonner des événements habituels et des choses de tous les jours, de se poser comme sujet d’étude ce qu’il y a de plus général et de plus ordinaire »
  2. Il existe une étymologie extrêmement riche qui relie entre elles trois notions: l’humour, l’humilité et l’humanité, c’est le latin humus qui signifie « le sol ». L’écrivain Julien Gracq reprend un peu cette étymologie en inventant le terme de « plante humaine ». Il existe un sol, un terreau dans lequel l’être humain pousse et  ce sol n’est pas à l’humain ce que le milieu est à l’animal mais alors, c’est quoi ce sol? C’est l’étonnement devant le fait d’être, c’est le fait de vivre comme une question. Dés lors que l’Humain s ‘aventure hors de ce territoire et adhère aveuglément à une réponse, c’est-à-dire à un dogme, à une idéologie ou à une croyance, il se rassure peut-être, il se donne une raison d’exister, mais en même temps, il prend un risque, celui de ne plus être en corrélation en résonance avec son seul vrai sol. Quelque chose de propre à l’homme ne se contente pas de suivre un appel, de construire un milieu ou d‘adhérer gratuitement et cela s’impose à lui comme une éthique, comme une feuille de route où s’énonce peut-être toute la difficulté politique, mais en même temps cette difficulté, cette impossibilité de nous rallier à une solution toute faite trace quelque chose d’humble, quelque chose au regard de quoi l’être humain finalement ne fait que des tentatives et le sait bien (ou devrait en tout cas le savoir et le garder en tête). La philosophie dit Baptiste Morizot, c’est l’exercice « d’une curiosité à l’égard de ce que l’on croyait savoir ». La philosophie, c’est le questionnement et le questionnement c’est l’éthique de la curiosité dans ce qu’elle a de dynamique et d’anti-dogmatique. (Il est aussi possible ici de faire référence au vers célèbre de Paul Valéry: « le vent se lève, il faut tenter de vivre. »)
  3. Ce que l’être humain va construire comme en compensation à l’absence d’un milieu qui ne lui est pas donné, c’est la cité, c’est un environnement humain, culturel, acquis, conquis et pas inné. Dans cette cité, notamment en Grèce mais pas seulement, une certaine modalité de concertation, de prise de décision et d’action va se constituer. Des humains reliés entre eux par des lois communes vont ainsi faire l’expérience d’un espace public d’où vont être réfléchies et mises en oeuvre des actions. Dans un monde où ne se produisent que des phénomènes naturels, voilà que des animaux parlants inventent la possibilité de faire émerger des actions, actions que l’on appelle à juste raison « politiques » au sens de « produites par les hommes libres d’une cité » d’une polis en grec.



La philosophie, telle que nous allons la pratiquer, c’est-à-dire la philosophie occidentale, a une origine historique qui remonte, dans cette partie du globe à la naissance de la cité mais aussi aux premières traces de questionnement sur les éléments (présocratiques) et enfin à la naissance de l’éthique, c’est-à-dire à cette idée que quelque chose des attitudes et des comportements humains pouvaient faire l’objet d’un travail, de ce que Michel Foucault appelle le souci de soi, ou encore des techniques d’existence. Exister cela peut être réfléchi, travaillé, stylisé et en un sens, il ne peut en être autrement puisque nous n’avons pas, contrairement aux animaux de milieux naturels. Par conséquent, nous mesurons mieux maintenant à quel point il est vrai que l’on ne philosophe pas parce qu’on en a envie mais parce que nous sommes un certain type d’animaux, un animal dont le mode d’existence consiste d’abord à s’étonner d’être et dans cet étonnement, il y a à la fois, la surprise d’un animal qui, contrairement aux autres, n’est pas d’emblée appelé à la tâche d’être tel ou tel et la curiosité d’un être auquel il va revenir d’inventer de toute pièce un style d’être qui lui sera propre d’où la nécessité d’une éthique, d’une politique et d’un rapport au monde marqué par l’humilité, le scepticisme et le questionnement.

Il importe donc que nous mesurions d’emblée tout ce que la pratique de la philosophie induit en termes d’histoire, c’est-à-dire que si son enseignement, aussi bizarre que cela puisse sembler à certaines ou à certains, demeure, c’est que miraculeusement quelque chose de ce lien fondamental entre le fait d’être humain et la reconnaissance de ce que notre existence est énigmatique est encore reconnu comme digne d’intérêt, de pratique, au-delà de toutes les transformations que cette discipline a subies. 

En second lieu, nous pouvons retirer de tout ceci que la question de savoir à quoi sert la philosophie est aussi étrange et insoluble que celle qui consisterait à se demander à quoi ça sert d’être humain. Nous voyons bien en effet que les animaux par la constitution de leur milieu et par le rôle qu’ils jouent dans ce milieu ont une mission, une fonction dans la nature, mais nous, nous n’en avons pas, d’où le questionnement, d’où notre étonnement d’être au monde, d’où l’action politique des humains. Quand nous nous posons cette question ( à quoi sert la philosophie?), nous voulons à tout prix l’insérer dans une pratique de société, nous nous interrogeons alors sur l’utilité du philosophe dans la cité et évidemment cette utilité est questionnable sauf que l’on ne prend alors pas en compte que le questionnement sur l’être d’où la philosophie est née n’est pas ce qui s’est constituée à partir de la cité mais cela même à partir de quoi la cité s’est réalisée. Ce n’est pas parce qu’il y a la cité qu’il y a un questionnement devant le fait d’être, c’est parce que l’humain est déjà en soi cet animal questionneur qu’il y a la cité (et qu’il n’y a pas de milieu naturel humain). Quiconque s’interroge sur l’utilité de la philosophie ne la saisit pas telle qu’elle est, à savoir en rapport avec cette venue au monde d’un être privé de milieu, d’un animal doté d’étonnement.

De plus, on peut affirmer que la philosophie s’apparente aussi à une tentative visant à trouver une certaine solidité dans une société qui, comme l’a noté Bauman, est de plus en plus liquide et qui, sans jeu de mot, donne de plus en plus d’importance au liquide, c’est-à-dire aux expériences monnayables, « échangeables », substituables, éphémères, obsolescentes. Nous vivons comme toujours ce qui devrait nous questionner comme jamais: c’est l’une des difficultés de la pratique de la philosophie que d’oeuvrer en vue de cet sorte d’arrimage, d’ancrage solide à la plante humaine au coeur même d’une dynamique qui depuis la fin du 19e siècle est celle de la liquidation de l’expérience humaine de l’existence. Nous soldons ce qui n’est pas à vendre.

Pratiquer la philosophie n’est donc pas du tout une question d’envie, de capacités personnelles ou d’inspiration. Personne n’est plus ou moins doué pour faire de la philosophie. Ce serait comme dire que nous sommes plus ou moins doués pour être humains. La philosophie est ancrée dans la venue au monde d’un animal humain doté de questionnement à l’égard de son existence, du fait qu’il existe. Mais en même temps, il ne fait aucun doute que cette pratique a des difficultés à se faire admettre. Pour de nombreuses personnes elle revient à se poser des questions qui n’ont pas lieu d’être alors même que ces questions circonscrivent avec évidence quelque chose qui est comme le seul lieu d’être habitable,  « explorable » pour l’être humain.


3) La distinction entre l'individuation et l'individualisme 

L’être humain est un être qui s’étonne d’être et qui s’étonne que l’univers soit, ce qui donne lieu à une multiplicité de questions autour desquelles vont se constituer, s’axer différentes pratiques comme l’art, la religion, la science, la politique, etc. La philosophie est une pratique qui s‘articule autour de la nécessité de ne jamais perdre cet ancrage à la question, à la vie questionneuse (c’est finalement ce que Heidegger appelle le da sein, c'est-à-dire l'être-là). Mais ce qui nous intéresse encore plus c’est le pronom réfléchi « se ». L’être humain s’étonne, c’est-à-dire qu’à l’occasion d’un rapport avec l’extérieur, il  crée un rapport à soi, un rapport de réflexivité. C’est finalement exactement ce qu’essaie de restituer le S’ . Il y a de la philosophie parce que l’homme n’est pas une araignée ou une abeille: il n’est pas immédiatement impliqué dans la constitution de son milieu. Il n’est pas réquisitionné par cette partition naturelle qu’est l’effectuation de son biotope. Et cela a à voir avec ce rapport à soi, avec cette marge d’auto-référence pointée par le pronom réflexif, par le s’. L’être humain se définit donc comme un rapport à soi et ce rapport à soi n’est pas du tout celui qui nous oriente vers notre intérêt personnel mais au contraire ce qui nous définit en tant qu’être, en tant qu’espèce, en tant qu’anomalie. 

Chaque être humain qui comprend bien cela saisit qu’il a à constituer son « je », son être, dans ce « nous » là, ici, c’est-à-dire au sein même de cette espèce d’animaux questionneurs, dans cette zone qui est déterminée par le S’. C’est ça être humain, c’est avoir à s’individuer au sein d’une espèce qui s’étonne d’exister, qui séjourne dans la réflexivité du « s ‘ ». Ce que nous vivons aujourd’hui c’est la confusion entre cette recherche d’individuation et la progression de l’individualisme, et c’est aussi probablement la raison pour laquelle la philosophie est une pratique soit délaissée, soit discréditée, soit entourée pour beaucoup d’un sorte de défiance ou de méfiance. Cette réticence que l’on retrouve dans l’opinion et donc aussi chez de nombreuses lycéennes et lycéens se traduit par un certain paradoxe dans le ressenti de la pudeur. On constate via les réseaux sociaux que finalement une certaine partie de la population n’éprouve pas la moindre honte ou le moindre réflexe de pudeur à l’égard de sa vie et publie sur FaceBook sa vie, son visage, ses journées, ses achats, ses tatouages, etc. On publie sa vie, on entre dans une sorte de concours de la vie la plus démonstrative, la plus exhibée, la plus spectaculaire, la plus selfiée. Par contre, toute référence à une forme de réflexion, de méditation, de retrait, d’expectative observatrice se voit immédiatement taxée de prétentieuse, intellectuelle, abstraite, prise de tête. C’est comme si l’être humain se désintéressait de l’expérience humaine, ne la vivez plus. On regarde la philosophie avec une certaine méfiance mais on ne voit aucun inconvénient à publier des photos ou des récits de ses expériences les plus personnelles à la vue de tous. C’est comme s’il était  devenu plus impudique de s’interroger sur la condition humaine que d’exhiber son nombril sur les réseaux sociaux.

Il ne s’agit pas du tout pour nous de nous épuiser dans la dénonciation de cette évolution des moeurs, ni même de la critiquer. Par contre, de fait, l’éducation nationale nous demande et même nous impose de faire de la philosophie, c’est-à-dire nécessairement de nous orienter vers cette façon particulière d’être au monde qui commence avec l’étonnement d’exister, qui consiste dans cette capacité à se vivre soi-même comme une question et cela en rupture avec toute considération narcissique. Ce n’est pas du vécu personnel, c’est une expérience par laquelle être humain se construit, se comprend et peut-être se célèbre. C’est un processus d’individuation par lequel chacune et chacun de nous devrait passer, en tant qu’il est porteur de « mesure », d’éthique, comme il a été dit. La démesure de l’être humain commence quand il se prend pour une réponse et rompt avec la conscience qu’il est né d’être une question et qu’il ne sortira de cette efficience là. Cette condition n’est pas facile à assumer, comme le fait remarquer Pascal dans tous ses textes sur le divertissement, mais c’est la notre, c’est cela le fait humain, l’anomalie humaine, et plutôt que de rendre cette anomalie heureuse, nous avons choisi une voie qui est celle du divertissement et d’une société de la consommation et des loisirs préfabriqués





La philosophie ne consiste absolument pas à s’indigner ou à critiquer systématique les évolutions d’une société donnée. Elle est cet ancrage au mode d’existence initial fondamental de l’humain. C’est tout. Mais pour tout enseignant de philosophie, la tâche première consiste à éclairer autant qu’il peut les élèves sur ce processus. Quelle est la part de vous qui va être requise par cette pratique là, pendant toute l’année, est-ce que c’est la recherche de votre métier, est-ce que c’est votre vécu d’adolescent, est-ce que c’est votre culture, est-ce que c’est votre ambition, votre volontarisme, etc? Peut-être un peu tout ça, mais fondamentalement, c’est autre chose, c’est votre aptitude à ne pas vous satisfaire des réponses qu’une société productrice de besoins artificiels essaie très maladroitement d’apporter à la condition première de l’être humain en tant qu’il est un questionneur « né ». Bref c’est une curiosité d’où l’origine est commune à l’espèce humaine dans son entier et qui a à voir avec l’étonnement, avec l’inquiétude, avec l’ennui, avec une forme de désoeuvrement et c’est ce qui, pour Heidegger, s’appelle le Da Sein. Il est donc tout à fait compréhensible que la philosophie puisse être perçue par certaines et certains comme une forme d’expectative, de parenthèse, mais la vérité c’est que c’est exactement dans cette parenthèse qu’être humain consiste.


4) Faire du hasard un destin

Il convient vraiment d’insister sur la nécessité de ne jamais se laisser guider dans son rapport à la philosophie par de l’indignation, de la haine, de la colère ou de la négativité réactionnaire. Il ne fait aucun doute que l’évolution globale des sociétés aujourd’hui aussi bien dans leur logique interne que dans leur rapport à la nature, à la terre, à l’univers, au Cosmos suit des orientations plus que discutables. Nous disposons scientifiquement de plusieurs indices qui semblent bien conforter ce pessimisme ambiant. Mais aucune solution ne peut se constituer dans ce « fond là ». Le salut de l’humanité repose d’abord et peut-être seulement sur la compréhension simple mais authentique de ce que l’humanité « est » et finalement c’est exactement ça que la philosophie « est », le rapport à soi d’une espèce qui consiste dans un rapport à soi. Mais c’est quoi ce rapport à soi? Est-ce un rapport à son petit univers privé? A son vécu? A ses expériences? Non, On ne peut pas davantage faire de la philosophie pour son compte que l’on ne peut aborder le problème humain en voulant survivre à tout prix et exclusivement, personnellement, aux dangers qui très clairement nous menacent. 

Ce que nous vivons actuellement si nous observons les tensions au sein des relations entre les nations, c’est précisément c’est justement l’inaptitude profonde à la fois des dirigeants et des populations à oeuvrer hors de ses frontières pour résoudre des problèmes et prévenir des catastrophes qui évidemment ne reconnaissent pas la notion de frontières. On peut bien chercher des solutions nationales à des problèmes terrestres ou climatiques, atmosphériques, on ne voit pas comment elles pourraient aboutir si on ne finit pas par les dépasser. C’est une question de bon sens qui suppose qu’un être humain puisse en appeler à cette dimension là de son existence, à son humanité (au sens étymologique du terme de plante humaine, de relation à son socle humain), ce qui n’est pas évident pour la plupart d’entre eux. Jamais il n’a été plus nécessaire que nous réalisions que l’existence n’est pas notre petite affaire privée et jamais nous n’avons été davantage soumis à des incitations consuméristes ou pseudo-politiques qui, au contraire, nous orientent vers cette idéologie au sein de laquelle systématiquement les intérêts privés l’emporte sur l’interêt public humain, sur ce que l’on pourrait appeler utopiquement le « peuple humain ». Ce « peuple humain » existe-t-il politiquement? Evidemment non. Est-il philosophiquement pertinent? Oui et finalement, c’est cela même que l’on appelle philosophie: l’exploration de la difficile question d’être humain et aussi l’exploration de l’humain en tant qu’il est par lui-même une difficile question.


Alors cela peut sembler très vain et très prétentieux que nous ayons nous, dans le cadre très limité de cette classe, de cette salle, l’ambition de venir à bout de cette impasse dans laquelle il semble bien que l’humanité soit, mais l’effort dans lequel consiste la philosophie n’est pas de nature extensive mais intensive. Il n’est pas spatial, il est temporel, il n’est pas privé, il est public. Il se trouve que dans sa grande sagesse, une institution publique nous donne les moyens de tenter cet effort, cette exploration de la question humaine avec un local, une organisation, un accompagnement, et toute une palette d’incitations diverses. Nous devons lui en être reconnaissants. Il n’est pas question pour nous de nous prendre pour plus que ce que nous sommes. Nous sommes là, vous êtes en terminale, vous avez un examen à passer, tout ceci est peut-être du hasard. Le fait que ce soit moi, que ce soit vous, que ce soit ce lycée, que ce soit cette ville, etc. Il n’y a là rien de merveilleux, rien de révolutionnaire ou de renversant ou dont nous puissions nous honorer. Seulement voilà: à partir du moment où c’est de la philosophie que nous allons pratiquer ensemble, tout change et il n’y pas lieu de se maintenir dans le flou d’un hasard. Le philosophe Alain Badiou  dit « qu’une déclaration d’amour est un passage du hasard au destin et c’est pour cela qu’elle est aussi périlleuse » Mais il n’y a peut-être aucune raison de ne pas donner à ce péril un sens plus élargi, plus juste. Etre humain c’est transformer ce hasard d’être né comme une anomalie, comme une « error found » en destin d’avoir à exister comme une question. 

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Oui tout dans notre rencontre, dans cette association que toute classe « est, » que tout cours « est » est probablement dû au hasard, mais nous ne pouvons pas le vivre comme tel. Quand nous voulons déprécier ou minorer, réduire l’importance d’une circonstance parce qu’elle nous ennuie, nous disons que ce n’est qu’un hasard et oui, les modalités du cours ne sont qu’un croisement de coïncidences mais ce n‘est pas parce que c’est du hasard qu’il ne nous revient pas à nous de le vivre comme un destin, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas exclu qu’il en aille de même pour l’existence de l’humanité, qu’elle soit dûe à une multitude de hasards mais qu’il est en même temps impératif que l’humanité s’effectue comme un destin, sans quoi vivre n’a pas le moindre sens.

Ce que dit Alain Badiou est très juste: nous ne pouvons pas aimer une personne en nous disant que nous pourrions vivre la même chose avec n’importe qui d’autre, pas davantage que nous ne pouvons aimer notre vie en nous disant qu’elle pourrait être autrement. Nous ne pouvons aimer que cette vie là parce que c’est la notre, parce que c’est nous et "qu’il n’y a rien d‘autre en magasin". Il nous faut aimer ce que nous vivons parce que nous le vivons et pour aucune autre raison, même si en fait tout cela est dû au hasard. Il n’y a là rien à espérer, à idéaliser ou à croire. C’est! La vraie vie ne commence pas par l’espoir mais quand l’espoir cesse. C’est là une pensée dont nous aurons l’occasion de voir qu’elle a été approchée et formulée par de nombreux philosophes en commençant par les stoïciens, en passant par Nietzsche et aussi par Albert Camus et Milan Kundera.

Cette idée, nous n’allons pas nous contenter de l’étudier comme un objet, nous allons l’appliquer dans sa forme. Ce que nous vivons, aussi imprévisible et hasardeux que cela puisse nous sembler, cesse de l’être dés que nous le vivons et cela inclue notre présence en cours. Cela veut dire que si votre présence, votre écoute, votre intervention, votre travail ne s’imposent à vous que comme un hasard qui aurait pu être autrement, vous ne serez pas efficient, ni en phase avec le cours, avec moi mais aussi avec vous. Soit vous êtes là, soit vous n’y êtes pas, mais si vous êtes là, votre présence est effective, elle est intensément là. Notre corps est composé d’une multitude de parties extensives, de particules, je n’attends pas de vous que la multitude de parties extensives qui composent votre corps recouvre des chaises, des tables (elles-mêmes composées d'autres particules). Tout ceci ne peut être là qu’en tant qu’il est uni par un rapport et ce rapport c’est l’intensité de votre présence à ce qui se passe en cours, intensité qui ne peut laisser prise au hasard. 


5) Les trois préalables à toute présence aux cours

Au-delà de ce qui vous apparaîtra peut-être comme l’exercice paranoïaque d’une autorité professorale, les trois exigences qui vont être formulées et qui seront appliquées dans tous les cours n’ont aucune autre origine que celle que je viens d’énoncer: nous ne pourrons pas mener à bien la tâche qui nous attend et qui consiste à pratiquer de la philosophie dans une perspective qui est aussi celle d’un résultat si nous ne respectons pas dans la forme ce que la philosophie est sur le fond: l’aptitude à transformer les hasards de la vie en destin de notre existence.

Trois nécessités absolues sont donc requises dans l’exercice de la philosophie en cours:




  1. Une présence totale, authentique qui, le temps du cours se soustrait, au diktat de la présence virtuelle. Par cette expression, il faut entendre toutes ces occasions de la vie dans lesquelles nous laissons des images et des rôles nous dicter les réponses adéquates en fonction de nos entourages, tout ce qui nous permet de ne pas adhérer à des conversations, de nous en abstraire en fait. C’est comme si au fur et à mesure que nous vivons en société, que nous adhérons à des groupes que nous lions des conversations sur les réseaux sociaux, nous laissions parler notre profil sachant qu’il ne reflète que ce qu’il est attendu que je dise. Etre authentiquement là, c’est être aux aguets, intervenir si vous le souhaitez, mais en tout état de cause, ne pas être là comme vous pourriez être ailleurs. Il est donc impératif que vous compreniez ce qui est dit, ce qui justifie à mon égard et à celui de celle ou celui qui prend la parole une exigence de clarté. Si au bout de plusieurs minutes d’explication, vous ne comprenez pas ce que je dis, il faut lever le doigt et le dire, sans souci de l’image que votre supposée ignorance reflète aux yeux des autres (lesquels probablement ne comprennent pas non plus). Votre présence au cours n’est pas fortuite. Cela ne signifie pas qu’il était écrit que vous soyez là, mais que maintenant que vous y êtes, vous y êtes entièrement, implacablement comme une fatalité mais pas celle qui vous tombe dessus, celle à l’intérieur de laquelle vous vous insinuez comme un destin. Cette exigence de clarté est maintenue par une interrogation orale au début de chaque cours, interrogation notée. Elle est également facilitée par la consultation de mon blog, et éventuellement par l’envoi de message à mon adresse mail. Un cours est d’abord un lieu dans lequel il se passe quelque chose, c’est-à-dire dans lequel nous allons réaliser quelque chose, au double sens  du terme: effectuer et comprendre et c’est cela qui nous impose de donner à ces instants que nous passons ensemble un certain prix mais aussi un certain poids (le plus insoutenable comme dit Nietzsche de l’éternel retour)
  2. Le « nous ». Il a été question de la distinction entre l’individualisme et l’individuation. Par ce dernier terme il faut entendre ce par quoi un je se construit dans son rapport à un « nous ». Par individualisme il faut entendre le fait de privilégier son intérêt privé sur l’intérêt public, ou de penser que finalement toute société est une lutte de pouvoir entre des intérêts privés qui vont se gérer en déterminant une direction. Or un cours, c’est finalement un processus d’individuation et cette donnée là du cours comme processus d’individuation se joue dans l’appel. Il faut savoir que ce « oui » par lequel vous allez répondre à l’appel de votre nom n’est pas seulement un « oui » qui signifie que vous êtes là mais qu’il est d’abord une acceptation au processus d’individuation par lequel tous vos « je » consentent à se constituer dans un « nous », à savoir un cours organisé par un prof mais fait à un groupe. Votre « oui » est donc la signature marquant l’adhésion de votre personne à un collectif. Mais alors cela signifie qu’à échelle réduite nous composons une petite cité, c’est-à-dire une « polis » en grec, ce qui signifie que votre oui est aussi un oui politique, un oui à la politique, pas à un meeting politique mais à la chose publique en laquelle consiste  toute unité politique. Avant toute autre chose, la politique, c’est l’idée géniale qui est venue aux hommes 1200 ans avant JC, de constituer des collectifs par lesquels selon des modalités différentes selon les civilisations des actions humaines pouvaient s’effectuer dans un monde naturel. C’est ça la polis, avant toute autre chose et c’est cette idée qui est aujourd’hui gravement dépréciée. Il faut appliquer ici encore ce principe en vertu duquel il ne sert à rien d’évoquer quelque chose sur le fond sans l’appliquer dans sa forme, ce qui signifie que modestement nous pratiquerons dans le cours un mode d’adhésion politique à un collectif en tant que principe d’individuation. Vous pouvez bien penser: " oui mais, quand même, ce n’est qu’une dissertation, ce n’est qu’un cours, ce n’est qu’un texte, etc". Tout ce que nous pratiquerons ici, sera une certaine façon très humble, très modeste d’insinuer des pratiques exclusivement humaines dans un monde animal, végétal, minéral.  Un cours dans un lycée public c’est un espace public. Vous contribuez par votre présence par votre écoute, par votre intervention à ce qu’un espace public «  soit » et finalement c’est exactement ce qui, il y a maintenant plus de 3000 ans, a permis à des hommes de prendre des décisions et d’accomplir des actions humaines, politiques. Que l’opinion dévalorise constamment aujourd'hui le politique, sans vraiment savoir ce que c’est, que des intellectuels affirment qu’une une telle mobilisation n’est pas possible doit nous être parfaitement indifférents, nous prenons au pied de la lettre le terme de service et d’espace publics. Nous prenons au pied de la lettre le terme de chose politique et nous faisons cours, ce qui impose que tous nos réflexes individualistes doivent cesser au seuil de la porte. Dire « oui » à l’appel de son nom, c’est dire « oui » au processus d’individuation qu’est un cours.
  3. Le parfait inconnu -  Cette troisième nécessité est suggérée par l’étymologie même de philo/sophia qui désigne l’amour de la sagesse, mais en réalité cette traduction est probablement fausse car le terme désigne plutôt le type de relation née d’une commune attirance pour la sagesse. Etre philosophe ce n’est pas être l’ami de la sagesse, mais c’’est s’intégrer à un type de rapport humain reliant entre elles et eux celles et ceux qui s’intéressent à la sagesse, un type de rapport particulier dont étrangement l’expression « parfait inconnu » rend très bien compte. Chacune et chacun peut remarquer à quel point nos conversations, la nature de nos relations avec nos entourages sont codées de telle sorte que finalement nous tenons avec nos collègues des propos de collègues, avec nos copains des propos de copains, avec nos parents des propos d’enfants et etc. Ces différents entourages s’excluent tous mutuellement, de telle sorte qu’aucun ne vous ne se donne vraiment la possibilité d’explorer l’autre personnalité que vous êtes nécessairement aussi et qu’aucun ne vous permet vraiment de sortir d’une sorte de rôle, de masque qui s’intercale y compris avec vos meilleurs amis. Peut-être nous arrive-t-il de nous dire que c’est avec une ou un inconnu que l’on peut avoir les conversations les plus intéressantes parce que justement aucune partition, aucune fonction, aucun rôle à jouer là ne vous attend "là", je peux me surprendre à comprendre ou à émettre des propositions de moi inconnues de moi parce qu’échangées avec un inconnu, Je vais sortir de ma zone de confort et dire autre chose que les propos anodins et attendus qui finalement sont toujours une façon de poser des limites, des repères, de marquer une sorte de territoire. Dés que des liens durables s’établissent entre des personnes (ce qui est très bien en soi), s’établissent toujours une sorte de registre, de tonalité, de climat au fil duquel une sorte de rôle s’instaure. Alors on peut toujours dire que c’est aussi le cas entre un prof et ses élèves sauf que cette relation est limitée dans le temps, qu’elle n’est pas voulue et surtout qu’elle n’est pas personnelle. Un prof est un parfait inconnu dont la profession impose, à très juste raison, qu’il le demeure, que vous ne lui racontiez pas votre vie, et qu’il ne vous raconte pas la sienne. L’enseignant est là pour poser un processus d‘individuation et pas du tout pour laisser tout le monde s’épancher sur ses affaires privées. Il est le parfait inconnu qui doit instaurer une sorte de climat sur le fond anonyme duquel seulement l’objet du cours pourra atteindre une dimension à la fois vraie, authentique et humaine. Aucun cours de philosophie ne sera la petite affaire privée de l’une ou l’un d’entre vous, et encore moins de moi-même. La fonction même d’enseignant induit une forme de neutralité et d’anonymat propice à ce que de la philosophie s’effectue, se pratique. C’est un peu comme un animal qui n’est attiré que par une certaine végétation, par un climat, par un paysage. Il nous revient d’être ce paysage, de l’incarner, de lui donner vie et seule un enseignant conscient d’être et d’avoir à demeurer ce parfait inconnu peut faire émerger ce lieu. 

En fait la pratique de la philosophie revêt un versant très pudique et un autre impudique selon que l’on soit capable de sortir de sa sphère privée ou pas. Il s’agit de mettre en plein lumière ce qui nous concerne en tant qu’être humain et de laisser dans l’ombre tout ce qui nous concerne personnellement. Dans le mythe de Prométhée, la pudeur est un don que Zeus fait aux hommes pour qu’ils demeurent vivants. C’est ce que les grecs appellent l’aïdôs, et c’est donc selon ce mythe une qualité propre aux êtres humains. « Rien de ce qui est humain ne nous est étranger » comme le dit le poète latin Térence mais nous ressentons une espèce de pudeur à avouer que nous réfléchissons, que nous avons des pensées, des idées, cette pudeur là a été petit à petit instaurée par une sorte de misosophie, de productivisme anti-intellectuel. Il existe une honte de la pensée et cela, évidemment, il va falloir la dépasser. Par contre, l’exhibition de sa vie privée, de son vécu, la mise en spectacle de sa vie personnelle, celle là n’a pas sa place ici. Il est donc un certain type d’aïdôs (pudeur) requis pour mener à bien la pratique de la philosophie.




Conclusion

  S’il est bien un point sur lequel ce cours d’introduction a insisté c’est celui de ce style de présence propre à l’homme consistant dans l’interrogation, dans le fait d’être et de ne pouvoir autrement se vivre que comme une question.  On peut en retirer deux conclusions:

  • D’abord l’homme est naturellement curieux, non pas parce qu’il aurait une nature ou parce que la nature lui aurait donné des gênes questionneurs, mais précisément , il n’éprouve pas son existence ni l’existence du monde comme évidente ou donnée. Il crée entre la présence de la nature et la sienne l’espace de la question, ce qui crée la science, l’art, la philosophie, la religion. On saisit mieux ainsi l’existence dans l’antiquité grecque de la skholé, du loisir studieux. Le jeune garçon grec, n’apprend pas dans la douleur ou la contrainte. La skholé était considéré comme le passage ouvrant vers la polis, vers le statut de citoyen, sachant qu’en réalité, la cité n’est ni plus ni moins qu’une fabrique à produire des actions humaines dans un monde naturel, à faire en sorte que de l’évènementialité humaine « soit ». La skholé, c’est la suite logique de l’étonnement dont parle Aristote. L’être humain n’est pas appelé par la construction de son biotope, de telle sorte qu’il voit le monde et que cette exhaustivité, cette complétude le sidère, l’étonne et l’interroge. 30 siècles plus tard, le rapport des adolescents à la connaissance s’est totalement transformé pour devenir cette sorte de « torture », ce mal-être à l’origine de tant de dégoût et de traumatisme. Contre la phobie scolaire, il est peut-être envisageable de donner naissance à la « philo- skholé ». Et si nous allions au lycée par curiosité et envie? (Ça vaut le coup d’essayer!)
  • L’autre conclusion est plus en prise avec des questions d’ordre écologique, voire apocalyptique (la collapsologie). La philosophie  telle qu’elle a été ici décrite (c’est-à-dire à partir de Sophocle, d’Aristote en passant par Montaigne, Pascal, Nietzsche, Heidegger) ouvre une 3e voie. Nous vivons tout ce qu’il en coûte à l’homme que de s’être perçu lui-même comme une sorte de solution à tous les problèmes (lesquels d’ailleurs ne sont suscités que par son mode de vie). Mais nous subissons aussi toutes les admonestations et prophéties terrifiantes de celles et ceux qui le définissent comme un problème. La philosophie rend effective l’exploration d’un autre discours, d’une autre possibilité, voire d’une autre éthique qui consiste à se détacher enfin de toute croyance dogmatique au progrès moral et technique de l’humanité (puisque l’homme n’est pas une réponse) sans pour autant se complaire dans un processus de culpabilisation stérile de l’être humain. Mais pour cela il faut encore saisir tout ce que l’ontologie questionnante de l’être humain (par ontologie questionnante, il faut entendre que l’être de l’homme est en suspens, comme une question sans réponse) recèle de richesse. C’est précisément à cette finalité que nous allons nous attacher.

Bonne année à vous!


Euh...ça, c'est juste pour vous dire que nous parlerons du chat de Schrodinger dés qu'il aura fini de se limer les ongles!


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