Ce que nous nous proposons de traiter cette année, c’est la parole, et plus encore le suspens laissé par une parole, ce qu’elle a d’irrévocable et, en même temps, de fluctuant parce qu’on n’est jamais sûr de l’avoir comprise. Nous sommes toujours dans le trouble laissé par une parole qui a été imprudemment lancée et qu’on n'effacera jamais, quoi qu’on dise (on s’excuse en disant " je retire ce que j’ai dit" mais on sait bien qu’en réalité le fond dont on la retirerait c'est l'effet qu'elle a créé en ayant été dite, donc c’est trop tard et finalement ça accentue précisément le sentiment que l’on essaie de faire disparaître).
C’est ce fond là qui nous intéresse, c’est-à-dire tout ce fond opaque de la parole à cause duquel, aussi clair que soit le message que vous entendez ou que vous énoncez, il revêtira toujours un aspect trouble, physique, obscur, un peu dément, oraculaire. Les oracles, ou les pythies, en Grèce c’étaient ces femmes qui se faisaient les porte parole des Dieux et qui lançaient, souvent sous l’influence de différents substances hallucinogènes, des mots bruts, purs, sans aucun sens, reçus comme s’ils venaient en ligne directe des Dieux. On parle de glossolalie quand une personne n'a aucune idée de ce qu'elle dit, mais il faut se rendre compte qu'il y a toujours un fond de glossolalie dans tout discours et dans toute adresse à quelqu'un.
Quand nous demandons l’heure à quelqu’un, il n’y a pas de dimension oraculaire ni glossolalique de prime abord, mais on sous-estime toujours ce qui se passe réellement dans toute adresse orale à une personne. On brise le silence et on l’intéresse à soi, ne serait-ce que pour faire ça: pour nous donner l’heure. Et ça revêt quelque chose de violent. On lui réclame de l’attention mais, en fait, on la lui impose et, si elle répond, elle nous fait cette grâce là. Et c’est assez incroyable, pendant un dixième de seconde, une personne n’est entièrement occupée que de nous. De la violence et de la grâce. Tout ça par une simple et anodine prise de parole. Toute prise de parole se situe sur le fil de ce rasoir entre la violence et la grâce, entre l’incompréhension et l’irrévocable. Il y a une fragilité, une vulnérabilité et une invulnérabilité dans toute parole, exactement comme un visage, qui ouvre un mystère et il semblerait, si l’on en croit Aristote, que dans cet abîme qui s’ouvre, c’est aussi le trouble de l’origine de l’humanité qui se dessine. Dans la parole, l’humanité se fonde et se délite. Une parole peut être de vérité ou de bavardage, de divertissement, de détournement de l'essentiel mais il n'est pas exclu que l'essentiel ce soit elle-même.
Sans en faire trop sur cet aspect, il est absolument évident que cette aura d’indécision irrévocable qui entoure chacune de nos paroles inconsciemment a à voir avec la nature inclassable, atopique de l’être humain. Il y a une dimension d'enquête anthropologique dans toute recherche sur des paroles perdues, incomprises ou interrompues. Cela ouvre des pistes scénaristiques sur les notions de premier mot ou de dernier mot. Citizen Kane est un film d’Orson Welles dans lequel nous sommes embarqués dans l’énigme du sens de la dernière parole d’un milliardaire excentrique. Mais on peut tout aussi bien réfléchir sur la première langue, sur le fantasme d’une langue adamique ou bien encore sur un couple qui essaierait de se souvenir de la première parole dite, échangée, lancée. On peut aussi penser à ces heures entre chien et loup où deux inconnus se croisent et où l’un d’eux lance un mot comme une corde avec un grappin qui n’est pas bien sûre de trouver un point d’ancrage.
L’idée est donc bien d’essayer d’explorer cette énigme de la parole telle qu’elle vient à l’être humain, mais aussi d’envisager la possibilité que l’animal humain soit entièrement compris dans ce phénomène de la parole, c’est-à-dire qu’il soit compris dans le fait de rester à jamais incompris. Mais cette ligne de fuite, cette incongruité n’en serait pas moins « belle », belle à observer, belle à concevoir, belle à jouer.
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