dimanche 10 septembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6 - Peut-on vivre en s'acceptant? (1)

 

  1. Découvrir et aborder le sujet

«  Je vis »: cela signifie que mon coeur bat, que le sang circule dans mes veines et dans mes artères, que je respire, que mon corps est animé, non pas seulement parce qu’il peut se déplacer dans l’espace, mais aussi parce qu’il est constamment pulsé, rythmé par des flux, par des battements, par des informations et par le décodage par mon cerveau de ses informations. Je vis de la même façon que le corps d’un chat ou d’une souris vit, même si ce n’est pas le même corps, ni les mêmes rythmes, ni les mêmes flux, etc.

Mais je ne fais pas que vivre puisque je m’aperçois de tout cela: je me rends compte que mon coeur bat, que je respire, etc. En cet instant, je me dis bien à moi-même que je vis, que j'ai un corps, je me le représente, Je ne fais pas qu’être cette présence vivante, je m’aperçois que c’est ce que je suis.

Or cette évidence qui se manifeste à moi de cette vie « mienne » crée un dédoublement, une distinction, une distanciation entre deux sujets: celui qui en moi vit et celui qui sait qu’il vit. Je me rends compte qu’une sorte de veille, d’attention, de témoin, de rapporteur accompagne ma vie, du moins quand je ne dors pas et quand je suis conscient. Ce que je vis consciemment ne me frappe jamais complètement de plein fouet, de façon immédiate ou brute. C’est le contraire qui est vrai: la conscience que j’ai de vivre installe une distance, une marge à l’égard de ce qui m’arrive et c’est bien cette « marge » qui pose problème. Sans elle, on ne voit vraiment pas comment ni pourquoi la question de l’acceptation de soi pourrait se poser.

Si l’interrogation de ce sujet se pose, c’est parce que l’être humain n’est pas un être simplement vivant. Il est absolument impossible de partir d’une autre base que celle-ci: ce dédoublement par lequel deux « je » se dédouble en chacune et chacun de nous: celle ou celui qui vit et celle ou celui que se sait vivre.

Dans le livre Dune de Frank Herbert, la révérende mère des Bene Gesserit fait subir à Paul l’épreuve du Gom Jabbar. Helen Gaius Mohiam est la directrice toute puissante d’un ordre de femmes dont la mission est de servir mais aussi de bien diriger (bene gesserit) l’évolution de l’humanité. Paul est un adolescent brillant, héritier du Duc Leto et de Jessica, qui fait partie de cet ordre. Avant de l’évaluer, elle renseigne Paul sur le rôle des Bene Gesserit: « Nous, Bene Gesserit, tamisons les gens pour découvrir les humains.» Tamiser ici veut dire « sélectionner ». Il semble donc qu’il y ait des humains biologiques qui ne soient pas vraiment « humains » si on la suit. Un être Humain en ce sens là est un être capable de contrôler parfaitement ses émotions, ses sensations, ses réactions. « Contrôler » son corps suppose que l’on ne fait pas qu’être un corps, sans quoi nous ne ferions que manger quand nous avons  faim, boire quand nous avons soif, fuir quand nous avons peur. Elle lui demande donc de glisser sa main dans une étrange boîte et place une aiguille empoisonnée sur son cou et l’avertissant qu’elle le tuera s’il retire sa main. Dans la boîte, s’active un protocole d’auto-suggestion de la douleur.  Va-t-il manifester assez de contrôle de soi pour ne pas retirer sa main? Dans le film de Denis Villeneuve, on voit sa mère Jessica répéter la litanie contre la peur pendant que son fils est soumis à l’épreuve mais dans le livre, c’est lui-même, Paul qui se la récite pour résister avec succès à la vague de souffrance:




« Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l'esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l'oblitération totale. J'affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu'elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n'y aura plus rien. Rien que moi. »

On comprend bien ce que veut dire la révérende mère: tous les êtres humains, en effet, n’auraient pas réagi comme Paul. Il faut lire la litanie avec attention, et en pensant bien qu’elle contient peut-être, selon les Bene Gesserit, le principe même à partir desquels dans la masse des humains biologiques, se détachent les Humains éthiques, ou celles et ceux qui cultivent mieux et plus leur humanité. « Je tournerai mon oeil intérieur sur son chemin », mais de quoi s’agit-il? De cette aptitude à se connaître, à se rendre compte de ce qui nous arrive, fût-ce la douleur la plus intense et à lui résister, à ne pas s’y soumettre. Je suis durement affecté » par la douleur, mais je ne me confonds pas avec elle, Je peux la mettre à distance sans pour autant m’en abstraire complètement, je peux la vivre en me rendant compte de ce qui tient d’elle et de « moi », et je la supporte, j’attends qu’elle passe de telle sorte qu’après, je me retrouve « moi », je suis un peu plus moi qu’avant parce que j’ai fait la preuve que j’avais la conscience parfaite de ce qui m’arrivait de l’extérieur et de ce que je suis intérieurement, à savoir quelque chose ou quelqu’un qui possède un être à soi, un rapport à soi-même, et dans ce rapport ,« Je » suis.

Pourquoi cette scène est-elle aussi intéressante pour notre sujet? Parce qu’elle nous installe d’emblée dans un présupposé à la question, à savoir que pour s’accepter, il faut déjà exister et pas seulement vivre. Si Paul ne faisait que vivre, éprouver passivement les sensations, les affects et les envies qui le touchent, il aurait retiré sa main sous l’effet de la douleur et il serait mort. Paul n’a pas qu’un corps vivant. Il « est », et cela signifie être doté d’une certaine forme de résistance par rapport aux affects comme la douleur, affects que l’on éprouve bel et bien mais sans lui être soumis, sans être envahi par lui. La douleur ne prend pas le contrôle de mon corps alors même qu’elle affecte mon corps. Elle est perçue au travers d’une sorte de filtre que je suis à même de renforcer jusqu’à attendre qu’elle passe sans lui céder.

Paul accepte la douleur, ce qui signifie qu’il trouve en lui la puissance d’un consentement alors même que cette douleur n’était pas voulue par lui, mais une fois qu’elle est là, il ne la fuit pas. C’est comme si dans l’épreuve qu’il fait d’évènements durs, voire absolument détestés, indésirables, il trouvait quand même en lui un « socle », une attention par le biais de laquelle son être n’’est pas débordé. Pour s’accepter, peut-être convient-il d’abord de faire l’expérience de cette ligne là, de cette fermeté d’attitude grâce à laquelle ce qui nous arrive ne nous emporte pas, ne nous déborde pas, on le vit en y étant. C’est la douleur? Et bien soit! Vivons la dans la claire conscience de ce qu’elle est et de ce que je suis, dans cette ligne. Il est absolument impossible d’affirmer que Paul se résigne ou bat en retraite, c’est tout le contraire. Vaincre la douleur, c’est consentir à ce qu’elle soit et dans ce consentement faire l’expérience d’un « Je ». On ne peut vivre en s’acceptant qu’en acceptant que la douleur soit, et dans ce consentement là il y a bien l’approbation d’un sujet. Or ce sujet: on aurait échoué à le trouver s’il avait retiré sa main (d’ailleurs il serait mort!). 


MAIS, nous pouvons utiliser cette même scène pour défendre un point de vue contraire en soutenant que Paul précisément ne s’accepte pas en tant que corps. Si l’on applique le principe de la distinction du corps et de l’âme comme le fait le philosophe Alain dans ce texte, on réalise alors que Paul finalement sort vivant de cette épreuve parce qu’il parvient à faire obstruction à tout ce qui, en lui, l’aurait incité à retirer sa main, à savoir le réflexe habituel que nous    suivons quand nous avons mal (nous éloigner de la cause de cette douleur). Tout s’inverse alors: nous ne consistons vraiment en tant que personne, en tant qu’âme qu’en nous opposant à notre corps:

« L'âme c'est ce qui refuse le corps. Par exemple, ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus, c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus ; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus de conscience, et c'est vrai. Qui cède absolument à son corps, soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que par opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. »

Qu’a fait Paul, au juste? S’est-il accepté en trouvant en lui et par lui les ressources nécessaires à vivre cette douleur pour ce qu’elle est? Est-ce un consentement au sens propre, c’est-à-dire une acceptation du « sentir », un « sentir avec », une sorte de sagesse de l’évènement de la douleur? Ou bien au contraire, s’est-il dissocié de lui-même de telle sorte qu’en lui, l’âme et le corps se sont dissociés?

On pourrait croire au premier regard qu’en fait Paul et Alexandre dans l’exemple choisi par Alain agissent de la même façon, mais ce n’est pas tout-à-fait exact, car ce qui est défini comme un refus du corps par Alain est au contraire considéré et finalement effectué par Paul Atréïdes comme une acceptation de la douleur, un dépassement qui suppose un consentement. Evidemment il peut nous sembler que cela revient au même mais c’est faux. Autant pour Alain on ne peut vivre humainement qu’en se refusant en tant que corps, autant pour Paul Atréïdes, on ne dissocie pas l’un de l’autre, on s’accepte corps et âme, en distinguant plutôt ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Il ne dépend pas de moi de ne pas souffrir puisque le Gom Jabbar est là et donc je consiste dans cet effort par le biais duquel je parviens à être présent à cet instant en faisant « avec ». Il ne s’agit pas du tout de se résigner ou de refuser quoi que ce soit, il s’agit de vivre «  tout », en étant soi-même un tout composé d’âme et de corps. Alain est un dualiste, c’est-à-dire un philosophe qui croit à la distinction du corps et de l’âme. Paul en qui on retrouve les principes de la philosophie Stoïcienne n’adhère pas à cette dissociation. Autant pour Alain on ne peut vivre qu’en se refusant en tant que corps, autant pour les Stoïciens on ne peut s’accepter qu’en acceptant que chaque instant soit.

Ce que nous réalisons ainsi c’est que la question posée porte moins en fait sur une adhésion que sur une cohésion: peut-on vivre tout uniment? En composant un « tout »? Peut-on vivre sans renoncer pour autant à une forme de complétude? Ou bien s’agit-il de faire sans cesse des concessions?  Peut-on vivre sans se dissocier de soi, sans se renier? Peut-on vivre de telle sorte que l’on soit d’accord avec soi, que l’on s’approuve continuellement?




2) Une première idée de plan

            Cette entrée en matière nous a permis de saisir à quel point ce sujet posait problème. Nous avons l’impression qu’en un sens Paul s’affirme en ne s’acceptant pas, en tout cas, en ne s’acceptant pas en tant que corps. C’est comme si le fait d’être un homme exigeait de lui qu’il fasse ses preuves en ne se laissant pas simplement dicter ses actions par des réflexes naturels ou physiques. Le philosophe Alain abonde dans ce sens en définissant l’âme comme ce qui refuse le corps et l’humain comme une puissance d’affirmation fondamentalement anti-pulsionnelle. 

C’est une perspective très claire mais dont on peut se demander si elle n’est pas un peu tranchée, voire caricaturale. Paul ne fait-il vraiment ici que se nier en tant que corps? Sa capacité à laisser la main dans la boîte malgré la douleur n’’est-elle pas, au contraire la manifestation d’une âme parfaitement reliée à son corps? 


Dans tout ce qui de la douleur infligée à Paul tient d’une sorte d’épreuve ou de sélection visant, comme le fait  la révérende mère, à distinguer les hommes des animaux, sommes nous certains que n’entre en activation qu’une puissance de refus? Est-il avéré que Paul lutte contre une envie et qu’en lui la voix mentale s’oppose à l’instinct du corps? « Je tournerai mon oeil intérieur sur son chemin et il n’y aura plus rien. Rien que moi »: mais quel est ce «  moi »? Une sorte d’âme ou d’espoir pur, qui s’est débarrassé de toute inclination, incitation du corps ou, au contraire ce composé de corps et d’âme dans lequel nous consistons ? Cette question est déterminante, puisque nous sommes bel et bien ancrées dans un corps physique et qu’en lisant le texte d’Alain, nous y trouvons pas moins de dix fois en onze lignes le terme de refus. L’être humain ne peut s’assumer comme tel qu’en se refusant en tant que corps. Nous opposerons à Alain qui finalement ne fait ici que reprendre les thèses de Descartes les développements de Spinoza, et dans ce duel, nous réalisons bien que c’est le non (Alain) et le oui (Spinoza) qui se confrontent.

Mais cette opposition d‘arguments nous donne encore bien plus que cela: elle nous fait comprendre que l'un des axes les plus porteurs pour décliner cette question qui en elle-même utilise des termes flous (vivre, s’accepter) consiste à se demander en tant que quoi et cela repose tout aussi bien sur la compréhension de ce qui peut nous empêcher de nous accepter. Dans un souci de clarté (ne traiter que le sujet)  et de complétude. (traiter tout le sujet), c’est exactement cette voie qu’il nous faut suivre pour trouver un début de plan.


Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de nous accepter nous vivants?


  1. Notre corps et les pulsions dites naturelles
  2. Les interdits et la culture
  3. La mort et la possibilité du suicide

Or il se trouve que dans chacun de ces obstacles à l’acceptation de soi, c’est une certaine modalité du rapport à soi qui est mobilisée, ce qui semble bien prouver que cet axe est intéressant, qu’il nous permet d’avancer sans nous répéter et de comprendre qu’à chacun de ses refus correspond une dimension de ce que c’est qu’être soi qui pourrait peut-être s’accomplir par ce refus. Si nous interrogeons les tenants du non, nous saisissons alors que ce l’on gagnerait à se refuser (si on les suit), c’est

  1. Etre humain
  2. Etre moi
  3. Etre

De plus, chacune de ses parties s’articule sur une notion philosophique fondamentale et distincte. Elles comportent respectivement un « enjeu » philosophique fort (et cet enjeu est sans cesse plus fort à mesure que nous progressons):

  1. La question de l’union de l’âme et du corps
  2. La question du refoulement et de l’inconscient
  3. La question de l’absurde et du non sens de la vie


Le jour de l’épreuve, vous aurez la possibilité de répartir les différences philosophiques qui vous viennent dans ces trois parties et cela vous permettra de penser déjà à des sous-parties, mais aujourd’hui, vous n’en avez pas, du moins pas assez.  Il est donc inutile de présenter ici (et surtout maintenant) un plan: «  parties  + sous-parties » dont nous ne pourrions pas vraiment saisir la pertinence. Contentons-nous donc de partir avec le sentiment que si nous réussissons à traiter la question dans chacune de ces trois dimensions, nous traiterons bel et bien le sujet:

  1. Peut-on vivre en s’acceptant en tant qu’humain malgré les pulsions du corps?
  2. Peut-on vivre en s’acceptant soi-même malgré les interdits imposés par la socialisation ?
  3. Peut-on vivre en s’acceptant en tant qu’être malgré le non-sens de la mort et la tentation du suicide?


3) Un être humain peut-il vivre en s’acceptant?

a) La distinction de l’âme et du corps

C’est donc de la partie 1 dont il sera question ici (dans la partie 3 du cours - il faut séparer le cours de la dissertation elle-même et bien comprendre que ce cours vous aide pour la rédaction de la dissertation mais il n’est pas la dissertation. On peut s’en inspirer, s’y documenter, mais pas le recopier).

Dans la justification de l’épreuve qu’elle lui fait subir, la révérende mère compare l’attitude des animaux et celle de l’humain en insistant sur l’analyse de la situation et du Gom Jabbar dont ce dernier sera capable à l’opposé de l’animal qui préférera se ronger la patte pour sortir du piège. Il est une puissance de contrôle dont l’être humain peut faire preuve à l’égard de son corps et dont la plupart des animaux sont incapables, pris qu’ils sont dans une appréhension immédiate des sensations et des affects. Les animaux selon elle vivent tout au premier degré alors que les hommes sont dotés de la puissance d’en avoir un second. C’est donc non seulement une épreuve d’endurance à laquelle Paul est soumis mais aussi de neutralisation, de distanciation, de lucidité et de clairvoyance. Il faut survivre mais la situation est telle que c’est justement parce qu’il faut survivre qu’il importe plus que tout de ne pas réagir instinctivement à la douleur. S’il suivait le pur instinct de survie, Paul retirerait sa main de ce qui provoque une brûlure, mais conscient qu’il est de la présence du Gom Jabbar prés de son cou, il ne la retirera pas. Il opposera à son supposé instinct l’endurance de son mental.

Mais cette endurance peut se concevoir de deux façons qui finalement se contrarient: 

  1. Paul triomphe de l’épreuve parce qu’il s’oppose à lui-même, ou plutôt parce qu’en lui, son mental contrarie ce que son corps l’incite à faire. Nous verrons que c’est là l’interprétation qu’en ferait le philosophe Alain qui suit en cela Descartes selon lequel notre âme (notre esprit) est distincte de notre corps. Paul Vit ou survit à l’épreuve en se refusant à lui-même d’être un corps.
  2. Si Paul supporte la douleur de la boîte c’est exactement , au contraire parce que son âme étant confondue avec son corps, il peut endurer la douleur extérieure par l’intensité de ce que nous pourrions appeler un corps habité par une âme. Paul ne se refuse rien. Il ne se refuse pas. Aucun conflit ne l’anime. Son besoin de survivre ne fait qu’un avec son désir d’être. Loin de faire un effort de séparation entre son corps et son esprit, il intensifie leur liaison et c’est tout autant avec son corps qu’avec sa conscience qu’il « tient » le choc. Paul sort vivant de cette épreuve en s’acceptant corps et âme.


Il peut sembler abusif de centrer le propos autour de ce passage de Dune, mais il a le mérite de parfaitement rendre compte de l’enjeu, celui-là même qui est souligné par la révérende mère: Paul est-il un Humain? Est-ce le propre de l’humain que de vivre dans une sorte d’opposition constante de son âme à son corps, de se refuser à soi-même une forme de plaisir pur, de lâcheté pure, d’assouvissement premier et total de toutes les incitations du corps ? Ou bien, au contraire, nous singularisons-nous par notre aptitude à affermir sans cesse davantage l’union de notre corps et de notre esprit jusqu’à ce que finalement notre âme « SOIT » notre corps, jusqu’à ce que cette distinction soit parfaitement futile, caduque? 

Même si évidemment aucun de ces deux auteurs ne l’a fait, il sera vraiment éclairant de mobiliser les thèses d’Alain (1868 - 1951) et de Spinoza (1632 1677) par rapport à la résistance de Paul à la douleur. Nous le pouvons déjà grâce à ces deux citations: « l’âme dit Alain c’est ce qui refuse le corps » alors que Spinoza écrit dans l’Ethique « on ne sait pas ce que peut un corps » et cela évidemment sous entend qu’on ne le sait pas parce que nous en pouvons connaître à l’avance les intensités qu’il est capable d’émettre et par intensité, il n’est pas possible d’entendre autre chose que cette puissance qui est la notre de persévérer dans notre être, de libérer notre désir d’être. Tout dépend donc de l'interprétation que nous faisons de la « victoire » de Paul: triomphe-t-il par le refus, par l’acte de s’interdire un geste qu’il a « envie » de faire: retirer sa main de la sensation auto-suggérée du feu? Ou bien libère-t-il quelque chose de propre? Libère-t-il son envie d’être? N’est-ce pas par l’expression d’une puissance d’affirmation de soi qu’il supporte la douleur, auquel cas il vit, survit, en s’acceptant.

b) Vivre, exister, se connaître et se reconnaître

Si nous nous trouvons dans une situation durant laquelle une personne nous ignore, parle de nous sans même se rendre compte que nous sommes présent(e)s devant elle, nous dirons:

- « Eh, je suis là, j’existe! »

Nous ne dirons pas: « je suis là, je vis ». Pourquoi? Parce que vivre et seulement vivre ne se revendique pas, ne s’assume pas, ne s’affirme pas et justement dans cette situation, nous nous sentons tellement nié(e) que nous nous affirmons. Vivre, au sens strict, c’est être doté(e) de trois caractéristiques:

  • Etre un organisme, être animé par un principe d’unité qui assure une coordination entre des parties pour que cet ensemble continue à vivre  silencieusement (par silencieusement. Il faut entendre sans affirmation de soi)
  • Pouvoir se reproduire, donner naissance à un individu qui perpétue l’espèce (mais ici encore il n’est pas question d’affirmer quoi que ce soit de cette espèce)
  • Etre constitué de différents organes ou éléments qui ont ce point commun d’assurer une fonction grâce à laquelle le tout se maintient dans un équilibre vital.


Grâce à Heidegger et au concept de Da Sein, c’est-à-dire d’ « être là », on comprend que la différence entre vivre et exister ne tient pas seulement dans le fait que l’existence s’affirme mais aussi qu’elle est prise d’un sentiment d’angoisse qui lui est propre et structurel. Nous affirmons notre existence parce que nous la percevons comme menacée, vulnérable, offerte. S’accepter apparaît donc clairement comme ce que seule une existence peut réaliser, d’une part, parce que s’accepter veut aussi signifier s’assumer, s’approuver, mais aussi parce que finalement cette acceptation est problématique. Nous avons à composer avec le ressenti d’une vulnérabilité qui n’est pas du tout causée par notre être biologique mais par l’épreuve que nous faisons de ceci qu’être est angoissant, c’est-à-dire tout à la fois effectif et absurde (nous sommes jetés dans le non-sens d’une existence dont nous n’avons pas le pourquoi). Il est vraiment intéressant ici de mettre en opposition la fonctionnalité de nos organes dans la convergence du maintien du tout que l’on est et l’épreuve que nous faisons d’une absence d’horizon, le vertige que l’on éprouve qu’il n’existe pas de sens « tout fait » à notre présence vivante sur terre. Nous pouvons expliquer le comment de la vie sans sortir de l’idée que l’on vit mais exister nous met immédiatement en prise avec l’absence de pourquoi. Pour un être qui ne fait que vivre, la question du pourquoi ne se pose à aucun niveau. Il vit, il « est » la réponse même au comment. Exister c’est faire l’expérience dans toute son âpreté de la question du pourquoi et se saisir soi-même dans l’inachèvement de ce questionnement là. Peut-on vivre en existant? C’est là finalement la question en laquelle tient toute existence.Et notre sujet, ce qui nous permet d’en mesurer l’ampleur (et si possible de ne pas trop nous en effrayer).

Vivre est une réponse, exister est une question. Vivre, c’est répondre à l’appel du vivant. Je réponds « présent » en vivant parce que mon corps répond aux stimulations grâce auxquelles je satisfais aux normes fixées par la nature: je nourris mon organisme, je veille à l’équilibre de ses fonctions vitales de façon à ce qu’en moi la vie suive son cours. On pourrait dire que l’existence, au contraire est un cri, une manifestation, une expression de son être. Je suis une présence qui se pose là et chacune des fibres de mon être est impliquée dans l’acte de cette existence signée, assumée, désirée, acceptée. Vivre en s’acceptant, c’est finalement ça: exister, vivre une existence assumée. Sommes nous condamné(e)s à la condition malheureuse d’une existence qui finalement ne se vit pas? Peut-on à l’inverse exister en s’acceptant vivant? Peut-on exister de telle sorte que l’on ne soustraie à rien, que l’on s’assume en tout instant, en tout acte, en tout mouvement, en tout ressenti?

(Cette question prend une dimension encore plus forte dés lors qu’on la met en perspective avec l’épisode bien connu de la genèse dans la bible du fruit défendu puisque ce qui s’y énonce, c’est finalement l’émergence d’une espèce humaine fondamentalement et originellement coupable, comme si ce mythe fondateur de la civilisation judéo-chrétienne désignait finalement ,sous une forme métaphorique, un mode d’existence tissé dans de la réprobation, de la honte, de la culpabilité. Adam et Eve ont choisi la conscience  (arbre de la connaissance du bien et du mal) plutôt que la vie (arbre de vie))

Peut-on vivre en plein accord avec soi? Cela supposerait que notre conscience ne nous fasse reproche de rien, qu’elle ne nous auto-censure pas, qu’elle soit comme une présence bienveillante et toujours inlassablement supportrice. Mais avant de s’interroger sur la possibilité d’une conscience aussi accommodante, il faut d’abord se demander ce qu’elle fait là et en quoi consiste sa présence?


Toute existence consciente se sait, se voit, est à elle-même son propre objet comme un regard dont on serait à la fois le sujet et la cible. Vivre consciemment c’est faire l’expérience d’une existence qui ne se contente pas de suivre son cours mais qui se dédouble et se rapporte à elle-même.  A tout ce que je fais, éprouve, pense il faut ajouter la tache de supporter le spectacle de moi-même le faisant, l’éprouvant, le pensant. Il ne suffit pas que tu vives, encore faut-il que tu composes avec la représentation de toi-même vivant et le moins que l’on puisse dire c’est que ce spectacle n’est pas de tout repos. L’intégralité de notre système judiciaire et pénal est finalement fondé sur cet ajout. Ce qui est jugé, ce n’est jamais tant des actes ou des faits que l’attitude de l’accusé à s’être supporté lui-même, à s’être vu et accepté commettant des actions abjectes. Dans le film de Brad Anderson « the machinist », on voit un ouvrier de maintenance Trevor Reznik vivre dans le drame physique d’une insomnie continuelle parce qu’il n’accepte pas un épisode de sa vie au cours duquel il a fui ses responsabilités. Nous connaissons toutes et tous ce mouvement de gêne, de honte et de réprobation dont nous sommes à la fois le sujet et l’objet. Nous composons avec cette voix intérieure qui nous observe, nous contrôle et nous juge (ce qui est intéressant dans ce film, c'est que ses fonctions vitales sont bloquées: il ne peut plus vraiment manger, dormir)

Entre nous et le monde, les autres, la vie, un miroir nous place en face du reflet de nous-mêmes. Cela nous fait consister dans ce vis-à-vis, dans cet entre-deux, dans cet étrange être à soi spéculaire par le biais duquel notre existence se double de celle d’un jumeau que l’on voit, que l’on pressent et qui est « nous ».


Dans le livre d’Oscar Wilde: « le portrait de Dorian Gray », nous suivons la pseudo solution miraculeusement trouvée par le héros pour s’affranchir à la fois des limites du temps, de la morale et de la culpabilité. Toutes les abjections qu’il commet ainsi que les marques de vieillesse de son corps et de son visage s’impriment étrangement sur un portrait peint qu’il prend soin de cacher aux regards des visiteurs. Les rares moments de vérité se manifestent à lui quand il va se regarder dans ce miroir moral qu’est devenue la peinture. La question posée ici est donc celle de savoir si l’on peut être conscient sans se détester soi-même, si l’on peut relever ce défi d’un regard sur soi, de soi, qui puisse approuver ce qu’il voit, comme un Dorian Gray qui pourrait contempler un tableau sans laideur ni dégoût. La conscience nous met dans cette situation extrêmement délicate de savoir non seulement que nous avons agi honteusement en telle ou telle situation, mais aussi de nous faire savoir que nous le savons,  doublant ainsi chaque tentative de fuite de la conscience que c’est bien une fuite et qu’elle est donc inutile, par quoi toute culpabilité nous place illico dans un cercle vicieux: je me reproche mon action puis je me reproche de me la reprocher et ainsi de suite. Pour court-circuiter ce type de supplice aussi éternel que ceux de la mythologie, il faudrait vivre une sorte de corps à corps avec sa conscience de telle sorte que l’on ne dissocie jamais sa puissance de celle de pouvoir s’estimer soi-même. Quelque chose comme une voie éthique se dessine peu à peu de cette perspective, plutôt que de constamment faire prévaloir dans sa vie la conformité au plus grand nombre du fait du regard des autres ou encore de celle des lois ou encore de la morale, poser la juste décision dans cette distance qu’ouvre la conscience de soi à soi-même et en toute chose pouvoir s’approuver. Ce n’est donc pas seulement qu’il faille se connaître pour bien agir mais à l’inverse agir de telle sorte que l’on puisse s’y reconnaître, s'y estimer et pas  s’y éviter. 



c) La grande âme (Alain)

Un être humain peut-il vivre en s’acceptant? Non, parce que ce qui fait qu’il est humain, c’est exactement ce qui fait qu’il ne se laisse jamais porter par le processus naturel et direct de stimulations/réponses tel qu’il caractérise le corps naturel. Telle serait la réponse d’Alain qui apparaît clairement dans le texte déjà évoqué: 

« L'âme c'est ce qui refuse le corps. Par exemple, ce qui refuse de fuir quand le corps tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s'irrite, ce qui refuse de boire quand le corps a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d'abandonner quand le corps a horreur. Ces refus sont des faits de l'homme. Le total refus est la sainteté ; l'examen avant de suivre est la sagesse ; et cette force de refus, c'est l'âme. Le fou n'a aucune force de refus ; il n'a plus d'âme. On dit aussi qu'il n'a plus de conscience, et c'est vrai. Qui cède absolument à son corps, soit pour frapper, soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus ce qu'il fait ni ce qu'il dit. On ne prend conscience que par opposition de soi à soi. Exemple : Alexandre à la traversée d'un désert reçoit un casque plein d'eau ; il remercie et le verse par terre devant toute l'armée. Magnanimité ; âme, c'est-à-dire grande âme. Ce beau mot ne désigne nullement un être, mais toujours une action. »



Tout repose ici sur un dualisme assez clair: tout ce à quoi j’incline, c’est du corps, tout ce par quoi j’agis volontairement, c’est l’âme. Nous avons envie de fuir, de frapper, de boire, de jouir, d’abandonner. Mais notre âme, qui finalement est ce par quoi nous sommes humains, fondamentalement « se retient » de telle sorte que je m’inscris vraiment et durablement dans la négation, dans la retenue, dans la maîtrise et la contrôle. Je suis vraiment ce que c’est de ne pas fuir, de ne pas frapper, de ne pas boire, ne pas jouir, ne pas abandonner. L’homme se tisse dans la trame de ces retenues, de ces retards, de ce brouillage des codes de la satisfaction instinctive, immédiate et naturelle. C’est dans ces mouvements de rétention que nous faisons décliner des habitudes, des traditions et des variations par lesquelles se reconnaissent entre elles et se distinguent entre elles des cultures.

Etre humain c’est moduler du refoulement, s’inscrire dans le temps de latence que nous parvenons à installer par notre volonté, par notre mental dans le rapport que nous entretenons avec nos besoins vitaux, avec nos pulsions, avec nos appétits et nos penchants. « Ces refus sont des faits de l’homme » dit Alain. L’être humain, c’est l’animal abstinent. 

Suit alors une liste de définitions. Il faut savoir que ce texte est extrait d’un livre qui porte ce nom: « définitions ». Cela explique beaucoup de choses dans le ton définitif et sans nuance de ce passage. L’abstinence en tout et pour tout caractérise le saint homme, la capacité à suspendre le mouvement de satisfaction de nos stimulations définit la sagesse et l’âme est en elle-même refus. On peut vivre en s’acceptant corps, mais alors on n’est plus un Humain. On est aliéné, c’est-à-dire que l’on est comme expulsé de ce qui caractérise notre être, soit l’humanité. Un fou, selon Alain c’est un individu qui s’accepte vivant et ne s’interdit rien, comme un tonneau troué qui se laisse traverser par le courant de l’eau sans le contenir.

L’âme est une puissance de refus et la conscience qui est cette instance grâce à laquelle s’institue de moi à moi ce vis-à-vis par lequel je me vois, je me contrôle et je me juge agit nécessairement main dans la main avec cette puissance de refus. Je ne pourrai pas me contrôler si ne s’intercalait pas déjà de moi à moi cette perspective réflexive, ce miroir par le biais duquel rien de mon attitude ne m’échappe, tout le temps durant lequel je suis conscient. C’est la raison pour laquelle Alain entraîne la conscience dans le jeu de cette opposition. Elle suspend le cours de toute réponse spontanée. Cum scientia sine corpore. La fermeté de l’âme se mesure à l’aune de la puissance du refus que je suis capable d’imposer à la vigueur de mes pulsions ou de mes besoins.   

Il convient de mentionner ici le philosophe dont Alain se fait le porte voix, à savoir Descartes (1596 - 1650).  Pour lui, chaque homme est bien composé d’un corps et d’une âme. Il concède même que certains de nos mouvements comme les passions s’explique par cette union mais tout ce qui nous définit et nous fait agir volontairement ou plus encore penser vient de notre âme, laquelle est de nature distincte de notre corps. Toute puissance d’affirmation ne peut dés lors consister que dans l’âme et dans la puissance qu’a l’âme de se déterminer elle-même en se détachant de tout ce qui incline le corps.


Il n’est pas certain que Descartes approuverait sans réserve l’exemple final d’ Alain qui a du moins le mérite d’être clair. En s’appuyant sur Alexandre, Alain situe avec précision le lieu de l’âme: elle se situe précisément entre la soif et la satisfaction de la boisson, dans ce suspens là: noble, digne, exemplaire, manifestation sans appel d’un contrôle de soi souverain. On s’épuiserait  inutilement à chercher le siège de l’âme d’un humain dans son corps parce qu’elle n’est pas une substance physique, mais qu’elle réside dans une action. 

Dans son livre sur les zombies, la philosophe Barbara Le Maître donne une définition du mort vivant qui donne en un sens parfaitement raison à Alain: « Retirez à un corps d’homme tout ce qu’il a d’humain et vous obtiendrez un zombie. » De fait le zombie n’est animé que par une seule chose: l’appétit. Il est un corps qui se repaît de la morsure d’autres corps. Dans la démarche lente et inexorable du zombie en mouvement perce bien, en effet, quelque chose de  ce corps inconscient qui ne se retient plus de rien. Il n’est qu’appétit physique. 

L’un des effets de fascination de la série « Walking dead » se situe probablement là: sur la toile de fond de ces corps ambulants que n’anime plus aucune volonté mais que seul guide un appétit aveugle, des humains essaient de reconstruire des îlots d’humanité dans un décor composé de l’exact opposé. C’est un peu comme si l’on s’efforçait de faire apparaître des âmes par effet de contraste avec de simples corps qui marchent et qui ne sont vraiment que cela: des corps dotés d’appétit.





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