mardi 19 septembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6/ Peut-on vivre en s'acceptant? (2)

 


1.d) « On ne sait pas ce que peut un corps. » Spinoza

Il est toutefois une évidence qui pose réellement problème à cette définition de l’âme et de l’homme comme refus du corps, c’est qu’on ne voit vraiment pas comment nous pourrions décrire la résistance de Paul à la douleur autrement que d’un point de vue physique. Elle n’est pas que cela, mais elle est aussi cela. Finalement tout ce qu’Alain définit comme refus pourrait tout aussi bien se concevoir comme acceptation puisque de fait, la douleur est sentie. Nous pourrions même dire qu’elle est consentie et tout le temps que dure la souffrance n’est pas un temps durant lequel Paul ne serait qu’une âme. Affirmer que notre corps nous incline à retirer notre main est une proposition qui semble ignorer un fait patent: il ne pourrait pas y avoir douleur sans corps et c’est aussi lui qui de fait ne dégage pas sa main de la boîte.

Finalement il suffit pour bien saisir la position d’Alain de mesurer à quel point  la conception dominante de la médecine occidentale part du présupposé de cette distinction. Peut-on vraiment soigner une partie du corps d’une personne sans prendre en compte l’unité qui fait corps en cette personne et qui précisément « est » cette personne? Il est possible de poser des relations de type quasiment mécaniques entre les organes qui composent un corps sans faire intervenir à aucun moment l’intensité de vie que cette personne est capable ou pas de libérer. C’est bien ce que fait Alain en faisant comme si le corps avait sa logique propre qui aboutissait pour Paul à retirer sa main, de telle sorte que c’est son âme qui lui permet de la garder dans la boîte. Le philosophe Spinoza (1632 - 1677) est d’un avis totalement opposé. La force qui permet à Paul de ne pas retirer sa main, c’est exactement celle qui continuellement permet à Paul d’être, de persévérer dans son être. En effet, on voit mal comment nous pourrions exclure le corps d’un acte qui ne s’effectue jamais ailleurs qu’en lui, à lui.

Il faut donc que nous comprenions précisément ce qu’est un corps pour Spinoza. Grâce au philosophe Gilles Deleuze (1925 - 1995) nous disposons d’une perspective extrêmement riche sur Spinoza parce qu’il relie deux points fondamentaux dans les thèses du philosophe Hollandais: les trois genres de connaissances et les trois dimensions de l’individualité. Nous nous proposons d’analyser la situation de Paul à partir de ces deux moments de la philosophie de Spinoza, de telle sorte que dans les exposés qui vont suivre, nous développerons d’abord un genre de connaissance puis la dimension de l’individu qui lui correspond et enfin ce que cela désigne pour Paul.




  1. Le premier genre de connaissance est celui des idées inadéquates. C’est le fait que dans le monde, nous sommes nécessairement influencés, touchés passivement par des affects, des impressions qui le plus souvent nous font conclure à des erreurs.  Nous sommes choqués par des corps, par des forces, par des éléments et ce choc ne nous donne pas les moyens de tirer les conclusions justes sur le monde tel qu’il est. C’est aussi lorsque nous « entendons dire », c’est-à-dire les informations auxquelles on se rallie par « ouï-dire ». On ne va pas chercher plus loin que ça. J’ai entendu dire que…. Et finalement ça suffit dans la plupart des conversations courantes. On relaie une information qu’on n’a pas vérifiée. C’est finalement le mécanisme même de la rumeur, de l’opinion dans ce qu’elle peut recéler de plus versatile et dangereux. Les opinions se diffusent par contagion comme une maladie virale. Or ce premier genre de connaissance voué à des connaissances inadéquates est relié à la première dimension de l’individualité qui est celui des parties extensives. Tout corps est composé d’une multitude de petits corps, de corpuscules.  Les corpuscules qui composent mon corps entrent en contact avec des corpuscules venant d’autres corps. Quoi qu’on dise d’une sensation, elle suppose qu’il y ait choc. Si je vois le soleil cela signifie que nécessairement mon nerf optique est touché par la lumière, c’est-à-dire par des photons. Il y a toujours un niveau où une perception se réduit à ça: des chocs entre des corpuscules. Pour Paul, cela signifie quoi? Que sa main touche la boîte et que quelque chose va se produire à son contact (que la douleur suscitée soit de l‘auto-suggestion dans le livre de Frank Herbert va plutôt dans le sens de Spinoza que d’Alain). Le gom jabbar est là sur son cou, il en sent la pesée. Retirer sa main de la boîte ce n’est pas du tout le corps, c’est plutôt le premier genre de connaissance qui ne se donne pas les moyens de dépasser de la connaissance par chocs. C’est une erreur de jugement qui repose à la fois sur le corps et sur l’âme. Gilles Deleuze utilise un exemple très simple: on est dans la mer et on essaie de nager. Tant que j’en reste à ce premier genre de connaissance, je ne cherche pas suffisamment en moi ce qui fait la vague et je la perçois comme le choc de toutes ces particules d’eau qui heurtent mes particules à moi et forcément, je me noie, ou du moins je suis balloté par elle.
  2. Le deuxième genre de connaissance est celui des rapports qui relient entre eux ces parties extensives. Les corpuscules ne font pas qu’errer dans le monde comme des électrons libres, ils sont reliés entre eux par des rapports de vitesses, de mouvements, de pulsations, de rythmes, de cycles, etc. C’est cela qui fait que des corpuscules sont ceux de mon corps ou de la vague. On mesure ainsi à quel point les genres de connaissance sont liés aux dimensions de l’individualité parce qu’être un individu, ça commence là: dans ces rapports sous lesquels des corpuscules composent des assemblages, des cohésions. Manger, c’est faire entrer des corpuscules qui étaient reliés entre eux par un certain rapport qui faisait la pomme sous le rapport qui compose mon corps. Il y a des combinaisons de rapports qui sont bonnes et d’autres qui sont fatales: manger du poison, avoir un Gom Jabbar sur son cou. On ne peut pas composer de rapports avec le Gom Jabbar et y survivre. La mort c’est finalement de mauvaises combinaisons entre des rapports. Comprendre ça en soi, c’est nécessairement passer du premier genre de connaissance au second dans les choses extérieures. Dans la mer, je comprends qu’il y a un certain rapport de vitesse, de pli et de repli qui constitue la vague et je comprends qu’il me faut combiner le rapport qui relie entre eux les corpuscules de mon corps avec le rapport qui relie entre elles les particules de la vague. C’est ça: nager. De la même façon, Paul comprend que les rapports qui unifient les corpuscules de son corps ne peuvent pas combiner avec celles du Gom Jabbar. On voit bien qu’il s’agit quand même ici d’un autre niveau de connaissance: par exemple, on ne voit pas la vague comme étant seulement faite de partes extérieures, on perçoit qu’il y a des rapports qui finalement font cette vague là et on ne peut le comprendre qu’en se saisissant soi-même comme tissé par des rapports caractéristiques qui font que l’on est soi. Ce qui est important ici, c’est de bien remarquer que là où Alain dirait que notre âme s’abstrait de notre corps, c’est justement l’inverse qui s’accomplit, je comprendre de mieux en mieux pourquoi je suis ce corps là, à savoir que c’est relié à ce qui me constitue en propre, ce qui fait que je suis moi, corps ET âme.
  3. On se rapproche ainsi du troisième genre de connaissance qui est celui de l’essence. Par essence, il faut entendre quelque chose d’autre que ce que Sartre ou la philosophie « classique » désigne par ce terme. On a une connaissance intuitive de la vague, du Gom Jabbar, de son corps, on le vit quasiment de l’intérieur, c’est-à-dire que l’on accède à ce que c’est qu’être une vague pour la vague, on partage ces intensités et on comprend aussi pourquoi il est exclu que l’on est une connaissance intuitive du poison. Connaître les essences, c’est réaliser de quoi les rapports sont caractéristiques. Cela signifie que je vais spontanément libérer les intensités musculaires et nerveuses qui vont me permettre de composer harmonieusement avec la vague parce que je sais précisément intuitivement en quoi elle consiste et en quoi je consiste. On a perçu les parties extensives puis on a saisi les rapports et maintenant on comprend l’essence que ces rapports expriment. Je peux composer avec la douleur de la boîte. J’ai parfaitement saisi ce qu’elle réclamait de moi en termes d’intensités libérées, de la même façon que j’ai parfaitement compris les intensités qui permettaient à mon corps de ne pas se désunir en face de la vague. Tout est affaire de cela en fait: se désunir ou pas. Chacune et chacun d’entre nous sait très précisément qui elle ou il est à la hauteur des intensités de vie que nous sommes capables d’émettre. Il n’existe donc pas de « rencontres » qui ne soit l’occasion de s’effectuer et de se connaître tel qu’on est. On ne voit vraiment pas comment nous pourrions vivre sans nous accepter puisque chaque instant de vie est un moment au sein duquel nous libérons des intensités de vie au gré desquelles se réalise ce que l’on est. Le point fondamental réside dans la notion de parties intensives. Être là, cela signifie-t-il que les corpuscules de mon corps se baladent dans le monde? Non, ces parties extensives sont celles d’un corps, donc elles composent sous l’effet de certains rapports de vitesse de mouvement, etc. Ces rapports varient en puissance selon les intensités de vie que vous émettez et ces intensités ne sont pas que mentales puisque de fait elles animent votre corps vivant maintenant. Si ces rapports sont complètement décomposés, nous mourons et nos parties extensives sont récupérés par d’autres rapports reliés à d’autres essences: la vague si je me suis noyé,le tigre s'il m'a dévoré, la terre si j'ai été enterré, etc. C’est très simple. Il est là encore une évidence que peu de personnes relèvent. Nous reconnaissons que la vague est plus ou moins forte, ce qui suppose qu’elle est plus ou moins intense. Or cette intensité de la vague induit qu’elle ne réside pas seulement dans des particules d’eau désunies. Cette intensité de la vague lui vient de l’océan et  d’un mouvement qui ne tient pas seulement à l’océan en tant qu’entité séparée. Le vent, la température, la pluie, la marée, le climat, les pressions atmosphériques bref tout conspire à faire en sorte que cette vague sera intense ou pas. Les intensités musculaires et nerveuses que je vais émettre pour ne pas être noyé par la vague participe donc nécessairement, elles aussi,  de ces combinaisons d’intensités là. Cela veut dire qu’il existe une puissance (et, en fait cette puissance serait plutôt un "dedans" qu'un dehors) dont tout, (mais absolument tout) constitue des degrés. Tout corps humain et pas humain qui libère quelque intensité que ce soit (c’est-à-dire un degré de puissance par le biais duquel il tient plus ou moins à exister) participe de l’effectuation totale de cette puissance sous l’effet de laquelle la nature « est » maintenant. Cette puissance, Spinoza la désigne dans l’éthique en disant: « Dieu, c’est-à-dire la nature ». 


« On ne sait pas ce que peut un corps »: parce qu’il n’existe pas de seuil au-delà duquel des intensités ne pourrait plus être caractéristiques d’une essence. Personne n’a idée des intensités de vie que nous sommes capables de libérer dans telle ou telle situation, pas même nous. Cela ne veut pas du tout dire que nous ferions n’importe quoi pour survire mais que l’on n’a pas idée de tout ce que l’on peut produire comme effort pour être.

e) la quasi-causalité et le stoïcisme

            Peut-on dire de Paul, en ce sens là, qu’il est stoïcien? Il est possible de répondre aussi bien « non » que « oui ». Pour Epictète et Marc-auréle, il convient de toujours distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Or tout ce qui touche au corps ne dépend pas de nous puisque le corps est justement cette part de nous qui est offerte aux accidents de l’extérieur. Autant le corps ne dépend pas de nous autant l’âme se définit comme une zone à l’intérieur de laquelle une liberté intérieure peut se manifester. Nous sommes ici très proche de ce que défend Alain. C’est en tant qu’âme distincte du corps que l’être humain se réalise comme sujet doté de liberté.


Toutefois, c’est le même Epictète qui affirme qu’il faut vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent, et non comme nous le voulons, pour que nous soyons libre, ce qui implique une acceptation corps ET âme de l’évènement. C’est bien une sagesse de ce type que Paul réalise en acceptant que la douleur soit. Le coeur de la philosophie Stoïcienne se trouve là, dans cette aptitude à composer avec les évènements, c’est-à-dire à situer à tout instant sa volonté à hauteur de l’évènement, de telle sorte que l’on coïncide avec le vouloir être du monde, de la nature. C’est finalement la panthéisme Stoïcien qui est ici invoqué. Il y a quelque chose d’impie, de blasphématoire à vouloir que les choses arrivent différemment de la façon dont elles sont arrivées. Mais ce n’est pas impie parce que cela va à l’encontre de Dieu, c’est impie parce que c’est absurde. Vouloir que ce qui arrive arrive comme cela arrive, c’est coïncider avec les évènements étant entendu que personne ne peut être ni vouloir ailleurs que « là », « maintenant ». Que suis-je d’autre que cet accord, en fait? Nous comprenons alors à quel point le panthéisme est important. Il existe une âme du monde, de la nature qui ne fait qu’une avec le fait que cette nature non seulement « soit » mais aussi se fasse être en se donnant naissance. C’est exactement ce que Spinoza appelle «  la nature naturante » (c’est-à-dire la nature telle qu’elle s’auto-génère dans tous les processus naturels). 


Nous pourrions dire qu’il existe une machinerie évènementielle et divine à l’oeuvre dans tout instant et il n’est au pouvoir d’aucun être humain de situer finalement sa vie en un autre lieu que celui-ci. Il n’est donc rien que je puisse vouloir isolément, « pour mon compte ». Accepter d’être moi, c’est d’abord accepter que « soit ce qui est » et dans cette acceptation qui englobe la totalité de tout ce qui est, être « moi » s’effectue, mais cette effectuation n’est pas « décalée ». Je ne peux pas dissocier mon consentement de ceci que le monde (les Stoïciens utilisaient l’expression de Grand Vivant ») "est", de l’acceptation d’y être tel que je suis à cet instant. Il faut donc relier la cum scientia de ma conscience, c’est-à-dire à mon aptitude à savoir, à me savoir, à me rendre compte, du « cum sentire » de mon corps, de mon  consentement, de ce "sentir avec" grâce auquel je ne me soustrais à rien de ce qui arrive. Pour les Stoïciens, il existe un être à soi de la nature, du monde et de la vie, c’est dans et par cet être à soi que la nature se veut, se désire et se fait croître. La modalité dont un être humain est à soi, c’est-à-dire sa conscience ne peut en aucune façon se dissocier de cet être à soi dans l’intimité duquel la nature, c’est-à-dire les évènements  se désirent  eux-mêmes. Je ne peux rien vouloir ailleurs qu’en coïncidence avec ce monde, cet être qui se veut, et qui se veut tel qu’il est. Par conséquent ma conscience ne s’exclue jamais de ce que mon corps sent et éprouve.

Or, c’est pourtant ce qu’Alain ne cesse de préconiser par cette dissociation constante de la conscience et du corps qui selon lui fait la grande âme.

Résumons: je ne peux pas vouloir autre chose que cette auto-effectuation de la nature,  du monde, c’est-à-dire de la totalité des évènements qui le composent. Mais en fait, on ne voit pas comment cette volonté là ne pourrait pas ne pas être nécessairement exhaussée (puisque être ne peut pas « ne pas être », et c’est bien de cela dont il est question ici: l’être c’est tout ce qui est). Par conséquent toute personne accédant à cette sagesse qui consiste à vouloir que les évènements arrivent comme ils arrivent  (citation d’Épictète) parvient également à la compréhension de tout ce qui, dans notre vie mortelle, est éternel pour la bonne raison que l’envie d’être de l’être ne cessera jamais. Il y a dans tout moment d’effectuation de quelque évènement que ce soit l’expression d’une nécessité absolue et divine, donc éternelle,  de telle sorte qu’en réalité nous ne vivons que des moments d’Éternité. Être sage pour un stoïcien, c’est juste s’en rendre compte et y consentir, et chacun, chacun réalise immédiatement ce qu’elle ou il a à y gagner. 

Le poète français Joe Bousquet blessé lors de la première guerre mondiale signifie très précisément cela quand il affirme: « ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Cela ne signifie pas que sa blessure existait quelque part avant qu’elle ne se produise. Cela  veut dire qu’une fois qu’elle s’est produite, c’est la totalité de tout ce qui est qui s’y produit ici et cette totalité qui est l’être lui-même n’a jamais cessé et ne cessera jamais d’être. Il n’a donc jamais existé nulle part de Joe Bousquet qui ne soit pas invalide. Et si l’on objecte: « Ben si! Avant que cela arrive! »  On peut répondre que  cet « avant » n’a jamais existé puisque de fait, c’est arrivé. Chaque instant rebat éternellement, dans un éternel présent, les cartes du possible mais en les court-circuitant, en les abattant au sens propre: en les tuant. La contingence et la nécessité ne font qu’un et la formulation de Joe Bousquet est indépassable. Le verbe « incarner » est le plus important: incarner, c’est se faire corps. Avoir un corps c’est faire corps avec la nécessité d’être et cette nécessité exprime tout autant la nécessité de se faire au fait que l’on ait ce corps maintenant que celle qui actualise l’état du monde, de l’univers, de la nature telle qu’elle est maintenant. 


C’est très exactement cela que Paul accomplit, et pas du tout (mais vraiment pas du tout!) un refus quelconque de soi. Tout n’est que libération dans sa maîtrise. Il est absolument impossible de vivre en ne s’acceptant pas, non pas parce qu’on serait égoïste ou narcissique et qu’on s’aimerait soi-même directement, mais parce qu’on ne peut pas ne pas aimer que le monde soit, et donc aussi dans ce monde auquel on consent, soi-même. Ce « oui » à la question du sujet est ici sans partage ni discussion. 

            Accepter que l’évènement du présent soit, c’est vivre en s’acceptant. Il n’existe nulle part d’autre « moi » auquel je pourrai donner mon assentiment que celui qui dans cet instant « est ». C’est un accord de principe, de base. Il ne s’agit pas d’être d’accord avec ce qui nous arrive mais de réaliser que l’on ne peut pas ne pas être d’accord avec le fait que « ça arrive ». Personne ne peut apprécier d’être dans cette situation de subir une douleur optimale sous peine de mourir. Mais il se trouve que pour Paul, vivre et être Paul ne peuvent s’effectuer que là, dans cette configuration évènementielle là. C’est comme un goulet d’étranglement existentiel mais que l’on aurait tort de voir exclusivement sous l’angle de la contrainte puisque précisément ce piège de la Révérende Mère donne à Paul l’occasion unique d’être Paul, c’est-à-dire de hausser son intensité de vie à un niveau dont on pourrait dire qu’il est à la fois très haut et ,en même temps, qu’il n’est finalement que très exactement ce qu’il faut qu’il soit (il faudrait que nous nous disions à chaque instant que c'est le moment rêvé d'exister parce qu'en fait forcément ça l'est). Comme le dit le philosophe Bernard Stiegler dans une Interview au journal Inferno, en reprenant le concept de quasi-causalité inventé par Gilles Deleuze, «  c’est le défaut qu’il faut »: 

« La quasi-cause est ce qui fait que quelque chose qui me lèse, m’amoindrit, qui est un accident pour moi, qui me diminue est totalement retourné, investi, accepté, vécu de telle sorte que ce hasard malencontreux en s’inscrivant dans ma vie s’affirme aussitôt comme une fatalité heureuse, ce dont j’avais exactement besoin, un Kairos . Je suis capable de le transformer en une puissance. Cela je l’appelle: le défaut qu’il faut. C’est quelque chose qui me plonge dans le défaut, je vais en faire ce qu’il faut, ce avec quoi je me construis, ce qui devient une nécessité »


Il nous arrive ce que l’on appelle familièrement une « tuile » mais nous allons œuvrer de telle sorte que ce coup du sort qui me frappe de plein fouet soit à mon existence ce dont je peux dire qu’il ne pouvait rien m’arriver de mieux, de plus souhaitable. C’est finalement exactement ce qui se passe ici: Helen Gaius Mohiam met Paul en situation de ne pas pouvoir faire autrement que de vivre en existant, c’est-à-dire en libérant une certaine puissance qu’il est absolument impossible de définir autrement que dans le termes d’une existence, d’une persévérance dans le fait d’être. Qu’est-ce qu’être Paul? Justement ça: ce chiffre là, cette intensité là, ce désir d’exister dont la boîte ne fait finalement que donner l’occasion de se compter, de se savoir, de se connaître dans ce geste, dans l’épreuve. C’est le contraire de l’esquive, mais c’est aussi toute autre chose que la résilience.

Par ce terme, en effet, on entend la capacité de certaines personnes à se remettre d’un traumatisme. C’est une qualité qui consiste à faire preuve d’endurance et à se construire MALGRÉ un drame, une catastrophe. Mais justement, nous n’atteignons pas du tout ici la puissance de la quasi cause qui ne désigne pas une aptitude à se relever après une tragédie mais plutôt celle de la vivre avec une telle intensité qu’elle est la tragédie dont j’avais besoin pour devenir exactement ce que je suis, ce que je n’ai jamais cessé d’être. Ce n’est pas que nous nous connaissions davantage nous-mêmes au fil des épreuves que nous traversons, c’est plutôt que nous sommes exactement cette traversée là, et ne sommes que cela mais TOUT cela

Nous raisonnons toujours en considérant que la cause d’un évènement est évidemment antérieure à cet événement. Pour la provoquer, il faut qu’elle soit avant elle. De ce point de vue, la cause de l’épreuve de Paul est la résolution antérieure de la révérende mère de la lui faire subir. Mais la quasi-cause, elle, est parfaitement coïncidente, simultanée, synchrone avec l’épreuve elle-même. Paul n’est pas la cause de cette douleur et de cette situation piégeuse, il en est la quasi-cause, parce qu’à partir de cette situation à laquelle il ne peut strictement rien, il libère exactement le comptant de puissance dans lequel s’exprime exactement tout ce qu’il peut, et ce qu’il peut c’est ce qu’il est. C’est la définition même de ce que Spinoza appelle le conatus: « l’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Nous ne sommes pas tel ou tel, nous ne sommes pas une substance ni un sujet, nous nous mesurons dans les termes d’un effort, et cet effort c’est ce que produit Paul en se produisant dans cette situation là, en « s’en sortant » si l’on veut, mais la vérité c’est qu’il n’était pas ce "Paul là » avant de passer par cette épreuve. Il ne pouvait donc pas en être la cause. Être la quasi cause de ce qui nous arrive, c’est exactement saisir le fond de la phrase de Spinoza quand il affirme que l’ « on ne sait pas ce que peut un corps ». On ne peut pas le savoir avant qu’il le puisse et quand il le peut, il l'« est », et ce qu'il "est" c'est Paul. Chacune et chacun de nous est ce qu’elle ou ce qu’il peut dans toutes les situations que nous traversons.

Finalement la quasi-cause peut se définir comme le fait de prendre très, très littéralement l’expression que nous utilisons parfois pour exprimer notre capacité à nous habituer à une réalité désagréable mais impérative. On dit alors que l’on s’y fait ou que l’on finit par d’y faire. Mais prenons cette expression dans son acception la plus stricte: on s’y fait, on s’y constitue. C’est cela et rien d’autre que l’on est et ça n’a rien à voir avec une supposée résilience. Django Reinhardt n’a pas voulu l’incendie de sa caravane, mais de fait on pourrait dire qu’il « est » cet incendie, ou plutôt qu’il est ce que c’est qu’avoir la main brûlée dans cet incendie, comme une situation donnée qu’il lui faut incarner. L’invention d’une nouvelle technique de guitare appelée le jazz manouche, c’est finalement ce qui va s’effectuer dans cette incarnation, cette façon d’être les évènements qui nous arrivent, ce style absolument inimitable et génial par le biais duquel un être trace dans le sillon de cela même qu’il ne peut éviter un style inimitable par lequel il est celui qu’il est et pas un autre. On ne peut pas imaginer plus complète et plus magistrale réalisation de soi.


            C’est la même chose avec Paul mais finalement c’est la même chose avec « nous » dés que nous faisons preuve de suffisamment d’humilité, d’attention et aussi d’inventivité (on pourrait dire de génie) pour être ni plus ni moins que ce que la situation réclame de nous. Tuer en nous tout espoir et tout regret, annuler définitivement de notre façon d’être l’idée qu’on serait mieux ailleurs ou au contraire qu’ l’on ne mérite pas ce qui nous arrive et juste être au bon moment au bon endroit parce que c’est ça maintenant et que c’est « nous ». Deleuze évoquant la quasi-cause parle de « bifurcation ». Personne ne pouvait prévoir le jazz manouche ni ce choc heureux de coïncidences au terme duquel le jazz manouche apparaît. Personne ne pouvait prévoir non plus le degré de douleur que Paul a enduré, c’est-à-dire Paul lui-même, en fait. Rien ni personne, pas même dieu ou un Dieu ne peut anticiper ce miracle d’un être humain qui parvient à être exactement  ce que les évènements veulent qu’il soit. C’est cela la bifurcation. Tant que l’on vit au gré d’une normalité sociale, on est forcément un « raté », c’est-à-dire que l’on se rate, on ne se situe pas à la juste hauteur des évènements bruts, on suit des processus sociaux, on n’atteint pas cette dimension existentielle des évènements à la hauteur de laquelle ils « surgissent », ils s’effectuent purement, maintenant, accidentellement. La révérende mère savait avant ce qu’elle allait faire subir à Paul mais elle ne savait pas ce qu’il allait faire, lui. Bifurquer, cela signifie que l’on parvient à créer une voie praticable d’existence là où de prime abord il n’y en avait pas. On fait advenir un style original d’être là où apparemment il n’y avait qu’une impasse. Django est guitariste, sa main est brûlée, c’est fini. Mais justement non, ça commence sauf que c’est une façon différente de jouer. Ça bifurque! Paul vivait, il croise la révérende mère et se retrouve dans un piège inextricable, mais voilà qu’étrangement ce piège mortel lui permet non as seulement d’en sortir vivant mais d’en sortir lui-même. Là où il vivait, voilà qu’il existe. 

4) Puis-je vivre en m’acceptant: moi?

a) Refoulement et interdit

Alain, Spinoza, Frank Herbert s’interrogent sur la possibilité de trouver dans le rapport entre l’âme et le corps une sorte de zone interstitielle humaine. Même Alain ne peut nier que tout être humain a un corps, mais en tant que conscience, âme, ou volonté, il le contrarie. Pour Spinoza (dont la réflexion définit d’ailleurs moins une spécificité humaine qu’une éthique, voire une éthologie - Ce que l’on veut signifier ici, c’est que Spinoza n’enferme d’emblée pas sa pensée dans une perspective exclusivement humaine: on ne sait pas ce que peut « un » corps). Nous vivons dans la nature et nous éprouvons des nécessités naturelles par le biais desquelles notre corps doit être pris en compte, satisfait, ne serait-ce que pour maintenir l’équilibre de la vie. Avec Paul, nous percevons bien qu’un réflexe naturel de retrait devant la douleur est contrarié par l’analyse de la situation mais surtout dépassé par une puissance dans la libération de laquelle un corps humain exprime des intensités d’existence fortes, révélant cette troisième de l’individu: l’essence.

Toutefois nous ne sommes pas seulement soumis à des nécessités naturelles. Nous le sommes même de moins en moins. Ce qui caractérise l’existence de l’homme d’aujourd’hui, c’est bien plutôt le rapport qu’il entretient avec ce que Henri Laborit appelle ici le contrôle social.

"Nous ne vivons que pour maintenir notre structure biologique, nous sommes programmés depuis l'œuf fécondé pour cette seule fin, et toute structure vivante n'a pas d'autre raison d'être, que d'être. Mais pour être elle n'a pas d'autres moyens à utiliser que le programme génétique de son espèce. Or ce programme génétique chez l'Homme aboutit à un système nerveux, instrument de ses rapports avec l'environnement inanimé et animé, instrument de ses rapports sociaux, de ses rapports avec les autres individus de la même espèce peuplant la niche où il va naître et se développer. Dès lors, il se trouvera soumis entièrement à l'organisation de cette dernière. Mais cette niche ne pénétrera et ne se fixera dans son système nerveux que suivant les caractéristiques structurales de celui-ci. Or, ce système nerveux répond d'abord aux nécessités urgentes, qui permettent le maintien de la structure d'ensemble de l'organisme. Ce faisant, il répond à ce que nous appelons les pulsions, le principe de plaisir, la recherche de l'équilibre biologique, encore que la notion d'équilibre soit une notion qui demande à être précisée. Il permet ensuite, du fait de ses possibilités de mémorisation, donc d'apprentissage, de connaître ce qui est favorable ou non à l'expression de ces pulsions, compte tenu du code imposé par la structure sociale qui le gratifie, suivant ses actes, par une promotion hiérarchique. Les motivations pulsionnelles, transformées par le contrôle social qui fournit une expression nouvelle à la gratification, au plaisir, seront enfin à l'origine aussi de la mise en jeu de l'imaginaire. Imaginaire, fonction spécifiquement humaine qui permet à l'homme contrairement aux autres espèces animales, d'ajouter de l'information, de transformer le monde qui l'entoure. Imaginaire, seul mécanisme de fuite, d'évitement de l'aliénation environnementale, sociologique en particulier, utilisé aussi bien par le drogué, le psychotique, que par le créateur artistique ou scientifique. Imaginaire dont l'antagonisme fonctionnel avec les automatismes et les pulsions, phénomènes inconscients, est sans doute à l’origine du phénomène de conscience. »

Henri Laborit  - Eloge de la fuite 1976


            Henri Laborit est neurobiologiqte. Il définit ici le système nerveux humain comme l’instrument des rapports que l’individu entretient non pas seulement avec l’environment naturel, mais aussi avec ses semblables au sein de ‘l'organisation sociale qu’ils constituent. Il existe donc à la fois des caractéristiques naturelles propres à ce système nerveux et des mécanismes d’adaptation à un environnement technique et social humain orienté par le maintien de la structure d’ensemble de  l’organisme. En d’autres termes, aussi plongés qu’ils soient dans un environnement de moins en moins naturel, les hommes restent attachés à leurs pulsions,  au principe de plaisir (puissance exigeant la satisfaction de nos envies), à des impératifs d’ordre biologique. Nos appétits sont moins rabroués ou niés que transformés par les codes sociaux que nous intégrons du fait de notre éducation, de notre assimilation à des traditions, à des coutumes, à des mentalités. L’être humain est un animal transformé dont on pourrait dire que les codes de gratification, de satisfaction individuelle des pulsions de plaisir sont redéfinis, complexifiés, mais pas annihilés. D’un mode de satisfaction naturelle et brut nous passons à des modalités plus médiatisées, plus alambiquées, labyrinthiques, recodées par notre immersion dans une culture spécifique au sein de laquelle les conditions pour assouvir ses besoins seront passées au crible de toute une structure sociale, politique (au sens de polis). Il s’agit de placer entre l’individu et ses pulsions, la cité, c’est-à-dire une organisation sociale régulée par d’autres lois que celle de la nature.

La thèse de Henri Laborit consiste à situer l’imaginaire comme une faculté propre à l’être humain grâce à laquelle il parvient à fuir ou à contourner ces deux mécanismes d’aliénation que sont la nature selon lui et la société. En d’autres termes, nous sommes en tant qu’organisme voué à assurer sa propre conservation ainsi qu’à satisfaire ses pulsions de plaisir animé d’une multitude de mouvements inconscients qui nous font entièrement dépendre de lui. Mais l’imaginaire nous permet de fuir cet état d’aliénation et d’inventer du nouveau tout autant en terme de signalisation, d’expression que de transformation technologique de notre milieu naturel. L’être humain est imaginatif, entreprenant, industrieux, grâce à quoi il prend conscience de ses pulsions et fuit le réflexe  pur de soumission à la pression qu’elles nous imposent. Ce qui se fait jour ici, c’est la possibilité ouverte aux humains et seulement à eux de ne vivre en s’acceptant que par la fuite de l’imaginaire, étant entendu que celui-ci est à la fois à l’origine de notre développement technologique et de notre conscience de sujet. C’est exactement comme si l’opposition entre deux types d’aliénation:  l’une naturelle et l’autre sociologique coinçaient l’être humain dans un étau dont il parviendrait presque miraculeusement à s’échapper grâce à un imaginaire dont on ne distingue pas vraiment l’origine.

L’argument que l’on peut objecter à la thèse de Laborit tient dans le fait qu’il situent sur le même plan deux aliénations qui ne s’imposent pas du tout à la même partie de l’être humain, à la même dimension. La nature nous dirige en tant qu’être vivant et la société en tant qu’individu. On ne voit pas dés lors comme l’imaginaire pourrait à la fois tenir de la vie organique et de la conscience individuelle. On a du mal à saisir d’où pourrait venir en l’humain l’idée selon laquelle la nature est une aliénation si ce n’est de son immersion dans une culture, laquelle développe sa conscience individuelle de sujet. Mais alors ce n’est pas l’imaginaire qui est l’origine de la conscience, c’est plutôt l’inverse. Pour percevoir la nature comme une aliénation, il faut d’abord se définir soi-même comme un sujet, ce qui suppose que l’on se perçoive comme tel et cela induit déjà la conscience.

Peut-être parviendrons nous à mieux comprendre ce mécanisme si nous questionnons l’ethnologie plutôt que la neurobiologie. Que la conscience puisse être décryptée  comme un phénomène neurobiologique n’est pas douteux. Ce qui l’est par contre, c’est de poser son origine dans la neurobiologie parce que, comme le fait remarquer implicitement  Laborit, les pulsions naturelles sont en quelque sorte décodées et recodées par une donnée nouvelle qui est l’immersion des humains dans ce qu’il appelle une niche dont on pourrait dire qu’elle est finalement la polis, la cité. Mais c’est bien là qu’intervient déjà une distinction radicale avec les animaux: dans ce décodage auxquels eux ne sont pas « sujets ». Les exigences de la vie collective ne semblent pas porteuses pour les animaux de la même nécessité de recomposition des codes de la satisfaction pulsionnelle.  C’est bien là et non dans la naissance finalement inexpliquée de l’imaginaire que se situe quelque chose que l’on peut bien baptiser du terme de phénomène humain.

Nous inventons les mille et une manière de ne pas nous satisfaire de vivre naturellement ,  c’est-à-dire de ne pas répondre naturellement aux pulsions naturelles. La thèse de Laborit est intéressante parce qu’elle revient à définir cette dérobade par l’imaginaire, comme si l’être humain créait des variables à la vie dans sa vie, ce qui est tout à fait exact sauf que l’on ne voit pas d’où viendrait positivement cette capacité si ce n’est justement de tout ce que la notion de biotope nous a permis de réaliser. L’homme ne se satisfait pas naturellement de vivre parce qu’il est d’emblée privé de cette donnée primitive et natale qu’est un milieu à l’intérieur duquel tout est impliqué et limité à un territoire. Etre soi-même dans la construction d’un milieu c’est justement ce que l’homme n’a pas et ce par quoi, de fait l’opposition entre ses pulsions naturelles et son mode de constitution politique va poser quelques problèmes.


De ce point de vue, il est un terme utilisé par Heidegger, dans le sillage de Von Uexküll qui doit attirer notre attention, c’est celui de «  désinhibiteur ». Il utilise ce terme pour qualifier finalement les affects à partir desquels les animaux sont impliqués dans leur biotope (l’acide butyrique, l’épiderme sans poil, la température de 37 degrés pour la tique). Quelque chose de la puissance de la tique à effectuer son être dans le milieu adéquat se libère à partir de la perception de ses désinhibiteurs. L’être humain n’ayant pas de biotope, c’est logiquement à partir d’inhibiteurs, c’est-à-dire d’interdits qu’il se constitue artificiellement, politiquement un "environnement ».

Or cette thèse fait écho à celle qui est défendue par Claude Lévi-Strauss dans son livre « les structures élémentaires de la parenté ». Selon lui, en effet, la prohibition de l’inceste qui apparaît comme le seul interdit universel a toujours une contrepartie positive: là où un homme se voit interdire  toute relation sexuelle avec une femme de sa famille, un autre humain ailleurs subit la même interdiction de telle sorte que l’échange devient nécessaire. Par cet échange c’est finalement l’idée même de société qui naît. Il existe en effet un mode de communauté naturelle au sens de génétique, c’est la famille, mais la polis, c’est précisément ce qui impose le modèle d’un autre type de communauté non plus familial mais citoyen, c’’est-à-dire finalement culturel.

« La prohibition de l’inceste est l’interdit culturel par excellence », dit Claude Lévi-Strauss dans le même ouvrage. Ce que cela signifie, ce n’est ni plus ni moins que ceci: la culture commence avec cette prohibition. Que chacune et chacun de nous s’interroge vraiment sur la réprobation « naturelle » que l’inceste suscite en nous et ce qu'il réalisera selon lévi-Strauss, c’est que justement elle n’est nullement naturelle, mais qu’elle manifeste au contraire à quel point nous sommes, en tant qu’humains, des êtres profondément culturels. Avec la prohibition de l’inceste ce qui voit le jour, c’est la notion d’échange d’épouses entre des familles qui, de ce fait, donne naissance à une conception élargie de la communauté. Pour qu’il y ait société, cité, il faut que le cercle familial soit rompu, que l’idée d’un lien autre que génétique entre des hommes soit conçu et pratiqué. Nous n’avons pas naturellement horreur de cette relation, nous en avons culturellement défini la tentation comme impropre, inapte à faire société et donc impossible, inadmissible, repoussante. Que cet interdit soit universel manifeste clairement quelque chose de propre à LA culture, en-deçà des différences entre les cultures. Autrement dit, nous sommes ici en présence d’une « donnée »  proprement humaine, même si le terme de « donnée » est problématique, puisque ce n’est pas un interdit naturel. 

Aux désinhibiteurs naturels à partir desquels les animaux construisent leur biotope, nous pouvons donc légitimement opposer l’inhibiteur culturel à partir duquel le fait même de la cité, de la société, de la culture apparaît: la prohibition de l’inceste. C’est la raison pour laquelle, au-delà de leur différences, Claude-Lévi-strauss identifie complètement prohibition de l’inceste et exogamie (avoir une femme qui vient d’ailleurs):

« Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l'inceste et l'exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques. Il y a plus : que l'on se trouve dans le cas technique du mariage dit« par échange », ou en présence de n'importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l'inceste est le même : à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange. »


La vie en société commence quand un homme au sein d’une famille se refuse à lui-même une relation sexuelle avec un membre de cette famille (soeur, mère, cousine, nièce, etc.). Nous ne pouvons envisager la pertinence d’une telle affirmation qu’en lui opposant spontanément que nous n’avons aucunement envie de cette relation et que ce « refus » nous coûte peu puisque il ne nous semble contrecarrer aucune envie. Or c’est toute la puissance de la thèse de Lévi-Strauss que de ne pas se contenter de nous révéler l’origine même de la cité mais aussi de nous faire mesurer à l’aune de la répulsion que provoque en nous l’inceste le pouvoir de la culture. Ce n’est pas un dégoût naturel , c’est un dégoût qui dit l’enracinement de notre existence dans un environnement culturel structuré par des interdits au premier rang desquels figure celui-ci: l’inceste. Par conséquent l’être humain ne peut vivre tel qu’il est (c’est-à-dire en tant qu’humain sans biotope) qu’en se refusant originellement quelque chose: un mode de sexualité familial.

b) L’inconscient et le complexe œdipien

Tout être vivant est évidemment animé de pulsions sexuelles. Ce qui caractérise l‘être humain, c’est le fait que ces pulsions vont être d’emblée orientées vers un « dehors », à l’extérieur de la cellule familiale, de telle sorte que les premières personnes qui vont constituer l’entourage premier de l’enfant au premier rang desquelles il faut compter la mère et le père seront précisément celles qui lui seront sexuellement interdites. En d’autres termes, un être humain c’’est un être dont on peut dire que la réponse aux tout premiers élans de ses  pulsions érotiques est clairement et définitivement « non ».

Si comme on l’a longtemps cru, ces élans commençaient avec la puberté, il n’y aurait pas trop de difficultés pour un adolescent qui a déjà vécu toute son enfance dans un environnement culturel à accepter cela, mais si la sexualité est présente en chacune et en chacun de nous dés notre plus tendre enfance, alors les implications de cette interdiction deviennent plus problématiques, ne serait-ce que parce que ce « non » s’impose d’emblée à l’être humain. Nous ne consentons pas consciemment à ce premier interdit qu’est la prohibition de l’inceste, mais c’est à un processus souterrain de refoulement et de domestication progressive de la sexualité que nous avons affaire. Nous ne pouvons pas vivre en nous acceptant parce que la sexualité est une pulsion dont on peut dire à la fois qu’elle est aveugle, qu’elle est native et qu’elle est incompatible avec sa libération au sein de la cellule familiale. Mais le marquage de ce « non » opposé à nos pulsions primitives dans tous les sens du terme (c’est-à-dire aussi au sens chronologique de la vie d’un individu) se révèle d’une importance fondamentale dans la constitution de son moi.

         Finalement avoir un « moi » c’est ce qui ne peut se concevoir humainement qu’à partir de ce refoulement inaugural premier, et c’est là tout ce que Sigmund Freud a mis à jour avec son hypothèse d’un inconscient, c’est-à-dire d’une zone de stockage dans notre vie psychique de toutes les pulsions, de toutes les tendances et de toutes les pensées refoulées par ce « non » initial. Cet ensemble constitué par tous les éléments de notre vie psychique refoulés se manifeste de temps à autre à notre conscience mais jamais explicitement évidemment, sans quoi nous ne serions que conscients. Il existe ainsi une multitude de faits psychiques inexpliqués jusqu’alors qui deviennent compréhensibles grâce à cette hypothèse de Freud. Nous saisissons également à quel point les travaux Freudiens sont essentiels par rapport à la question de l’acceptation de soi: si d’un côté il est évident qu’aucun homme ne peut vivre en acceptant de soi la libération de ses pulsions sexuelles brutes, d’un autre côté, il semble bien que le moi ne se construit pas ailleurs qu’au coeur même de ce conflit entre la sexualité et la culture, de telle sorte qu’être «  soi », avoir un moi à accepter ou pas, c’est justement ce qui ne s’effectue qu’à partir de ce refoulement à tous égards premier. En d’autres termes, il n’y a rien de moi à accepter avant que le refoulement ait donné à ce moi matière à exister.


« « Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu reste sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »

C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu’elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison. »

      S. Freud, Essais de psychanalyse appliquée, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917)

Ce passage extrait d’un livre de Sigmund Freud est au coeur de notre question précisément parce qu’il articule le non et le oui.  La puissance de ce texte tient au fait que Freud y démasque ce qu’il considère comme une imposture: celle d’un être humain omniscient qui saurait tout de lui-même et dont la pensée serait lisible aussi facilement qu’un cristal pur. Plus encore, Freud finalement s’attaque au présupposé du sujet qui nous est donné: pour s’accepter, il convient de se connaître d’abord. Mais qui serait mieux placé que moi pour savoir qui je suis? A touts celles et tous ceux qui répondraient « personne », Freud oppose un argument simple et, à bien des titres, inattaquable: la souveraineté du moi à l’égard de toutes les données psychiques dont un individu se trouve le dépositaire est absolument illusoire. Que le moi soit souverain dans sa pensée, ce n’est pas ce qui s’impose de ce que la pensée est  mais de ce que sa pensée veut penser. Nous vivons sur un présupposé faux qui consiste à croire que nous sommes maîtres de nos pensées alors que le moindre lapsus, que le moindre souvenir de nos rêves ou encore que telle action effectuée de notre part sans que l’on puisse vraiment identifier clairement en nous un point de départ intentionnel prouve que nous sommes à nous-mêmes un parfait inconnu. Les troubles de comportement au gré desquels des personnes aliénées agitent à leur insu conforment aussi les propositions de Freud.


Ce que celles-ci ont de plus dérangeant réside probablement dans le nouveau positionnement qu’elles imposent à la psychiatrie. Un « aliéné » n’est plus un être humain « autre » dont on peut stigmatiser l’attitude comme a-normale, voire monstrueuse, il est simplement un patient souffrant plus gravement de ce qui nous caractérise toutes et tous  structurellement, à savoir un écart conséquent entre ce qui se passe dans notre pensée et ce que nous en savons. Il n’est pas possible d’être un humain socialisé sans être un refoulé sexuel et l’aliéné est finalement un humain dont le refoulement sexuel crée des problèmes psychiques plus graves que les autres.                             Etre humain, c’est d’abord, pour les raisons qui ont été développées précédemment, ne pas s’accepter sexuellement et chacune et chacun de nous se construit sur la base même de ce refus. Par « se construire », ce qu’il faut entendre, c’est « construire son moi ». Nos rêves, nos lapsus, nos actes manqués mais aussi nos névroses, nos psychoses, nous font entrevoir quelques esquisses de la monstruosité que nous aurions été sans les interdits culturels (au premier rang desquels la prohibition de l’inceste).

         C’est finalement comme si quelques images d’un film d’horreur très confus, remontant à très loin nous revenaient mais avec cet effet surmultiplié de traumatisme que nous en sommes le personnage principal. Nous nous sommes socialement construits sur la base du refus de ces images ancestrales (comme d’une vie antérieure incorrecte et sexuellement douteuse), mais elles sont trop profondes pour disparaître et elles reviennent nous hanter dés que notre conscience baisse la garde.  Nous pouvons toujours nous raconter à nous-mêmes l’histoire d’un personnage lisse et bien élevé, ces images n’en seront que plus vivaces dans toutes les occasions qui leur seront données de revenir. La vérité c’est qu’il faut que nous nous acceptions « monstrueux ». Mais par monstrueux, finalement ce qu’il faut entendre c’est en tout premier lieu « incestueux ». Tout enfant est d’abord cela: un désir d’inceste. Quand nous est racontée l’histoire d’Oedipe, l’horreur que nous inspire le sort de ce héros, vient aussi de ce qu’une part très secrète de nous l’envie.


Nous comprenons mieux la pertinence et la difficulté en laquelle consiste l’effort que réclame la psychanalyse au moi, lequel a quand même de bonnes raisons de se contenter, comme un monarque absolu, des informations données par les hauts dignitaires de la cour. S’il fallait se tenir à l’écoute des appels de la plèbe, alors, nous aurions à admettre quantité de désirs inavouables au sens propre même si le fait de les garder inavoués est précisément ce qui génère tous les troubles de comportement dont souffre « le royaume. »

Peut-on vivre en société en s’acceptant tel que l’on « est » mais aussi tel que l’on « naît » ? Que sommes nous à la naissance? Nous sommes animés par un principe de plaisir qui exige la satisfaction de toutes nos pulsions.Ce que Freud découvre au fil de certaines de ses analyses, c’est que 1) il est absolument impossible d’expliquer plusieurs troubles comme certaines paralysies hystériques notamment sans en affecter la cause à la pensée plutôt qu’au corps (tout simplement parce que le symptôme est inexplicable d’un pur point de vue anatomique. 2) que cela prouve que les patients atteints de ces pathologies se font souffrir eux-mêmes, comme si, en eux, une pensée tourmentait le corps pour se signaler, pour manifester sa présence d’une façon douloureuse, dérangeante étant entendu que cette pensée n’est pas admise par la personne elle-même, par sa conscience. 3) que cette pensée a probablement une origine sexuelle, par quoi elle est jugée trop incorrecte par un processus inconscient qui empêche que le sujet le sache, ou autrement dit se le dise à lui-même.

Il est absolument impossible de comprendre toutes les thèses défendues par Freud si l’on n’admet pas deux points cruciaux, élémentaires, et finalement assez irréfutables, à savoir:

  1. Il y a une sexualité infantile. On ne comprend vraiment rien à la sexualité si on la limite à la reproduction. L’enfant n’est pas encore doté de cette capacité de reproduction mais ce n’est pas pour cela qu’il est dépourvu de pulsions sexuelles.
  2. La notion de « processus »: aucun être humain ne naît avec un « moi » prédéfini à la naissance, génétiquement. Le « moi » est une instance psychique qui finalement consiste dans  un arrangement entre deux influences très puissantes et de nature différentes: a) le « ça » qui désigne finalement cette exigence de satisfaction des pulsions (sexuelles) b) le sur-moi que l’on peut définir comme l’intériorisation par tout enfant de l’autorité parentale et par cet intermédiaire de tous les interdits sociaux, moraux, religieux, légaux.

Mais qu’est-ce que le moi, alors? Il n’est pas du tout une substance qui serait là, achevée, donnée, identique à elle-même. Il est cette tentative d’arrangement incessante entre deux forces contradictoires, il est une certaine façon de « faire avec » les pulsions du ça dont on ne peut pas complètement faire taire la voix et les restrictions du sur-moi auxquelles on ne peut pas se soustraire mais en même temps que l’on ne peut pas et que l’on ne doit pas non plus appliquer intégralement. Ce que prouvent les analyses de Sigmund Freud, c’est précisément la fragilité de ce « montage » que l’on appelle le moi. Ce qu’il faut bien comprendre ici, ce n’est pas qu’il y ait un nous un moi qui compose avec le ça et le sur-moi, c’est plutôt qu’avoir un moi c’est le produit de ces deux influences contradictoires. On pourrait dire que le moi est un processus historique, au sens de chronologique, pas du tout donné une fois pour toutes. Par conséquent, il n’est pas tant question de vivre en acceptant d’être soi que de réaliser  à quel point le moi est précisément le processus lent, difficile et fragile d’acceptation de soi.

Ainsi par exemple, si nous reprenons la question du tabou incestueux.  Freud nous invite d’abord à accepter de prendre en considération que tout enfant dans les premiers âges n’a pas encore le principe de distinction de toutes ces différentes sortes d’amour par le biais duquel il saura que l’on n’aime pas ses parents comme on aime son partenaire amoureux. Il n’est alors plus si scandaleux que des pulsions naissent à l’égard des personnes qui s’occupent de nous dans les premiers temps, et qui d’ailleurs nous « aiment » (l’amour commence donc par un quiproquo). Mais alors cela signifie que la vie amoureuse de chacune et de chacun est marquée par un Non premier. La première femme désirée par l’enfant masculin est celle qui lui interdite et c’est ça: la culture. Toute la vie sentimentale de l’enfant et de l’adolescent et de l’adulte à venir  est alors marquée par ce refus. Mais que peut vouloir dire « s’accepter », dés lors que ce « s’ » désigne un moi dont nous venons de réaliser qu’il ne se constitue lui-même qu’au fil d’une constante et dure « négociation » entre le ça et le sur-moi?




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire