Ce qui, nous, nous intéresse particulièrement ici, c’est le rapport avec le romantisme historique. Il ne fait aucun doute 1) qu’il est impossible de dire de tous les auteurs romantiques qu’ils sont féministes 2) qu’il existe dans ce mouvement littéraire non seulement des femmes écrivains, Mary Shelley, les soeurs Brontë, Jane Austen, et, si l’on va chercher dans la postérité du romantisme, Virginia Woolf mais aussi des éléments constitutifs d’un idéal révolutionnaire qui va clairement au-delà de la révolution de 1789, ne serait-ce que parce que cette révolution inspirée par la philosophie des Lumières situe au premier plan de sa réforme des institutions de la France non pas la sensibilité mais la raison. Comme le philosophe Karl Marx l’a justement fait remarquer, la révolution ne transforme pas autant que celles et ceux qui l’ont faite semblent le croire la structure hiérarchique de la société française. Nous passons seulement d’un certain type de domination à un autre. Les nobles sont remplacés par les bourgeois. Il ne s’agit pas tant, selon Marx de la déclaration des droits de l’homme que de ceux du propriétaire. De fait on peut remarquer que la propriété fait partie des droits fondamentaux de l’homme. Il faut rappeler que Jean-Jacques Rousseau considéré comme l’un des inspirateurs de la révolution avaient pourtant prévenu les hommes contre les dangers de la propriété. La critique de la constitution de 1791 par Karl Marx porte en elle sa philosophie, laquelle promeut l’horizon d’une société sans classe.
Une simple scène suffit à régler cette question et à renvoyer dans les cordes des critiques de ce petit calibre. Il s’agit de celle dans laquelle on voit Héloïse allongée, un miroir recouvrant son sexe, renvoyant ainsi à Marianne l’image de son propre corps pour qu’elle la peigne. De fait, il n’y a pas de nudité des corps et cette scène répond positivement à la question de savoir si l’on peut unir l’érotisme et la pudeur. Celle qui voit se voit et sa nudité pour le spectateur ne sera que celle du dessin. Il est impossible d’être le voyeur de cette scène, à cause de cela. Le spectateur n’est pas en situation de violer l’intimité d’un couple. Ce qu’il voit, ce sont deux héroïnes qui se voient dans une parfaite mutualité de vision et le fait que le miroir soit placé à cet endroit pose vraiment la question d’une sexualité mutuelle: peut-on aimer et être aimée sans être le sujet ou l’objet de la pulsion érotique de l’autre? Peut-on enfin sortir de l’idée que tout rapport amoureux serait rapport de force? Peut-on enfin, enfin sortir des liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos pour inaugurer l’âge des liaisons amoureuses?
Cette scène prend une dimension encore plus forte lorsqu‘on réalise qu’il s’agit pour Héloïse d’avoir un souvenir de Marianne. La neutralisation de l’art du portrait, c’est-à-dire la fixation d’une image sur un support, ce que l’on pourrait appeler en reprenant le vocabulaire de Husserl et de Bernard Stiegler la rétention tertiaire désamorce la pulsion scopique, à savoir la consommation par le regard d’un corps exposé transformé en objet. Dans ce vis-à-vis amoureux des corps de la modèle et de la peintre au cours duquel c’est la peintre qui devient à elle-même son propre modèle se concentrent non seulement la plupart des présupposés de la théorie du « female gaze » , non seulement la réalisation d’un rapport dans lequel s’aimer passe par se voir de telle sorte que le pronom réfléchi soit respecté, mais aussi la possibilité pour le spectateur de ne pas se sentir la ou le complice d’une réalisatrice indiscrète, bref de ne pas être voyeur mais regardant, c’est-à-dire regardant se regarder entre elles deux femmes amoureuses l’une de l’autre, et cela de telle sorte que le reflet de l’une sera donné presque éternellement à l’autre grâce au dessin c’est-à-dire à l’art. Le mouvement du regard d’Orphée dans sa dimension la plus authentique: « retourne toi dans l’espace pour te souvenir dans le temps! » est ici mutualisé puisque il est clair que c’est Héloïse qui est Eurydice et Marianne qui est Orphée mais Orphée-Marianne dans ce vis-à-vis se regarde, se garde à nouveau, se prémunit de tout regard chosifiant et cela à la fois du point du sujet de ce regard que de celui de l’objet. Comment être l’objet d’un regard dont on est le sujet mais à l’occasion d’une oeuvre que l’on destine à une autre? Il y a bien un don de soi à l’autre mais dans la pérennité d’un souvenir.
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