mercredi 11 octobre 2023

"Portrait de la jeune fille en feu" de Céline Sciamma: regarder pour se sauvegarder


 C’est en 1975 que Laura Mulvey publie son essai sur « plaisir visuel et cinéma narratif ». Céline Sciamma se revendique totalement des thèses qui sont défendues par Laura Mulvey et il ne fait aucun doute que dans « Portrait de la jeune fille en feu », tout en s’essayant à un genre nouveau pour elle, à savoir un cinéma en costume d’époque dont l’action se situe en 1770, elle continue d’explorer tout ce qu’implique cette nouvelle façon de filmer que Laura Mulvey a baptisé du terme de « female gaze ».

Ce qui, nous, nous intéresse particulièrement ici, c’est le rapport avec le romantisme historique. Il ne fait aucun doute 1) qu’il est impossible de dire de tous les auteurs romantiques qu’ils sont féministes 2) qu’il existe dans ce mouvement littéraire non seulement des femmes écrivains, Mary Shelley, les soeurs Brontë, Jane Austen, et, si l’on va chercher dans la postérité du romantisme, Virginia Woolf mais aussi des éléments constitutifs d’un idéal révolutionnaire qui va clairement au-delà de la révolution de 1789, ne serait-ce que parce que cette révolution inspirée par la philosophie des Lumières situe au premier plan de sa réforme des institutions de la France non pas la sensibilité mais la raison. Comme le philosophe Karl Marx l’a justement fait remarquer, la révolution  ne transforme pas autant que celles et ceux qui l’ont faite semblent le croire la structure hiérarchique de la société française. Nous passons seulement d’un certain type de domination à un autre. Les nobles sont remplacés par les bourgeois. Il ne s’agit pas tant, selon Marx de la déclaration des droits de l’homme que de ceux du propriétaire. De fait on peut remarquer que la propriété fait partie des droits fondamentaux de l’homme. Il faut rappeler que Jean-Jacques Rousseau considéré comme l’un des inspirateurs de la révolution avaient pourtant prévenu les hommes contre les dangers de la propriété. La critique de la constitution de 1791 par Karl Marx porte en elle sa philosophie, laquelle promeut l’horizon d’une société sans classe. 


Toute la question est de savoir si la fiction de Céline Sciamma, porteuse qu’elle est de cet anachronisme du « female gaze » (1975) braqué sur une aventure amoureuse de 1770, est complètement à côté de la plaque ou bien si, au contraire, elle n’apporterait pas un éclairage sidérant de justesse sur ce que l’on pourrait appeler une révolution silencieuse, discrète voire clandestine mais incroyablement efficace dont le romantisme serait le vecteur. Regardant ce film, ne sommes nous réellement touchés que par son contenu narratif, ou bien embarqués, sans forcément nous en rendre compte de prime abord, par le souffle d’une révolution formelle faisant éclater au grand jour une vérité pour le moins troublante, à savoir que l’acte physique de regarder a toujours été travaillé, déformé par une structure sociale patriarcale sous l’influence de laquelle ce qui est vu est rabaissé au rang d’objet alors que celui qui voit est le sujet (si l’on creuse un peu cette piste, c’est finalement la dialectique du maître et de l’esclave telle qu’elle est formulée par Hegel et continuée par Marx que nous trouvons). Qu’il existe une dimension révolutionnaire dans le romantisme est assez évident mais la question qui nous occupe est celle de savoir dans quelle mesure, ce que nous vivons nous, (trop lentement, mais vivons quand même), et dont Laura Mulvey, Céline Sciamma sont les figures de proue, à savoir la révolution du « female gaze » ne serait pas la suite logique et historique des thèses romantiques nées dés le 18e siècle voire bien avant. Rien ne serait plus faux que de définir Antigone comme une héroïne romantique et féministe  et pourtant les points de convergence sont multiples (peut-on vraiment tenir pour rien le fait qu’Antigone soit une femme et que son nom veuille dire: « contre la génération » ?)


Le nombre de critiques de cinéma qui sont passés totalement à côté de ce film est aussi élevé que consternant. Parmi les objections les plus abyssales en terme de bêtise (et très étrangement adressées souvent par des critiques femmes) est l’absence de scènes décrivant crûment l’amour physique de Marianne et Héloïse. Quiconque connaît un peu la filmographie de Céline Sciamma ne peut pas ne pas être frappé par la méconnaissance que révèle une telle réserve. Il n’est vraiment pas possible d’affirmer que cette réalisatrice n’est pas audacieuse, VRAIMENT PAS.  

Une simple scène suffit à régler cette question et à renvoyer dans les cordes des critiques de ce petit calibre. Il s’agit de celle dans laquelle on voit Héloïse allongée, un miroir recouvrant son sexe, renvoyant ainsi  à Marianne l’image de son propre corps pour qu’elle la peigne. De fait, il n’y a pas de nudité des corps et cette scène répond positivement à la question de savoir si l’on peut unir l’érotisme et la pudeur. Celle qui voit se voit et sa nudité pour le spectateur ne sera que celle du dessin. Il est impossible d’être le voyeur de cette scène, à cause de cela. Le spectateur n’est pas en situation de violer l’intimité d’un couple. Ce qu’il voit, ce sont deux héroïnes qui se voient dans une parfaite mutualité de vision et le fait que le miroir soit placé à cet endroit pose vraiment la question d’une sexualité mutuelle: peut-on aimer et être aimée sans être le sujet ou l’objet de la pulsion érotique de l’autre? Peut-on enfin sortir de l’idée que tout rapport amoureux serait rapport de force? Peut-on enfin, enfin sortir des liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos pour inaugurer l’âge des liaisons amoureuses?



             Cette scène prend une dimension encore plus forte lorsqu‘on réalise qu’il s’agit pour Héloïse d’avoir un souvenir de Marianne. La neutralisation de l’art du portrait, c’est-à-dire la fixation d’une image sur un support, ce que l’on pourrait appeler en reprenant le vocabulaire de Husserl et de Bernard Stiegler la rétention tertiaire désamorce la pulsion scopique, à savoir la consommation par le regard d’un corps exposé transformé en objet. Dans ce vis-à-vis amoureux des corps de la modèle et de la peintre au cours duquel c’est la peintre qui devient à elle-même son propre modèle se concentrent non seulement la plupart des présupposés de la théorie du « female gaze » , non seulement la réalisation d’un rapport dans lequel s’aimer passe par se voir de telle sorte que le pronom réfléchi soit respecté, mais aussi la possibilité pour le spectateur de ne pas se sentir la ou le complice d’une réalisatrice indiscrète, bref de ne pas être  voyeur mais regardant, c’est-à-dire regardant se regarder entre elles deux femmes amoureuses l’une de l’autre, et cela de telle sorte que le reflet de l’une sera donné presque éternellement à l’autre grâce au dessin c’est-à-dire à l’art. Le mouvement du regard d’Orphée dans sa dimension la plus authentique: « retourne toi dans l’espace pour te souvenir dans le temps! » est ici mutualisé puisque il est clair que c’est Héloïse qui est Eurydice et Marianne qui est Orphée mais Orphée-Marianne dans ce vis-à-vis se regarde, se garde à nouveau, se prémunit de tout regard chosifiant et cela à la fois du point du sujet de ce regard que de celui de l’objet. Comment être l’objet d’un regard dont on est le sujet mais à l’occasion d’une oeuvre que l’on destine à une autre? Il y a bien un don de soi à l’autre mais dans la pérennité d’un souvenir.

                  


  Se regarder, c'est alors "se sauvegarder"  et nous, spectatrices et spectateurs, sommes sauvegardés par ce regard, sauvegardés de la perversion du voyeurisme. Nous participons à cette révolution du regard par le biais de laquelle ce qui est regardé est sauvegardé par celle ou celui qui regarde. Le cinéma cesse d'être le terrain de chasse des voyeuristes et de la pulsion scopique (comme l'affaire Harvey Weinstein le révèle assez clairement), pour devenir l'espace intervisuel des regardantes et des sauvegardées .



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