lundi 9 octobre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: Peut-on parler une langue?

 


  1. Remarques liminaires sur le sujet

Un sujet de ce type crée d’emblée un mouvement de répulsion dans la mesure où le problème ne peut pas nous apparaître tout de suite, tant la réponse positive est évidente. On pourrait même dire qu’il est, au sens très fort du terme, le présupposé de sa pure et simple formulation: comment pourrait-on me donner un sujet si ce n’est dans une langue que nécessairement je parle puisque j’en saisis le sens, du moins celui des mots. L’épreuve de philosophie en terminale a toutefois ceci de particulier qu’elle appelle par l’énoncé de la question à se mettre en quête d’un problème. Il n’est donc pas évident que l’on puisse PARLER une langue. 

Sans aller nécessairement chercher plus loin, tout élève saisit que le sujet veut mettre son récepteur en position de chercher la différence entre la parole et la langue. De fait, nous avons acquis une langue du fait de notre immersion dans une culture au sein de laquelle des mots sont échangés de telle sorte qu’ils véhiculent un sens. Mais ce n’est pas pour autant que nous prenons la parole. Il s’agit là d’un acte que je suis libre d’effectuer ou pas. Il est par contre impossible de se soustraire à la langue dans laquelle on est né.e. On parle alors de langue natale et cette expression revêt plusieurs sens comme nous le verrons. 

Je ne suis pas libre de parler cette langue mais je suis libre de parler dans cette langue. Quelque chose ici se fait jour comme une amorce possible de problématique, de contradiction, de tension. C’est comme si, à l’intérieur d’une détermination absolument contraignante qui se traduit par une absence radicale et non négociable de marge de manœuvre pour l’individu, nous voyions néanmoins se détacher une « zone de patinage », un espace au sein duquel la décision d‘un sujet se fait jour. Puis-je prendre la décision de parler cette langue-ci? Absolument pas! Nous venons de trouver assez logiquement et facilement un argument plutôt convaincant pour le non, alors même qu’à la réception brute du sujet, il nous semblait impossible de pouvoir en évoquer un. 

Je ne peux pas « parler » une langue parce que parler est un acte libre et surtout « contingent », c’est-à- dire qu’il peut être ou ne pas être contrairement à la nécessité qui nous est absolument imposée de parler dans cette langue maternelle là (si on est élevé dans un milieu  parental bilingue, on aura deux langues, mais cela ne change pas grand chose, parce qu’au lieu d’avoir une langue imposée on en aura deux). Il est donc absolument impossible de rentrer dans ce sujet si l’on ne sépare pas l’acte de parler, en soi (qui est libre et contingent) et l’acte de parler cette langue là (qui est nécessaire, et contraint, arbitraire). Il est vraiment intéressant ici d’insister sur le fait qu’une simple préposition de lieu: « dans » qui aurait été placée juste avant « une langue » aurait suffi à rendre ce sujet complètement stupide et sans objet, parce qu’alors, vraiment la réponse aurait été, sans l’ombre d’une contradiction possible: « oui ». La possibilité d’un non naît donc dans la différence radicale entre le pur acte de parler en soi, de faire entendre un son, de physiquement faire résonner sa voix dans un espace et le fait que ce son ne sera compris comme un mot que grâce à un système de signes commun à moi qui parle et aux auditeurs auxquels je parle. Si c’est bien de la parole que j’émets, alors, ce n’est pas seulement un cri, du bruit. Cela veut dire quelque chose. Mais ce que cela veut dire alors même que c’est moi qui décide de le dire, aura été préalablement « décidé » par un système de correspondance entre des signifiants et des signifiés. Et ce système, c’est celui qui m’a été imposé comme ma langue natale.


Résumons: quoi que je dise en prenant la parole, je ne pourrai pas le dire autrement que dans la langue qui m’a été imposée en naissant (ici plutôt que là). Qu’est-ce que cela veut dire? Que la décision libre de parler ne pourra s’effectuer, se traduire en acte qu’au sein d’un cadre imposé. Mais alors que va-t-il rester de la liberté de ma prise de parole, de cette liberté d’intention si elle ne peut être qu’au sein d’un cadre imposé de signification? (Il y a ici deux "vouloir-dire": celui de mon intention et celui de la langue dans laquelle tel mot signifie telle chose, ou tel acte, ou tel sentiment, pensée, etc. Le fond du sujet est là: Comment pourrai-je vouloir dire (en tant qu'intention) avec des mots qui sont déjà investis du vouloir dire de leur langue?) Comment dire ce qu’on veut dans la forme d’une langue que l’on n’a pas voulue? Comment dire une phrase dans une langue sans que ce soit elle qui nous la dicte?   Puis-je parler sans être seulement réduit au statut de porte parole de ma langue?

On entre un peu plus dans le sujet quand on réalise qu’il est une notion qui s’y trouve vraiment enveloppée sans être explicite, celle de liberté. Pour encadrer le champ problématique qui se profile dans cette question, il faut saisir qu’il dessine comme une ligne entre deux écueils, deux « possibilités » qui justement nous semblent impossibles:

  1. D’un côté, le fait qu’on ne voit pas bien ce que l’on pourrait dire sans être en effet cadré par une langue préexistante. Il faudrait alors improviser une langue à mesure qu’on la parle un peu comme ces enfants qui, pour rire, envoie des sons qui ressemblent de très très loin aux intonations d’une langue étrangère. On ne parlerait pas, on baragouinerait.
  2. De l’autre, on ne peut pas s’empêcher de penser que la prise de décision physique impliquée dans toute prise de parole est complètement niée, dépouillée, dénaturée, contrainte par l’arbitraire de codes extrêmement figés à cause desquels nous ne pouvons pas vraiment créer des énoncés, des pensées, des œuvres. Ainsi par exemple, n’y-a-t-il vraiment que six personnes susceptibles de conjuguer des verbes, c’est-à-dire des actes? N’y-a-t-il que deux genres: masculin et féminin? Etc.



Que suis-je quand je parle une langue? Écrasé par un système totalitaire sous la botte duquel je ne peux exprimer que ce qu’elle m‘impose de dire, ou alors incroyablement maître d’une situation délicate au sein de laquelle j’insinue dans le flux serré des évènements qui constituent ce que l’on appelle « la vie » une prise d’initiative individuelle qu, ,pour aussi convenue que soit son sens, n’en demeure pas moins une action?

En un sens, le sujet est finalement complètement axé sur la notion de « liberté de parole », mais pas au sens habituel que l’on donne à cette expression. Par exemple, « Me too » a libéré la parole de femmes harcelées par des hommes tirant parti de leur position hiérarchique: C’est un fait mais de quelle liberté est-il vraiment question, ici ? De la liberté prise par certaines femmes de publier sur les réseaux sociaux des faits dans une langue rendant possible cette expression. C’est un fait sociologique de même qu’était sociologique le silence assourdissant qui maintenait ces faits révoltants dans un non dit abject. L’expression de cette révolte a toujours été formulable dans la langue française mais elle n’était pas formulée, pour plusieurs raisons.  C’est donc bien d’une liberté de parole dont il est affaire ici. Mais pourquoi a-t-il fallu que ces faits qui existaient déjà bien avant « Me too », et qui étaient parfaitement formulables dans la langue française aient attendu ce moment là, ce mode de parution là pour que la société française puisse les entendre, les comprendre, bref recevoir le message de leur existence ? On peut bien sûr à très juste raison invoquer le nombre et l’incroyable convergence des témoignages de très nombreuses femmes, mais au-delà de ça, ou plutôt en deçà, se situe une zone qui constitue vraiment le fond de la question soulevée. Laquelle? Tout ce qui fait qu’à la distinction entre la parole et la langue utilisée correspond la différence entre  l’adresse physique et la compréhension du sens

         C’est une chose que de pouvoir produire des énoncés dans une langue et une autre que de dire maintenant quelque chose à quelqu’un, créant ainsi, quel que soit la nature de ce qui sera échangé une sorte de plate-forme commune au sein de laquelle s’effectue une inter-action. Parler une langue c’est donc la faire sortir de ce qu’elle est, en un sens parce que ce qu’elle est, c’est juste un ensemble  de toutes les combinaisons possibles de sens à partir de son système de codage. Peut-on parler une langue de telle sorte que la prise d’initiative qui caractérise cet acte ne soit pas étouffé par l’arbitraire ancestral d’une langue au sein de laquelle se décide dans la langue et par elle toutes les possibilités de formulation? Puis-je prendre la langue en otage par l’initiative de ma prise de parole de telle sorte que je sois vraiment celle ou celui qui, parlant, est l’auteur.e de ce qu’il dit, du fait que cela soit dit ?




2) Distinguer la parole et la langue

                    Il y a donc une prise d’initiative dans la parole que l’on ne retrouve pas dans la langue mais c’est vraiment paradoxal parce qu’on ne voit pas comment nous pourrions parler autrement qu’en parlant une langue. Il y a là un décalage, voire un grain de sable auquel finalement la plupart des gens ne prête pas attention, ou bien alors seulement dans l’apprentissage d’une langue étrangère. En effet, à cette occasion, on réalise bien la différence entre l’étape d’acquisition et le moment où l’on se sent suffisamment à l’aise pour dire que l’on est bilingue et que l’on parle anglais ou allemand. On pense alors que l’on maîtrise assez les règles, la grammaire, le vocabulaire de cette langue « autre » pour s’inscrire soi-même comme un sujet parlant dans cette langue.


                    C’est cette «  inscription » qui, ici, pose question, notamment dans on rapport à la pensée, ça si l’on parle une autre langue que sa langue maternelle, cela signifie quelque chose de fondamental, à savoir que l’on a dépassé, annulé, rendu caduque, nulle et non avenue, l’étape de la traduction. Parler anglais, signifie que lorsque l’on a quelque chose à dire, on va le dire en anglais parce que cette chose se sera présentée à notre esprit déjà en anglais. C’est toute la différence avec « écrire de l’anglais ». Nous avons suffisamment assimilé les règles et les usages d’une langue pour que la pensée de soi à soi qui va aboutir à la prise de parole soit déjà de l’anglais. C’est une pensée anglaise que l’on va alors exprimer. Mais pourtant notre langue natale est le français. Donc on est quoi, au juste? La langue s’est insinuée dans votre rapport entre vous et vous même: ce que l’on appelle « penser ». Vous pouvez toujours affirmer qu’il y a en vous UN « moi » qui parle soit français, soit anglais, vous êtes bien obligé.e de convenir que dans le rapport à soi de ce moi, il y a désormais deux modes de pensée différents. Si, pour vous parler à vous-même, il y a deux langues, il semble difficile de ne pas en déduire qu’il y a aussi deux « moi », comme si le fait de parler deux langues s’était insinué en vous de telle sorte qu’une dissociation s’ensuive et qu’en vous désormais, "deux moi soient". Mais alors qui maîtrise quoi? C’est bien parce que l’on sent que l’on maîtrise une langue que l’on peut dire qu’on la parle mais voilà qu’il apparait qu’en la maîtrisant, on se retrouve soi-même plutôt comme arraisonné, « parasité », investi par cette langue au point de dissocier en soi deux façons de penser, c’est-à-dire finalement deux façons d’être. Quel est exactement la nature de ce rapport entre la parole et l’être? 

Allons jusqu’au bout de tout ce qu’implique existentiellement le bilinguisme. Nous avons investi les règles et les usages d’une langue étrangère jusqu’à pouvoir la « parler ». Mais cette parole, avec tout ce qu’elle induit de prise d’initiative suppose que nous pensions ce que nous disons dans notre parole dans cette langue même de telle sorte que nous pensons anglais. Dés lors ce moment de monologue intérieur qui, la plupart du  temps, précède la parole s’effectue lui-même selon des règles, des usages et une grammaire de la langue en question. Mais si nous pensons anglais peut-on vraiment se retenir de penser que nous le « SOMMES ». Nous n’avons pas du tout entrepris les démarches officielles pour être naturalisé (le terme est fascinant en soi) anglais, mais précisément, ce qui doit retenir notre attention c’est que tout ce ci s’effectue dans une « zone » qui n’est pas du tout celle des démarches officielles, de la société, des lois. Il n’est finalement même pas question d’aller en Angleterre pour y vivre.  Je pensais ne faire que m’inscrire comme sujet parlant une autre langue et voilà que je fais en moi l’expérience d’être un autre moi parlant une autre langue. Quelle est cette « zone «  au sein de laquelle j’éprouve sans discussion possible,  que Parler et Etre se côtoient, voire peut-être se confondent? 

On ne peut pas parler sans 1) parler une langue 2) que cette langue ne s’insinue en moi et transforme radicalement ma façon d’être moi 3) que se produise quelque chose de totalement énigmatique et quasiment miraculeux entre le vouloir signifier qui est à l’oeuvre dans la prise de parole et le vouloir dire des mots qui dans telle langue sont reliés à telle ou telle signification (ce que l’on pourrait appeler le codage) - je ne peux pas seulement parler pour exprimer le rapport entre tel mot et tel signification code). Je ne peux parler qu’en utilisant le canal d’un code mais parler c’est aussi nécessairement sortir de ce code, exprimer autre chose que cela

Nous pourrions exprimer l’extrême difficulté de ce dernier point en nous interrogeant sur la langue du Da Sein. Nous avons vu que le Da Sein est, selon Heidegger, l’être pour lequel il est dans son être question de son être, mais l’interrogation que nous posons maintenant peut sembler stupide, à savoir quelle est la langue dans laquelle vient au Da Sein cette question de son être? Est-ce une langue d’ailleurs, ou une parole, ou un cri ?


(Pour clarifier ce sujet, l’exemple du bilinguisme est vraiment éclairant. On apprend une autre langue que sa langue maternelle et au bout d’un moment, voilà que l’on peut vraiment parler anglais ou allemand. Mais de deux choses l’une: soit par ce terme on signifie simplement que l’on est capable de toujours traduire les pensées qui nous viennent en français en allemand, soit on parle allemand parce que l’on pense déjà allemand. Si l’on en reste à la première option, il n’est pas bien sûr que l’on puisse dire que l’on parle allemand, on traduit en allemand du français. Parler allemand c’est penser en allemand, mais cela signifie aussi que la décision libre que je prends de parler, de briser le silence s’effectue dans ce que l’on pourrait appeler un intentionnel « allemand », et cet intentionnel, il est difficile de ne pas le rapprocher de ma façon d’être, voire de mon être tout court, de ce que c’est qu’être. 

Mais alors voilà que la notion de naturalisation officielle revêt un sens vraiment nouveau et finalement pas du tout officiel justement: on peut se faire naturaliser allemand en déclenchant une démarche administrative qu aboutira ou pas à me donner la citoyenneté allemande. Mais en réalisant ce fond d’intentionnalité allemande sur la base de laquelle ma prise de parole ne s’effectue pas seulement en allemand mais « à partir de » cette langue, je découvre que le fait d’être pour moi s’effectue dans cette langue là. Parlant cette langue, je viens au monde à partir de cette langue, comme si nous ne pouvions pas exister autrement que sur la base d’une langue. Au départ, je souhaitai juste signifier dans une autre langue, puis voilà que je m’aperçois qu’en fait j’ai accédé à un vouloir-dire autre et ce n'est pas du tout la même chose. Mais cela va encore plus loin et je perçois que c’est bel et bien d’un vouloir être qu’il est question ici. Parler une langue c’est être à partir du fond existentiel de cette langue de telle sorte qu’il n’est pas jusqu’au fait purement donné de vivre qui ne nous apparaisse autrement que linguistiquement fondé (fondé au sens de « s’accomplissant sur le fond de….)

Nous nous situons vraiment ici de plain-pied avec la distinction de la langue et de la parole. Ce n’est pas parce que je connais le système de correspondance d’une autre langue entre les mots et leur signification que je la parle. Si je la parle, cela veut dire que l’envie et l’intention de prendre la parole à tel moment plutôt qu’à tel autre, ou éventuellement de ne pas la prendre, se fera aussi sur le fond intentionnel d’une pensée, et cette pensée, ou si l’on préfère ce monologue intérieur, se fera lui aussi dans cette langue. Parler n’est donc pas la même chose que connaître une langue, mais en même temps, on ne peut pas parler autrement que dans une langue et plus que cela « se parler », c’est-à-dire penser, c’est-à-dire être. Tout est là donc: on ne peut pas parler autrement que « dans une langue » et, en même temps, on ne voit vraiment pas comment le fait de parler avec tout ce qu’il implique de liberté, de contingence, d’effectuation physique, sonore, matérielle, brute (parler, après tout c’est faire du bruit, pas que cela, mais c’est ça aussi!), bref d’existence (au sens de sortir de….), de rapport avec une intentionnalité propre à une personne pourrait se retrouver dans une langue, laquelle est finalement un système fermé de correspondances entre des signifiants et des signifiés. Tout se passe donc comme si la parole consistait dans une effectuation physique imprévisible, brute, dans un acte au sens le plus pur de ce terme, acte dont aucune langue ne pourrait expliquer la réalisation puisque la langue au contraire est intellectuelle, systématique, codifiée et codifiante: un pur logos. Comment pourrions nous parler une langue? Comment la parole pourrait-elle se retrouver dans la langue? Mais en même temps, nous ne pouvons pas parler autrement que dans une langue. 





            "En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

 La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.

 La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.

 Récapitulons les caractères de la langue :

 1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.

 2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.   

 3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.

 4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires, extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."

                                             Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911), Payot, 1969, p. 30-32.


                Ferdinand de Saussure est le fondateur de la linguistique. C’est à partir de son initiative que la langue est donc devenu un objet d’étude en soi. Nous ne pouvions pas trouver de prise de position plus claire et plus intéressée sur les critères de distinction de la parole et de la langue. Autant le fait de prendre la parole est accessoire, c’est-à-dire contingent, imprévisible et aléatoire autant la langue apparaît comme un outil nécessaire à ce qu’une société, un vivre ensemble soit. La langue est donc collective alors que la parole est individuelle.

            On peut être un sujet linguistique, c’est-à-dire être inscrit dans une communauté linguistique sans pour autant accomplir l’acte de phonation de phoné (le son). La langue ne suppose pas de préméditation. On peut ici prendre le terme de préméditation au sens littéral, ce qui est avant la médiation d’un acte. On ne peut pas penser à utiliser une langue sans être déjà en train de l’utiliser en y pensant. Mais de toute façon cela n’a aucun sens de penser à utiliser une langue parce que la langue est toujours « déjà là ». On peut ici songer à la notion de monologue intérieur. Je me dis à moi même que je conçois un énoncé linguistique mais je me redis nécessairement DEJA dans la langue de cet énoncé linguistique. J’ai toujours déjà commencé à utiliser une langue en pensant à produire un énoncé dans cette langue. On réalise alors qu’il y a bien un début, un instant T à partir duquel je prends la parole. Il est beaucoup moins évident de déterminer le début de l’apprentissage d’une langue. Quand avons nous commencé à enregistrer passivement les premiers linéaments d’une langue?

                Il est un terme que Ferdinand de Saussure n’utilise pas alors qu’il est implicite au début de ce texte, c’est celui de liberté. La parole est libre alors que l'apprentissage de notre langue maternelle ne l’est pas. On ne peut pas forcément en déduire qu’il est « contraint » mais il semble évident qu’aucun être humain ne choisit sa langue maternelle.

                Toute parole est donc action, prise de décision, ce qui suppose à la fois qu’on le veuille et que l’on juge que c’est le bon moment pour parler. Mais Saussure distingue deux aspects de la prise de parole et cette distinction est absolument cruciale (plus encore qu’il ne le pense). Quand nous parlons , il y a ce que nous disons, c’est-à-dire l’effet de correspondance entre les mots (signifiant) et ce qu’il signifie (signifié). Cela implique ici la présence de la langue. Mais il y a aussi le fait sonore que nous le disons, on pourrait parler de sa  phénoménalité acoustique. Nous allons faire passer le souffle de notre respiration dans les cordes vocales en le modulant de telle sorte que cela rende un certain son. Bref nous signifions quelque chose (langue) et nous l’exprimons (parole). Même dans une démarche de distinction, Saussure est obligé de souligner la présence de la langue dans la parole.

Ce qui est vraiment fascinant dans le texte c’est qu’à compter de cet « aveu » de l’indissociabilité de la parole et de la langue, Saussure va marquer de façon vraiment insistante les distinctions radicales. Son souci est d’isoler un objet pour qu’il soit le propre  d’une science. Il lui revient donc de définir ce qui fait que la langue n’est pas la parole.

Pour parvenir à ses fins, il fait intervenir ici un 3e terme: le langage. Que désigne-t-il? La faculté de signifier. On peut signifier d’une multitude de façon et la langue s’inscrit dans cette pluralité mais elle se caractérise par un code particulier. « portion déterminée du circuit où une image auditive vient s’associer à un concept. Il faut « traduire » ici. Par image auditive, nous pouvons entendre trace graphique et séquence sonore. Il y a une langue quand il y a des signifiants, c’est-à-dire des graphèmes, des dessins, des courbes ou des traits (idéogrammes chinois, hiéroglyphes égyptiens, alphabets, etc.) que l’on peut restituer sous une forme sonore (phonème) si je veux parler d’un félin je vais faire entendre les phonèmes /ch/a/

    Le son « /ch/a/ » que je lance dans une pièce fera penser à un chat toutes les personnes présentes dans la pièce et parlant la même langue que moi. Cela prouve bien que je ne viens pas d’évoquer une réalité, un chat réel mais une idée. Chacune et chacun aura en tête un certain chat, noir pour certains ou roux ou blanc et noir, etc. Mais le mot chat ne renvoie à aucune couleur. C’est un concept générique qui peut s’appliquer indifféremment à tous les chats. Cela signifie qu’en disant « ceci est un chat » je ne fais finalement que m’inscrire dans la communauté de tous les membres de la langue française pour lesquels c’est en effet le terme qui convient.  Le signe est entièrement de nature psychique signifie cela: tout se passe dans la pensée. On associe un son ou un dessin  à un concept et cela s’appelle une langue. Saussure affirme qu’elle est la partie sociale du langage, ce qui signifie que la langue est bel et bien ce par quoi se structure un lien, une sorte de « moi aussi ».  Est-ce que l’on peut dire autrement la présence de cet animal? Oui, mais dans une autre langue qui marquerait notre adhésion à une autre communauté. Parler une langue, c’est donc d’abord cela: s’inscrire dans un collectif, dans un peuple et cela ne sanctionne pas vraiment un choix du moins tant que l’on se situe au niveau de nos langues maternelles. C’est pourquoi en effet, il n’est pas question de les modifier à soi tout seul. Il y a un contrat passé avec tous les autres membres de la communauté. On peut insister sur la sorte, parce qu’il va de soi qu’à l’exception d’une procédure de naturalisation, ce n’est pas du tout un contrat signé. C’est comme ça! Mais de fait, chaque mot de cette langue prononcé ou écrit me situe et m’intègre dans une communauté. D’autre part la langue est acquise, elle n’est pas innée. Cette maternité de la langue natale n’est pas génétique mais culturelle, fruit d’un apprentissage qui commence très tôt mais ne cesse de s’affirmer au cours du développement de l’enfant. Saussure est très impliqué dans la tâche de désigner la langue comme objet de science, ce que ne saurait être la parole, parce qu’elle est trop imprévisible, accidentelle, aléatoire, soumise aux impondérables de cette vie.  La langue au contraire est plus rationnelle. Dans la mesure où la science a toujours pour but de déterminer des lois, il semble clair que la langue, plus que la parole s’y prête. De ce fait, on peut acquérir une langue sans pour autant parler. Toutefois, on peut objecter à Saussure qu’une langue qui n’est plus parlée ne change plus, qu’elle se ferme à cela même qui l’enrichit et le revitalise. 

              


La visée scientifique de Saussure s’exprime à plein dans son "deuxièmement". Il semble difficile d’aller aussi loin que lui dans la distinction entre la langue et la parole et il convient que nous prêtions attention à la fois à la pertinence de sa démarche et à son incongruité, ou à sa limitation. Nous sommes un peu en présence d’un entomologiste qui n’envisagerait d’étudier la vie des insectes qu’en la leur ôtant. Pour que la langue soit objet de science, on a vraiment l’impression qu’il faut qu’elle soit séparée de la parole mais cet arrachement est aussi cela même qui l’assèche qui la momifie, qui la chosifie.

        Le 3 insiste sur l’homogénéité de la langue, c’est-à-dire sur son unité, sur ce qui la constitue en ensemble, en système clos sur lui-même. Nous n’insisterons jamais assez sur cette structure systématique qui différencie nous seulement la langue de la parole mais aussi de tous les autres modalités de signification. Nous pouvons signifier quelque chose par une multitude de moyens mais dés lors que nous l’exprimons par des mots, c’est-à-dire que nous passons d’un simple langage à la langue, quelque chose se produit de beaucoup plus organisé, imposé, systématique, codé.  Si nous ne comprenons pas cette homogénéité de la langue, nous ne saisissons pas non plus cette phrase très importante de Saussure selon laquelle « dans la langue il n’y a que des différences ».

        Que signifie-t-elle? Que toute langue est structurée de la même façon qu’une monnaie. Si je veux acheter une baguette, j’ai besoin de 1 euro, si je veux acheter un gâteau, mettons que ‘j’ai besoin de 10 euros et d’une boîte de chocolat 50 euros. Comment concrètement le prix va-t-il s’associer à la chose, à la baguette, etc? Au-delà des considérations purement économiques qui ne sont pas ce qui ici nous intéresse, on comprend bien que la différence de prix correspond à la différence de choses et que c’est précisément parce que 1 euro n’est pas 5 euros et n’est pas 50 euros que cela peut correspondre à des choses différentes. C’est parce qu’aucun de ces prix n’est le même que les autres que chacun d’eux désigne une chose particulière, laquelle étant aussi différente des autres. Ce que la différence pièces ici exprime c’est la différence entre les choses et ces différences entre les valeurs s’expriment dans les mêmes rapports que la différence entre les choses. Cela signifie que c’est en tant que chaque prix n’est pas l’autre qu’il permet d’acheter des choses qui ne sont les autres choses. Autrement dit, c’est un rapport entre deux négativités, entre deux modalités de ne pas être qui prévaut dans la monnaie et qui permet d’acheter des choses avec des pièces et des billets.

        C’est exactement la même systématique qui s’active dans la langue. Ce qui permet à un mot de désigner une chose, ce n’est pas du tout un rapport plein, positif, ce n’est pas rapport d’être mais de non être: le mot chat n’a aucun rapport  positif, direct  avec le chat réel qui miaule. Les conséquences de cette compréhension sont assez profondes: finalement dans la langue il n’y pas de rapport à l’être, alors que dans la parole, si! Toute langue est finalement morte en un sens, ou bien si l’on préfère elle est traversée par une dynamique mortifère au sens de non vivante, de non « étante ». Le mot dessèche ce qu’il nomme, l’aseptise, le momifie. 

Le 4 est le passage le plus compliqué de cet extrait. On y voit encore plus nettement à l’œuvre la volonté de Saussure de débarrasser la langue de la parole, dans une perspective scientifique. On pourrait déduire de la nature exclusivement mentale de la langue que l’on ne dispose pas de traces, de phénomènes concrets qui puissent attester de sa présence. Mais selon Saussure, c’est faux. En premier lieu, c’est faux parce que les associations, les opérations syntaxiques de notre langue maternelle ont des ramifications dans notre cerveau. De fait nous savons qu’il existe des zones cervicales qui correspondent  à la langue. Mais c’est également faux parce qu’il existe l’écriture et qu’elle permet de contourner tous les aléas de la parole. Quiconque possède un dictionnaire et une grammaire dans une langue peut finalement l’apprendre. Il faut vraiment insister sur la visée scientifique de Saussure, parce qu’il semble évident qu’on pourrait avoir l’envie de lui opposer que ce n’est pas parce qu’il l’a apprise de cette façon (grammaire + dictionnaire) qu’il pourra la parler. Mais il répondra que ce n’est pas du tout son objet. C’est même exactement le contraire. Tout ce que veut ici prouver Saussure, c’est que l’on peut ne pas parler une langue (ce qui n’est pas exactement notre sujet). Il existe une autonomie de la langue une efficience en circuit fermé. C’est précisément en tant qu’elle est fermée sur elle-même comme une monnaie qu’une langue peut s’activer. Cela rend la question de son rapport avec la parole encore plus trouble.



        Pour notre question, ce qui nous intéresse c’est l’espace entre cette idée selon laquelle on peut ne pas parler une langue et celle selon laquelle nous ne pouvons jamais vraiment PARLER une langue, non seulement parce qu’une langue peut être morte, mais aussi parce qu’il existerait au coeur de toute langue une dynamique de mort, ou si l’on préfère quelque chose d’inappropriable dans quoi nous ne pourrions jamais rentrer, ou que nous ne pourrions pas faire nôtre. Dans toute prise de parole, il y a quelque chose qui s’effectue, qui prend vie, qui prend chair, qui prend corps. Or, grâce à Saussure, nous réalisons que ces mots que l’on dit quand on parle, eux obéissent à une systématique close sur elle-même, en ce sens qu’il n’existe aucun rapport entre la réalité que désigne le mot et le mot lui-même. Pire encore le sens du mot vient simplement de n’être pas tel autre mot. Tout n’est que différences dans la langue, tout n’est qu’ancrage dans la parole. Tout les oppose et pourtant d’une part une langue n’est vivante que par la parole et la parole ne peut se tenir que parce qu’elle a des mots, donc de la langue à dire.

Les efforts de Saussure pour isoler la langue de la parole afin d’en faire un objet scientifique vont totalement dans le sens de la réponse négative à la question du sujet. Et de fait, quelles sont les traces de la parole? Bien sûr la parole tient toute entière dans une effectuation physique et sensible: nous entendons la parole mais à peine a-t-elle été tenue qu’elle est déjà disparue, et si nous partons en quête des traces de cette manifestation, il nous faut rentrer dans le labyrinthe physiologique de la phonation, de tous ces nerfs , muscles, fibres, etc activés pour aboutir à ce son qui sort de notre bouche, mais justement pas seulement. 


« Dans la langue, dit Saussure, il n’y a plus que l’image acoustique ». Mais que faut-il vraiment entendre par ce terme? L’empreinte psychique du son que fait un mot. Il convient vraiment ici d’être précis: l’image acoustique du mot chat n’est même pas la syllabe /ch/a/, c’est plutôt l’effet mental, l’onde psychique que va créer cette syllabe. Pour vraiment comprendre, le meilleur exemple est peut-être celui de notre nom propre. Dans la multitude des petits bruits d’ambiance qui résonnent en tout lieu, voilà qu’une séquence crée dans notre pensée une résonance vraiment particulière: c’est le déploiement des sons qui composent notre nom propre: quelqu’un nous appelle, nous et pas un autre. C’est exactement comme si les syllabes de ce nom ne s’étaient pas seulement déployées dans l’espace de la pièce mais aussi dans celui de ma pensée. Nous pourrions dire qu’un fond mental s’est substitué ou s’est ajouté au fond sonore de telle sorte que je perçois que ces syllabes qui après tout ne sont qu’une articulation de bruits ont été libérées pour résonner dans ce lieu autre que celui de la pièce, ou plutôt que résonnant dans la pièce elles sont intentionnellement adressées à une autre caisse de résonance: ma pensée.

En d’autres termes, nous pourrions dire que les mots, même quand ils sont portés  par une parole, se dérobent, ou se dédoublent de leur effectuation physique sonore pour s’inscrire dans une pensée. Comment se fait-il que du bruit (celui des mots prononcés) ne soit jamais perçu comme tel? L’image acoustique est en fait entièrement de nature mentale, de telle sorte que le signe linguistique est lui aussi entièrement mental puisque son autre face: le signifié est une idée, un genre, une catégorie. Ce n’est évidemment pas un hasard si Saussure évoque ensuite l’écriture. C’est bien la preuve que la langue n’a pas besoin de la parole, puisque il n’y a aucune différence entre l’image acoustique et le mot écrit. La langue est « plus langue" quand elle est écrite, selon Saussure, tout simplement parce qu’elle n’est plus du tout dépendante des aléas qui peuvent survenir dans l’action de la parole mais en fait, même là, dans la parole, la langue commence là où la parole finit en ce sens que le mot n’est mot que quand il est compris et pas seulement « audible ». Ce n’est pas seulement une métaphore que d’affirmer que la pensée est comme la cire sur laquelle s’inscrit le mot prononcé. Même quand il est parlé, le mot n’est mot qu’en tant qu’il s’inscrit sur un support et ce support c’est de la pensée. 

Ici les thèses détenues par Saussure s’accordent avec ce proverbe selon lequel « les paroles s’envolent alors que les écrits restent. » Mais Roland Barthes a totalement contredit cette maxime. Les écrits, précisément parce qu’ils restent, s’offrent  à une possible dénaturation, transformation. On peut manipuler les écrits, les traces graphiques d’une pensée alors que les paroles, dans leur résonance affective restent. On n’oublie pas une offense, ni une parole amoureuse. Elles s’inscrivent sur « d’autres tablettes »: celle de la mémoire. C’est bien, en substance, ce que Thamous oppose au Dieu Teuth lorsque celui-ci lui amène l’invention de l’écriture dans la dialogue Phèdre de Platon, comme une fantastique trouvaille qui fera progresser sa civilisation. Platon définit cette invention comme un pharmakon, à savoir un poison tout autant qu’un remède. Remède à l’oubli, l’écriture est le poison du souvenir. Elle garde mort ce que le souvenir affectif permet de maintenir vivant. S’il est bien un siècle auquel cet avertissement de Platon peut à juste raison s’adresser, c’est le nôtre, tant il est vrai que les supports d’écriture sont multiples et diversifiés comme dans les réseaux sociaux. Mais où est la parole? Dans Chat GPT?




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