mardi 3 octobre 2023

Terminale 2 / 3 / 6: Peut-on vivre en s'acceptant (3)

 


4.c) The talking cure (la cure psychanalytique)

« Là où était du ça, du moi doit advenir »: vivre en s’acceptant , c’est comprendre et accepter la nature historique, processuelle du moi. Il n’est pas davantage question de laisser libre cours à toutes les pulsions du ça que de se soumettre aveuglément à toutes les restrictions du sur-moi. Nous sommes cette plate forme de négociation permanente et c’est justement ça: avoir un moi.

En affirmant: « Là où du ça était le moi doit advenir » Freud souligne le travail nécessaire à ce que nous gagnons progressivement sur des terres où le ça régnait en maître notre territoire, celui du moi. Mais à quel prix? Celui d’une acceptation précisément, acceptation de cette pression du ça et du fait que nous ne la régulerons pas en l’ignorant. Il faut s’accepter monstrueux. Il faut accepter qu’en tout enfant sommeille un monstre qui désire tuer l’un de ses parents pour prendre sa place auprès de l’autre. Evidemment cette acceptation ne prendra jamais une forme aussi brutale ni aussi crue, mais plusieurs troubles de comportements dont certains sont extrêmement graves viennent justement de cette dissimulation inconsciente, de cette censure que sans le savoir nous opposons à certaines pulsions, pensées ou souvenirs. 

Puisque c’est de nous mêmes que nous nous dissimulons à nous-mêmes des pulsions propres à nous mêmes, il faut qu’une autre personne: un analyste nous aide à nous admettre, à nous approuver. Ce bon monarque (le moi) qui écoute le peuple (le ça), c’est un souverain qui va trouver la personne adéquate pour faire le lien entre le peuple et lui, en court-circuitant l’influence des hauts dignitaires (censure). A cette fin, toutes les manifestations, tous les symptômes de l’inconscient sont importants et peuvent faire l’objet d’une interprétation.


Tout ici n’est affaire que de processus et cela commence par celui qui a donné naissance au moi sur le fond de cette opposition entre le principe de plaisir (ça) et l’intériorisation des interdits (sur-moi). Ce n’est donc pas tant que le sujet ne s’accepte pas, c’est plutôt qu’il se définit et se constitue de ceci qu’il y a de la pulsion refoulée et qu’il se construit au gré de ce mouvement là. C’est exactement comme si Freud démasquait une imposture: celle d’un sujet humain qui ne serait que conscient et qui finalement n’aurait de pensée que connue de lui, de telle sorte que son existence s’effectuerait dans une transparence pure, dans la clarté d’un sujet volontaire et omniscient.

Si nous devions positionner philosophiquement les considérations psychologiques de Freud, il faudrait les situer par rapport à la notion de libre-arbitre, puisque finalement ce sujet dont Freud dévoile l’imposture, c’est un sujet libre. Bien que très éloigné de lui aussi bien dans le temps que sur le contenu même des thèses développées, on pourrait dire que Freud (1856 - 1939) explore, sans le savoir,  la brèche ouverte par Spinoza (1632 - 1677) lorsque ce dernier écrit dans une lettre à Schuller: « les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent. » Nous savons ce que nous faisons mais nous ne savons pas ce qui nous fait agir réellement quand nous le faisons. 

« C'est ainsi qu'un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir se venger, et un peureux s'enfuir. Un homme ivre aussi croit dire d'après un libre décret de l'esprit ce que, revenu à son état normal, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et beaucoup de gens de même farine * croient parler selon un libre décret de l'esprit, alors que pourtant ils ne peuvent contenir leur envie de parler. L'expérience elle-même n'enseigne donc pas moins clairement que la raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ; elle montre en outre que les décrets de l'esprit ne sont rien en dehors des appétits mêmes, et sont par conséquent variables selon l'état variable du corps. »

D’où vient cette ignorance des causes qui nous font agir? De notre conscience. Le fait que nous soyons conscients de certains de nos actes entretient l’illusion que nous en sommes la cause, mais ce n’est pas parce que, par exemple, une personne bavarde sait qu’elle est en train de parler  qu’elle sait pourquoi elle parle autant. Quelque chose agit souterrainement dans ce flux ininterrompu de paroles. Spinoza ne sous-estime pas l’importance des appétits et des affects dans nos actions, lesquelles reposent en réalité sur des déterminations. Nous pourrions dire que Freud explore l’origine de ces déterminations, et si la sexualité tient une place si importante dans la plupart de ses analyses c’est finalement parce qu’en elle, il voit finalement la source même de tous les appétits, dans ce qu’ils revêtent de plus irrépressibles. 

Il convient de se retenir de faire d’autre amalgame entre Spinoza et Freud, non seulement parce que le deuxième ne semble pas avoir lu le premier mais aussi parce que Freud est profondément athée, ce qui n’est pas du tout le cas de Spinoza qui adhère à l’évidence de ce Dieu immanent qu’est la nature. Nous sommes déterminés à agir selon la nature et en son sein. Tout ce que l’être humain peut faire de mieux, c’est comprendre du point de vue de la nature ce qu’il est. Pour Freud, l’approche est beaucoup plus analytique et « clinique ». Nous savons par ailleurs qu’il fut un lecteur des thèses de Schopenhauer lequel adhère à la notion de vouloir-vivre, c’’est-à-dire à l’idée d’une force de croissance et de vie qui se déchaîne dans le cosmos et broie nos vies en les noyant dans une sorte de maelström absurde. Il ne suit aucun raison, aucun progrès, aucun autre but que celui d’être et de s’augmenter. Dans les livres dont les sujets étaient philosophiques comme « malaise dans la civilisation », le pessimisme de Freud est palpable, alors qu’il n’est pas de philosophie plus propice à la joie que celle de Spinoza. C’est dire si ces deux hommes se situent dans des perspectives différentes. Toutefois, pour ces deux philosophes il est possible de vivre en s’acceptant mais autant le chemin décrit pour Spinoza est finalement celui de la sagesse et de la philosophie, autant pour Freud c’est une thérapie et celle ci se définit comme psychanalyse.

 


S’accepter ne désigne pas du tout l’acte de libération par le biais duquel on donnerait au ça toute latitude à guider nos actions. « Là où le ça était le moi doit advenir », mais au contraire, à réaliser à quel point chacune et chacun de nous est finalement le produit d’un processus d’assèchement de terres gagnées sur la mer du ça, comme la comparaison avec la province du Zuyderzee utilisée par Freud le confirme.  La socialisation produite par toute civilisation impose des digues au ça. L’effet de censure de nos pulsions est absolument inévitable et nécessaire, mais oublier la pression de cette mer que retient ces digues est absolument désastreux, et de toute façon impossible. Lorsque la censure s’exerce sur un épisode de notre vie ou sur une pulsion trop fondamentale, trop puissante, celle-ci forcera le passage de façon d’autant plus violente dommageable à la santé psychique du patient, santé dont on peut dire qu’elle repose sur un équilibre assez précaire. 

La thérapie de la psychanalyse, ou « talking cure » consiste à écouter la personne, à analyser ses rêves ou ses délires si elle souffre d’un trouble de comportement et à saisir la voix de ‘l'inconscient qui s’exprime de façon déguisée puisque elle a été refoulée. C’est ce que Freud désigne par le terme de « retour du refoulé ». Les éléments inconscients sont issu d’un premier refoulement, mais elles reviennent à la charge et cela peut s’effectuer violemment, pathologiquement. Il convient donc de se faire leur porte parole en interprétant les symptômes manifestes et en les traduisant en discours latent. Notre inconscient nous parle sans cesse par nos lapsus, par nos rêves, mais aussi par des « dysfonctionnements » psychiques (névrose et psychose). Ce qu’il veut c’est parler au moi, mais comme le moi s’est constitué en le refoulant, il faut qu’une tierce personne opère le travail de traduction et place le moi en face de lui-même. C’est à cette condition que l’on peut vivre en s’acceptant, à savoir soit en reconnaissant que le moi n’est pas maître dans sa propre maison et en écoutant le discours dérangeant que l’inconscient veut nous adresser. Le symptôme n’ayant plus de raison de se manifester disparaîtra ainsi logiquement.


5) Peut-on s’accepter en tant que Da Sein?

a) la question du suicide : non

Nous savons bien que cette thérapie est difficile et Freud lui-même ne s’illusionne vraiment pas sur ses probabilités de succès. Toutes ses analyses n’ont pas été couronnées d’un succès clinique, loin s’en faut. Les échecs peuvent se solder par un suicide, lequel définit finalement la réponse la plus négative que l’on peut apporter à la question posée. Ne pouvant pas vivre en m’acceptant je mets fin à mes jours. Mais cette possibilité d’une mort auto-administrée ne peut-elle se concevoir qu’en tant que refus du moi, incapacité du moi à trouver son équilibre entre le ça et le sur-moi?


En caractérisant l’être humain comme Da sein et en insistant sur l’angoisse générée par ce qu’il a dénommé « l’être pour la mort » Heidegger répond négativement à cette question et il se pourrait qu’il aille plus loin, à ce titre, que tout ce que les analyses de Freud nous ont permis de comprendre. Nous avons vu que selon Heidegger conformément aux thèses de Von Uexküll, l’être humain était dépourvu de ces désinhibiteurs grâce auxquels les animaux sont enrôlés dans la tâche de construire leur biotope. « Toute structure vivante n’a pas d’autre raison d’être que d’être » disant Henri Laborit, mais grâce à Von Uexküll, nous comprenons que si c’est effectivement bien le cas pour les animaux, il n’en va pas de même pour l’homme qui advenant dans un monde sans biotope, n’a pas cette raison d’être que la nature donne à la tique, à l’araignée, à toutes les autres espèces vivantes. Le Da Sein est jeté là, dans un monde au sein duquel aucune tâche ne s’impose à lui comme essentielle, constitutive de ce qu’il est. Il est ontologiquement désoeuvré et cela a comme première implication qu’il semble n’être né que pour mourir, ce que Heidegger signifie par son « être pour la mort ». La mort peut aussi survenir pour un animal mais elle surgira au milieu d’un travail qui définit son être. Par contre la mort nous cueille, nous humains en plein désœuvrement. Nous sommes moins légitimes que les animaux à exister et c’est pour cela que nous nous définissons comme animaux malheureux, défaits, angoissés.

Heidegger n’ a jamais écrit sur la question du suicide. Il nous conduit au bord de cette réflexion mais c’est Albert camus qui l’aborde vraiment dans son livre le mythe de Sisyphe: « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux: c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste si le monde trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux; il faut d’abord répondre. Et s’il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu’un philosophe, pour être estimable, doive prêcher l’exemple, on saisit l’importance de cette réponse puisque elle va précéder le geste définitif. Ce sont là des évidences sensibles au coeur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit. »


b) "Le Bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre." A. Camus

Peut-on vivre en faisant vraiment face à sa condition de Da sein, d’être jeté là dans un monde qui ne lui fait pas écho? Si nous suivons cette piste éthologique initiée par Von Uexküll, nous ne pouvons que nous interroger sur ce qui dans l’histoire des humains a suppléé à cette absence de raison d’être que détermine l’absence de biotope. Nous nous sommes inventés des raisons de vivre en créant des cités, en les administrant par des lois et finalement en les appuyant sur un fond religieux. Cela signifie que Dieu, les idéologies politiques, la notion de progrès technologique ont finalement permis à l’homme d’entretenir la croyance en une direction supérieure, transcendant les actions humaines et faisant qu’au-delà des individus, une aventure humaine suivrait sa voie. Si donc la vie vaut la peine d’être vécue dans cette perspective là que l’on peut qualifier de « transcendante », c’est-à-dire de nature supérieure aux hommes, c’est parce que toute vie individuelle, subjectivement sentie, habitée serait consciemment ou pas dépassée par un être, une vision, une réalisation « globale », indétectable à la plupart des humains mais crue par eux, maintenue comme une croyance grâce à laquelle se lever chaque matin pourrait se concevoir, se légitimer.

Les réflexions combinées de Heidegger et de Camus ne se rallient aucunement à cette conception, ne serait-ce que parce qu’elles ne prennent pas en compte cette donnée fondamentale et originelle du Da Sein pour Heidegger et de l’absurde pour Albert Camus:

« On se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, voilà une vérité sans doute – inféconde cependant parce qu'elle est truisme. Mais est-ce que cette insulte à l'existence, ce démenti où on la plonge vient de ce qu'elle n'a point de sens ? Est-ce que son absurdité exige qu'on lui échappe, par l'espoir ou le suicide, voilà ce qu'il faut mettre à jour, poursuivre et illustrer en écartant tout le reste. L'absurde commande-t-il la mort, il faut donner à ce problème le pas sur les autres, en dehors de toutes les méthodes de pensée et des jeux de l'esprit désintéressé. Mais nous pouvons répondre:  « non » et réaliser alors que la vie tout entière, la vie telle qu’elle reprend en ce jour, dans ce lever hésitant, dans cette âpreté implacable du quotidien est en même temps, donnée biologique et sens, vie et existence. Le sens de la vie ne peut s’élever que là, dans son absurdité assumée par le moindre souffle, le regard le plus ténu, la pensée la plus indécise. Toute vie humaine se déploie donc dans la pensée du suicide et lui donne sens en la refusant. »

Peut-être comprenons nous mieux ce passage si, à l’insu même de son auteur, nous en éclairons le sens par les conclusions de Von Uexküll.  L’homme n’a pas de biotope, et ce désœuvrement a comme contre partie le fait d’être jeté dans un monde qu’il « voit » et qu’il est le seul à voir. Il n’est pas du tout question ici de croire à une quelconque destinée mais de mesurer simplement ce que ce fait suppose, ce qu’il impose à notre condition. Nous sommes désœuvrés mais voyants, clairvoyants. Nous vivons alors en toute connaissance de cause toute la difficulté à constituer un « politope » (polis / topos) au milieu de tous les biotopes naturels. Il ne fait aucun doute qu’en ce 21e siècle, nous voyons partout se délabrer cette entreprise  et conséquemment assistons au désastre d’une espèce qui ne parvient pas à se hisser au niveau de la condition que sa pure situation lui a donnée. Mais n’est-ce pas là encore un jugement qui croirait à la transcendance? S’il n’existe nulle part de dessein supérieur aux humains, pas plus qu’à la nature et si de fait la nature ne nous a pas gratifié de cette tâche de constituer notre biotope, alors ce n’est nulle part ailleurs que dans cette vie présente que le sens de la vie s’effectue.

Nous pouvons exprimer cela plus simplement en reformulant la célèbre phrase désespérée selon laquelle la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. En vérité elle ne vaut que par cette peine là et nulle part ailleurs. Le da sein est jeté dans un monde sans raison d’être, parce qu’il est cet être dont la raison d’être est de se faire être. Ce que nous saisissons alors c’est que l’animal dont nous avons vu qu’il pouvait confondre son être et sa raison d’être grâce au biotope ne se différencie de nous que par cela, par le biotope. Ce qui nous est imposé à nous par rapport à l’animal c’est une « voyance », peut-être aussi une forme de «  suspens » interrogatif, comme si dans la totalité de la création, nous consistions dans une fibre observatrice. L’être humain ne fait pas que vivre, il existe mais c’est justement pour cela qu’en lui vivre est aussi exister et que dés lors chaque respiration est un assentiment. Un da Sein qui s’accepte ne se méprend pas sur la fragilité de son statut. Il ne s’échappe pas par l’espoir ou le suicide de l’angoisse inhérente à son existence mais précisément parce que c’est cela qu’exister « est », et que dés lors tout ce que nous faisons pour vivre, au sens le plus pauvre de ce terme échappe à cette pauvreté. Le da sein ne peut vivre qu’en existant, qu’en sachant ce qu’exister « est » de telle sorte que tout ce qui maintient organiquement en état sa vie fait advenir la clairvoyance sur l’existence.


c) L’apoptose et le suicide cellulaire

Mais jusqu’où va cette clairvoyance? Nous venons de souligner qu’il existait dans cette condition de Da Sein qui est la notre, un style d’existence dont nous pourrions définir le protocole ainsi: résister à la tentation d’un suicide toujours possible toujours là grâce à quoi vivre n’est pas du tout un état que l’on maintient mais une décision qu’on prend et qu’on reprend à chaque micro-seconde qui passe, de telle sorte que chaque moment de notre vie est un moment opportun, un Kairos comme le disent les grecs: la décision pleinement assumée et parfaitement comprise de vivre, d’être là, et « d’y être en tant que soi ». Réaliser cette conscience là, c’est-à-dire travailler en soi cette lucidité, cette attention à l’absurdité d’une vie qui ne se développe que pour mourir nous ramène paradoxalement à la réunion de tous les paramètres d’une vie vraiment heureuse parce que choisie, non seulement consentie mais voulue, acceptée par toutes les fibres de notre être.

Vraiment toutes? Oui, à un point dont la plupart des humains n’ont vraiment pas idée. Il est, en effet, une découverte relativement récente (par les biologistes John Kerr, Andrew Wyllie et Alistair Currie) qui n’a pas encore fini de révolutionner la connaissance du vivant. Il s’agit de l’apoptose, c’est-à-dire de la capacité de chacune de nos cellules de s’auto-détruire en quelques heures. C’est l’immunologue Jean-Claude Ameisen qui dans son livre intitulé « la sculpture du vivant » développe toutes les conséquences notamment philosophiques de cette découverte: « Pour chacune de nos cellules, vivre, c’est avoir réussi à empêcher, pour un temps, le suicide. Ces données ont commencé à modifier, au niveau cellulaire la notion même de vie. D’une manière troublante et contre-intuitive, un évènement positif, la vie, semble procéder de la négation continuelle d’un évènement négatif, l’auto-destruction. Et, phénomène perçu jusque là comme individuel, la vie semble nécessiter la présence continuelle des autres, ne pouvoir être conçu que comme un évènement collectif. »

En effet, le lancement de ce processus d’auto-destruction dont chaque cellule est dotée dépend de signaux émis par d’autres cellules qui seules ont le pouvoir de retarder ce déclenchement. C’est exactement comme si les thèses de Spinoza sur les parties extensives et les rapports prenaient sous nos yeux un indiscutable fond de pertinence scientifique. Longtemps on a cru que le seul processus de destruction des cellules était la nécrose, à savoir une mort causée par les atteintes extérieures d’un accident ou par le vieillissement mais avec l’apoptose apparaît un autre modèle actif, celui d’une cellule capable de créer deux agents un exécuteur qui déclenche le processus de l’auto-destruction et un protecteur qui le contrarie et retarde continuellement ce processus. C’est l’image même de ce que mourir signifie qui est totalement bouleversée. L’auto-destruction est au cœur du vivant et, comme le dit Jean-Claude Ameisen, à la faucheuse aveugle qui surgit du dehors pour détruire tout ce qui vit se substitue l’image d’un sculpteur qui au cœur du vivant sculpte le corps comme une statue qui étrangement ne cesserait de se sculpter de l’intérieur d’elle-même.

Avant d’aller plus loin dans la compréhension de ce mécanisme de l’apoptose, il importe de le mettre en regard avec le Da-Sein. En effet saisir ce qui définit l’apoptose c’est réaliser à quel point nous n’avons jamais cessé d’être comme travaillé par la mort et cela dans les infimes détails plastiques de notre corps. Dés les premiers jours de la conception, un ouvrage de sculpture intérieure « rabote » les caractéristiques que nous tenons de nos plus lointains ancêtres comme l’ébauche des reins que nous partageons avec les poissons et les batraciens, les cellules épidermiques qui font d’abord ressembler nos mains à des palmes puis celle que nous partageons avec ce que «  nous n’allons pas être » comme les ébauches des organes génitaux du sexe opposé. Il est en effet un bref moment pendant lequel le foetus est à la fois mâle et femelle (cf; le mythe de l’androgyne dans le banquet de Platon). Notre inscription dans un sexe ou dans un autre, dans la plasticité d’un corps humain et pas animal (ni singe ni poisson) se fait sur le fond de cet incroyable travail de découpe que réalisent en s’auto-détruisant les cellules du foetus dans le ventre de la mère.  Les signaux que s’envoient les unes aux autres les cellules conduisent certaines d’entre elles à s’auto-détruire de telle sorte qu’une identité sexuelle, générique et individuelle peu à peu se profile. 

C’est exactement comme si le soi-même d’un être se produisait fondamentalement d’abord par l’œuvre d’une découpe avec ce qu’il a été mais n’est plus et ne sera jamais plus. L’émergence d’un soi ne fait plus qu’une avec cette machine impressionnante de précision que décrit ce principe de sélection cellulaire au cours duquel certaines cellules littéralement se tuent pour que je vive. Ce n’est donc même plus qu’il me faille vivre en m’acceptant mais vivre et être (un garçon ou une fille, un humain et pas un singe, et finalement être moi, ce corps là) se font en même temps. C’est une seule et même chose que de vivre organiquement et d’être cette existence là, ce corps là, cette durée de vie là, tout simplement parce que cette vie organique que d’aucuns ont tendance à décrire comme brute, instinctive, grossière se révèle d’une complexité et d’une finesse quasi artistique et indiscutablement créatrice. En d’autres termes, nous n’avons jamais cessé de « nous » tuer avant de naître, et nous n’existons nous-mêmes qu’au fil d’un ouvrage cellulaire, collectif et incroyablement concerté au gré duquel notre corps et notamment notre cerveau et notre système immunitaire se tissent comme au croisement complexe de fils dont certains s’entrecroisent et d’autres disparaissent.

Dans son cours sur l’être pour la mort Heidegger reprenait cette ancienne comptine allemande: « dés qu’en un enfant naît il est assez vieux pour mourir. » soulignant ainsi l’absurdité de la vie comprise et appréhendée par le Da Sein, absurdité suscitant l’angoisse. Mais grâce à l’apoptose, nous comprenons 1) que l’enfant a déjà commencé de mourir avant même de naître et 2) que c’est ce qui fait qu’il est « cet » enfant là (tout simplement parce que notre système immunitaire et notre cerveau sont comme des signatures qui paraphent une existence propre: on peut en effet toujours dire que tous les organismes pluri-cellulaires ont un cerveau mais c’est l’extrême complexité de cet organe et surtout de son développement qui est la cause de toutes ces combinaisons de neurones  et de synapses au fil desquelles « un » cerveau évolue: le notre). En d’autres termes, c’est parce que nos cellules sont incitées à se suicider et, qu’en elles, en fonction des signaux émis par d’autres cellules, l’exécuteur n’est plus empêché par le protecteur que nous sommes 1) un humain 2) un mâle ou une femelle 3) nous mêmes.


Dans un premier temps, nous pouvons penser que l’apoptose cellulaire contredit radicalement les thèses de Heidegger sur le DaSein dans la mesure où loin d’être jetées là, ce que nos cellules manifestent c’est au contraire une organisation parfaite, une prédisposition à l’écoute et à l’action dont il est impossible de comprendre les mécanismes sans adhérer à l’idée d’une intelligence supérieure, transcendante et planificatrice que l’on peut appeler Nature, Vivant voire Dieu.

Mais ce serait une erreur puisque en fait, rien n’est vraiment programmé si ce n’est précisément la prédisposition de la cellule à déclencher le processus de son suicide. Ce que Jean-Claude Ameisen nous donne à penser et à réaliser, c’est au contraire le « tout-en-dedans » de la structure même de la vie organique et cellulaire. Il utilise l’expression de « contrôle social » pour qualifier cette capacité de l’organisme à s’auto-réguler sur le fond d’un suicide cellulaire toujours possible et plus que cela toujours à l’oeuvre dans le développement. Il n’existe donc pas ici de sens préétabli venant d’une transcendance quelconque mais rien d’autre qu’une intelligence en prise directe avec la nécessité de se construire en se choisissant  non pas CONTRE l’auto-destruction mais GRACE à elle.  Mais n’est-ce pas exactement ce que le Da-Sein accomplit lui aussi et finalement, dans les mêmes termes? Nous avons cru, en effet, que ce sentiment d’angoisse devant l’évidence d’une absence de sens de la vie était le propre de l’être humain. Mais voilà que, sondant nos cellules, nous découvrons en leur sein cette capacité d’auto-destruction que nous pensions réservée à celles et ceux qui voient clairement qu’il n’existe pas de destinée, d’horizon, de plan à l’existence de la nature. 

Cela prouve-t-il que le Da sein est un concept faux et stérile ou bien au contraire que chaque cellule est aussi un da sein, non pas au sens où nos cellules seraient en proie à l’angoisse d’exister (encore que!) mais parce qu’en elle se joue à la fois génétiquement et par les échanges de signaux avec les autres cellules ce qu’il faut bien appeler la « décision » de retarder par le protecteur ce que l’exécuteur a déclenché.


Si nous prêtons attention au fonctionnement de notre cerveau, nous voyons la mise en place d’un réseau incroyablement dynamique. Dans certaines phases, à différents endroits du corps les neurones émettent des prolongements appelés axones qui vont se déplacer vers de futurs partenaires guidés par les signaux que ceux ci leur envoient et par d’autres signaux envoyés par d’autres qui au contraire leur interdisent certains territoires du corps. Les neurones dont les axones n’ont pas pu ou su capter des signaux encourageants  vont se suicider. Au contraire, ceux qui ont capturé des signaux favorables retarderont le processus de leur suicide mais provisoirement seulement. Il faudra que cette annonce encourageante d’une entente future soit confirmée par une nouvelle formule de signaux appelés « neurotrophines ». Ici encore rien ne sera achevé. C’est comme un mariage qui aurait à se prolonger indéfiniment dans des preuves d’amour. La connexion établie devra attester de sa fonctionnalité en envoyant des informations. Si la connexion (c’est à-dire le synapse) ne se révèle pas porteuse d’échanges d’informations, le suicide des neurones qui l’avaient composée n’est plus retardé par le protecteur et l’exécuteur tue, c’est-à-dire qu’il se tue. La mise en place de ce réseau qui constitue notre cerveau (un million de milliards de connexions fonctionnelles) ne peut en aucune façon être prédéterminée génétiquement, ne serait que parce que nous ne possédons au total que 50000 gênes. Rien d’autre ne peut ici jouer que le hasard et le suicide, lequel n’est pas du tout lui le fruit du hasard  (plutôt de la nécessité) mais le mélange entre l’activation du suicide de la cellule et les échanges émis par les cellules (qu stimulent le protecteur), ainsi que la capacité des axones de toucher leur cibles. Le développement d’organes aussi importants et complexes que le cerveau dépend donc de bonnes ou de mauvaises rencontres, lesquelles vont faire varier les vitesses de développement et de retenue d’un suicide toujours déjà opérationnel. Nous vivons moins finalement contre le suicide qu’à partir de lui, en lui, grâce à lui, et c’est cela qu’on appelle « vivre » si on descend au plus profond de la complexité de nos mécanismes cellulaires.



Conclusion

Nous sommes partis de la notion de corps et voilà que sans varier de notre route, nous nous retrouvons très engagés dans la compréhension des structures cellulaires qui le composent. Dans cette progression, nous avons croisé les difficultés nées de la présence de l’inconscient, c’est-à-dire finalement du refoulement de sa sexualité par tout humain socialisé. C’est par la question fondamentale du suicide, lequel nous apparaît comme le paroxysme de la négation de soi qu’étrangement nous en sommes arrivés à cette découverte de l’apoptose avec tout ce que cela implique dans notre compréhension du Vivant. Ces deniers développements éclairent d’un nouveau jour la fameuse phrase d’Albert Camus selon laquelle « il n’y a qu’un problème philosophique  vraiment sérieux, c’est le suicide. » Cent cinquante ans avant lui, l’écrivain allemand Novalis avait rédigé l’avertissement suivant: « l’acte philosophique authentique est le suicide, c’est là le commencement réel de toute philosophie. » Incontestablement ces affirmations ne sont vraiment compréhensibles que si nous les rapprochons des thèses que Heidegger développera dans être et temps sur le Da sein. Mais les découvertes récentes sur l’apoptose cellulaire permettent d’agrandir considérablement le spectre de cette négation de la vie en situant le suicide comme faisant partie intégrante de tous ses processus de développement. La vie est une entité assez puissante pour intégrer en elle le principe même de sa négation……Mais assez lentement et surtout de façon suffisamment créative et infiniment stylisée pour que de cette complexité naisse l’être, c’est-à-dire tous les êtres dans leur radicale et  irréductible unicité. Ce n’est donc même pas qu’il nous faille vivre en nous acceptant, au final, c’est plutôt qu’il n’est absolument rien qui ne puisse vivre sans être le produit d’un insoupçonnable travail de concertation cellulaire préalable au fil duquel ce qui de nous se tue participe de ce qui en nous et même hors de nous se constitue de telle sorte qu’une acceptation de la mort, de SA mort est toujours à l’œuvre dans la vie cellulaire. Nous ne distinguons donc vraiment pas ce qui pourrait justifier de notre part une « décision consciente de nous donner volontairement la mort » dans la mesure où dans la clandestinité active de nos cellules, ce processus est toujours déjà effectué dans nos vies organiques. Si nous vivons tels que nous sommes, c’est que nos cellules sont toujours déjà en train de se tuer mais que la finesse avec laquelle se tissent entre elles toutes ses modulations, toutes ses nuances et tous ces échanges de signaux constituent un ouvrage d’une telle complexité, d’une telle harmonie sociale que l’on ne peut qu’échouer à y trouver la justification d’un suicide personnel. Vivre, donc, c’est toujours être au cœur d’un travail souterrain et collectif  (donc social en un sens) de sélection au sein duquel tout s’accepte, y compris pour chaque cellule d’y mourir. Vivre passe pour chacune de nos cellules par le fait d'accepter de se tuer. Allons jusqu'au bout de ce paradoxe: on ne vit qu'en s'acceptant mort mais....de son vivant.




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