lundi 16 octobre 2023

Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma : la révolution romantique


Introduction

On peut être attiré.e par « Portrait d’une jeune fille en feu » à cause de son romantisme, comme ce fut le cas pour nous. L’idylle de ces deux femmes, en 1770, dans une île bretonne pendant cinq jours est filmée et racontée dans le souci constant (qui ne se dissimule pas)  de décrire les conditions grâce auquel de l’impossible devient possible, sans pour autant sombrer dans l’utopie ni même l’onirisme. Même les deux apparitions fantomatiques d’Héloïse peuvent être interprétées comme des points de repères qui brouillent un peu le déploiement chronologique de l’action parce que précisément, c’est l’un des enjeux de ce film que de construire plan par plan une authentique solution à ces amours interdites, en allant voir du côté de la mythologie, de l’art et de la philosophie, plus particulièrement encore du côté de la substitution à Chronos d’une autre conception du temps comme Aiôn, c’est-à-dire finalement ce que décrit l’histoire du regard d’Orphée.

Le souvenir n’est pas un regret, il est l’affleurement à la surface de notre présent d’une durée qui n’est plus définissable dans les termes d’une succession d’unités disjointes et segmentées (minutes, heures), qui finalement n’est pas vraiment définissable en réalité mais seulement éprouvée comme sensation, sentiment de telle sorte que quelque chose d’une existence purement sentie dans le souvenir se voit validée, adoubée et plus encore que cela « éternisée ». Il n’y a rien à regretter de ce que nous avons vécu intensément parce que de fait cette intensité même fait advenir dans nos vies une autre dimension que celle du passage successif des heures: le mouvement continuel et mêlé des impressions. Si dans leur nature, ces impressions changent d’un individu à l’autre, dans la forme de la trame continue qui les portent elles revêtent une dimension « pure », authentique, et cosmique. Nous communions davantage avec ce grand dehors qu’est l’univers et la vie par la trame de nos sensations et de nos sentiments que par l’exercice de notre raison. 

« Je me souviens »: je fais venir « du dessous » tout un fil continu d’affects et d’impressions sonores, olfactives visuelles, tactiles. Je me révèle à moi-même comme davantage constitué.e de cette texture sensitive que structurant par les catégories de mon entendement et surtout de ma langue  les expériences vécues, lesquelles en l’occurrence sont moins vécues que classifiées, construites, « arrangées » dans tous les sens du terme.

De ce point de vue, Marianne et Héloïse ne font qu’exacerber jusqu’à la fibre la plus vibrante la figure imposée de la situation commanditée de leur rencontre : celle d’un mariage forcé pour l’une et d’un ouvrage payé pour l’autre. Il est donc impératif qu’elles se voient: ici s’exprime l’autorité pure d’une société de conventions, de règles soumises à l’idéal du Nom, de la famille, de la génération et de la transmission patriarcale. Mais voilà qu’apparaît clairement que voir, se voir, c’est déjà trop et que dans ce regard de la peintre au modèle, regard d’abord entièrement gagné à sa mission, tout, mais vraiment TOUT va basculer.

Nous nous proposons dans cet article d’explorer les trois dimensions de ce basculement:

  1. Affective d’abord avec l’amour entre Marianne et Héloïse
  2. Sociale et historique ensuite en insistant sur la sororité qui caractérise ces cinq jours de solidarité féminine improbable en 1770 (soit 20 ans avant la révolution)
  3. Politique enfin par le pari sous-jacent que tente ce film empreint du female gaze (travailler par le cinéma, c’est-à-dire l’oeuvre d’art le regard du 21e siècle)

Dans chacune de ces trois dimensions, le regard d’Orphée et le romantisme composent le rôle de levier à partir duquel s’opère ce basculement. On pourrait même se demander si finalement la définition même de toute révolution, (notamment dans son acception temporelle cyclique, révolution des astres, donc de l’Aiôn) ne serait pas romantique. La sororité décrite dans la communauté de femmes que constitue finalement cette île vient de plus loin  (Antigone) et ira plus loin (female gaze). Et ce n’est même pas là l’expression d’un espoir, c’est l’évidence d’une absolue certitude.





1) le regard d'Orphée


Peut-être serait-il donc logique d’affiner un peu notre compréhension de ce mythe, ou pour le moins, d’en donner une interprétation compatible avec ce rôle fondamental qu’il joue dans le film et par conséquent dans ce basculement.

Or aucune analyse n’a probablement été menée aussi loin que celle de Maurice Blanchot dans on livre « l’espace littéraire »:  « Il (Orphée)veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l'intimité d'une vie familière, mais comme l'étrangeté de ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort.

C'est cela seulement qu'il est venu chercher aux Enfers. Toute la gloire de son oeuvre, toute la puissance de son art et le désir même d'une vie heureuse sous la belle clarté du jour sont sacrifiés à cet unique souci : regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l'autre nuit, la dissimulation qui apparaît.

Mouvement infiniment problématique, que le jour condamne comme une folie sans justification ou comme l'expiation de la démesure. Pour le jour, la descente aux Enfers, le mouvement vers la vaine profondeur, est déjà démesure. Il est inévitable qu'Orphée passe outre à la loi qui lui interdit de "se retourner", car il l'a violée dès ses premiers pas vers les ombres. Cette remarque nous fait pressentir que , en réalité, Orphée n'a pas cessé d'être tourné vers Eurydice : il l'a vue invisible, il l'a touchée intacte, dans son absence d'ombre, dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie. »

Pour bien comprendre ce passage très difficile dans lequel Blanchot utilise plusieurs oxymores, on peut penser à « Roméo et Juliette », surtout à ce qu’il va leur en coûter de sortir de cette nuit du balcon dans laquelle, pleinement lucides, ils réalisent qu’ils ne s’aimeront finalement jamais mieux ni plus que « là » dans cette acmé nocturne au sein de laquelle Roméo est une voix sans visage et sans nom et Juliette une folle qui fait de la philosophie à voix haute à l’adresse d’un inconnu dans son jardin. Imaginons une seconde version dans laquelle les deux amants auraient exactement tout ce que la pièce va développer comme intrigues et comme drame et qui finalement décideraient de faire tenir la totalité de la pièce là, dans ce moment où ils s’avouent un amour total fondé sur la renonciation à tout ce qui les définit socialement, humainement. Aimons-nous sans nos noms, sans les noms de nos pères, sans les traits génétiques de notre ascendance, aimons nous anonymement dans l’acuité de ce paradoxe au fil duquel Roméo ne peut absolument pas en aimer une autre que Juliette alors que précisément c’’est en-deçà de leur noms qu’ils ne peuvent vraiment vivre leur amour. 


C’est quoi: « ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît »? C’est ce qu’Orphée regarde en se retournant vers Eurydice « en-deçà de son nom », c’est la vérité la plus donnée et la plus première de tout individu, à savoir ce flux infini, confondu de ces états d’âme par la trame de laquelle chacune et chacun correspond avec le mouvement de tout ce qui est, mouvement même de « ce que c’est qu’être », cycle révolutionnaire et cyclique au rythme duquel rien, mais vraiment rien ne peut se soustraire pas même la mort, pas même les morts. Bref c’est l’Aiôn. Ni Roméo, ni Juliette n’ont exprimé d’état plus lucide que celui-ci à ce moment là, moment où ils se pressentent plus qu’ils ne se voient, moment où ils se prémunissent avec beaucoup de clairvoyance de toutes les impasses, où ils triomphent de tous les obstacles à l’efficience d’un amour qui comme toutes celles qui sont authentiques ne peut vraiment voir le jour que dans la nuit (parce que nous n’aimons pas les qualités visibles de nos maîtresses et de nos amants mais leurs obscurités, leur eccéités indicibles et invisibles).

« Il l’a vue invisible, il l’a touchée intacte dans cette présence voilée qui ne dissimulait pas son absence, qui était présence de son absence infinie ».  Appliquons exactement les termes de cette phrase que l’on pourrait considérer comme absurde tant les contradictions y sont nombreuses à la scène dans laquelle Marianne nue se peint elle-même dans le miroir posé sur le corps d’Héloïse. Ce serait un peu comme si Orphée s’adressait à lui-même le chant qu’il était censé jouer pour Eurydice et lui en offrait le souvenir sonore, dans les échos de cet enfer dans lequel il résonnerait alors à perpétuité. Celle ou celui qui était le regardeur attitré se regarde dans le reflet d’une projection qui émane du sexe de l’autre.  C’est comme si l’œuvre d’art en se dessinant là, maintenant, dans le rayon de ce reflet  donnait littéralement au contexte amoureux de ce vis-à-vis des corps physiques un autre grain de peau, une autre chair que celle de  l’imminence érotique de la sexualité, à savoir celle du souvenir éternel.  Comment peut-on voir  de son vivant  ce qui est invisible dans le séjour des ombres et de la nuit? C’est le même problème que celui qui se pose à Marianne et Héloïse: comment peut-on à l’avance se souvenir de ce qu’on ne vivra plus? La réponse à la première question, celle d’Orphée est simple: « en se retournant » et celle de Marianne l’est tout autant: en le dessinant. Il suffit que le regard fasse œuvre et que l’œuvre soit regard.



Or cela, cette dernière assimilation du regard à l’œuvre et de l’oeuvre au regard, c’est ce qu’Oscar Wilde fera remarquer dans un passage célèbre de son livre « le déclin du mensonge: « On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. » 
                 La peinture, c’est la fabrique de la vue, la musique celle de l’écoute, la sculpture du toucher, et il se pourrait bien que le cinéma soit finalement celle du regard et celle de l’impression du mouvement en général. Ce n’est même pas d’une éducation des sens dont il est ici question, c’est de la texture même de nos flux perceptifs. Nous ne comprenons rien à la révolution du female gaze si nous ne comprenons pas cette révolution là, celle qui se joue dans ce qui correspond à la troisième dimension de notre plan. Si nous voulons nous libérer de l’hypnotisme du regard chosifiant et des plateformes vidéo, il nous faut résolument consentir au regard d’Orphée, nous sauvegarder en regardant et en étant regardé.e par le premier regard d’Héloïse. De fait, le premier regard que nous portons sur son visage est aussi celui qu’elle porte sur notre regard en se retournant, de telle sorte qu’en fait Eurydice se révèle au tout premier plan de son apparition Orphée. Elle se retourne dans l’espace animé par le travelling avant de la caméra plein champ et nous sauvegarde ainsi dans le temps du film.  Où trouver asile dans toutes les tentations et les agressions du regard chosifiant? Là: nous voilà sauvegardés  par le regard d'Héloïse!



 2) « Si vous me regardez, qui je regarde moi? » - l’amour

Par bien des aspects, la toute première scène du film est déjà porteuse de ce basculement: la peintre est le modèle de ses élèves. Elle accepte d’être l’objet du regard de ses étudiantes et même si elle dirige leurs pinceaux de la voix, elle ne ressent d’aucune façon la pression chosifiante des ses apprenti-peintres, parce que tout simplement il n’y en a pas. Pourquoi? Parce que l’aventure qui s’annonce est celle au cours de laquelle Marianne aura appris que le modèle aussi regarde la peintre. Il a déjà été largement question de cette scène absolument fondamentale où Marianne est sortie de sa zone de confort et de pouvoir par Héloïse et introduite à cette dimension pure de la sororité, de la réciprocité de regard.

Peut-être est-il opportun d’insister sur deux éléments précis dans le basculement de cette dimension au terme duquel l’amour naît de de la désactivation du pouvoir et finalement n’est-ce pas toujours le cas?  Que l’amour ne puisse voir le jour que dans l’éradication de tout rapport de forces, c’est exactement ce qui ici va se jouer d’un côté à l’autre de la toile. 

De ce point de vue, la référence au célèbre tableau de Velasquez « les ménines » est vraiment éclairante. Velasquez nous regarde nous spectateurs, nous voyons, nous qui regardons une toile l’envers de la toile qui est en train de se peindre « dans la toile ». Si nous empruntons ici les termes du cinéma, nous pourrions dire que le diégétique et l’extra-diégétique ici se font écho. Les suivantes nous regardent avec assez d’insistance pour que nous réalisions que c’est de nous qu’elles sont les suivantes. Tout est comme figé dans l’étiquette dont nous sommes le point de convergence et finalement nous aussi. Le miroir qui nous fait face dans la toile et dans lequel nous voyons les visages de Philippe IV et de Marie Anne d’Autriche, son épouse. Tout n’est que jugement ici, la place des unes et des autres est totalement commanditée par l’étiquette royale. On sait qui l’on est par la place où on est. C’est le pouvoir.


Dans le déplacement auquel Héloïse invite Marianne, rien n’est invoqué de l’ordre d’un pouvoir mais seulement d’une faculté, d’une puissance, celle de regarder. Le cinéma et le déplacement dans l’espace permettent ici de sortir de l’étroitesse des deux dimensions peintes même si les jeux de perspectives sont particulièrement présentes dans la peinture de Velasquez. "On ne sait pas ce que peut un corps" (Spinoza) dés lors qu'on le sort de l'espace de la représentation

La toile de Velasquez est toute entière un jeu de proxémies. Par ce terme, il faut entendre, ce sens presque intuitif, mais très travaillé, en fait,  des distances entre supérieurs et subordonnés au regard des postions et des rangs occupés par les unes et les autres.  Avant même que nous nous adressions à quelqu’un quelque chose de notre proximité ou de notre distance parle, de telle sorte qu’en fait l’échange de nos regards se fera déjà à partir de positions édifiantes, significatives dans l’espace.  Nous sommes-nous jamais regardés sans que déjà tout soit dit de celle ou celui qui regarde et de celle ou celui qui est regardé.e?

Il faut dépasser l’espace délimité par le travail du peintre qui voit pour que se voir puisse revêtir enfin un sens mutuel et alors effectivement pointe le REGARD. Nous arrive-t-il vraiment de nous regarder de façon neutre, sans le présupposé de nos postures sociales?  Rarement.  Qu’on songe au regard accordé, ou pas, aux SDF dans le métro parisien et nous recevrons la vérité de ce présupposé proxémique. 

Les ménines est la représentation d’un monde où tout n’est qu’affaire de représentation et Michel Foucault rajoutera: « de représentation classique ». C’est justement de la rupture de ce classicisme que naîtra le romantisme et par bien des aspects,  c‘est justement ça que fait le film de Céline Sciamma. Quand Héloïse demande à Marianne de venir plus prés, il s’agit de s’éloigner d’un certain type de représentation.  Il y a un plain pied avec la vie qu’il ne vous faut pas rater, ne serait-ce que parce que c’est « la vie » du modèle qu’il vous faut peindre. 

Or cette vie n’est que sentiments, et c’est exactement ce à quoi la peintre a accès:

- La colère l’emporte

- Chez vous, c’est certain…Je n’aimerais pas être à votre place


Comme il a été dit, le regard d’Orphée consiste à se retourner dans l’espace pour se souvenir dans le temps, peut-être plus encore: pour faire souvenir dans la durée. Nous sommes ainsi projetés dans une autre dimension que celle de l’espace, à hauteur de sentiments dans la durée. Autant dans l’ espace, comme le manifeste clairement les Ménines, tout n’est qu’affaire de position et de hiérarchie (male gaze), autant dans la durée, les sentiments se déploient dans ce que Gilles Deleuze appelle un plan d’immanence. Une œuvre d’art ne célèbre rien d’autre que la vérité de cette dimension là. Nous pensons situer la vie à sa juste place quand nous la décrivons dans l’espace mais cet espace peint est celui de la société de la persona et de la proxémie. Tout n’y est que question d’étiquettes et ce que vous voyez selon le lieu à partir duquel vous le voyez vous intronise roi ou suivante. Lorsque Orphée se retourne sur Eurydice, il fait "se souvenir du dessous » la seule véritable Eurydice, il crée ce vis à vis qui se trouve moins être l’espace d’un lieu d’échange que l’espace d’un instant, d’un kairos. Il n’est pas question de lui faire franchir le seuil qui sépare les morts des vivants mais d’oser l’aventure d’un regard mutuel qui éloigne et sauvegarde dans l’intensité même de sa visée. Dans cette visée le corps de l’autre est tout entier visage, c’est-à-dire qu’il n’est pas enfermé ni chosifié dans le fait d’être vue. On mesure ainsi  le trouble de Marianne lorsque Héloïse l’invite à venir de l’autre côté de la toile. Le seuil qu’elle franchit est alors celui qui sépare le pouvoir de la puissance, la transcendance de l’immanence, l’espace de la durée, la société patriarcale de la vie, le travail de l’amour.

3) « Est-ce que vous me le demandez? ….Non » - la société

Lorsque la période idyllique est sur le point de s’achever, Marianne prend peur, réalise que son œuvre donne Héloïse à un autre et reproche à mots couverts à son amante de se laisser faire, de ne pas résister. Héloïse lui fait alors remarquer qu’elle n’est plus solidaire. Quelques images plus tard, Marianne s’excusera. Cette solidarité, c’est la sororité. Dans le site  féministe « les jaseuses », on trouve cette définition de la sororité: 

« Outil de puissance collective et virale. “Substantif féminin, du latin soror, sœur. En latin médiéval, désignait une « communauté religieuse de femmes ». Rabelais le fait sortir du couvent, après le XVIème siècle : désigne dès lors “une communauté de femmes ayant une relation, des liens ; qualité, état de sœur”. Hors de la foi et de la famille, une relation, l’état de sœur. (…) Une solidarité, rapport de similitude. Le partage d’une condition en dépit de ses pluriels. Hors de toute hiérarchie, et même sans droit d’aînesse. Une relation, des liens. Ici pas de mère matrone : qualité, état de sœur.”

              


             Rabelais est donc l’artisan d’un glissement de sens  très opportun. La sororité désigne tout rapport entre femmes égales. Hors de toute hiérarchie de tout droit d’aînesse, des femmes éprouve une authentique égalité de condition, celle là même que la fraternité révolutionnaire échouera à fonder lors de la révolution française. Il faut bien saisir à quel point la sororité désigne plus et mieux que toute autre chose un certain rapport à Autrui et toutes les valeurs féministes sont à redéfinir en ce sens qui donc exclue moins les mâles biologiques qu’on pourrait le penser. On comprend bien pourquoi il est impossible que la fraternité soit porteuse de cette révolution là: c'est que la fonction paternelle n'est pas naturellement inscrite dans le mâle comme la fonction reproductrice est inscrite dans la femme et qu'ainsi en se déclarant anti/goné la femme détruit la famille avec une puissance à laquelle aucun mâle ne peut prétendre.


La sororité est un concept que la philosophe américaine Judith Butler fait remonter à Antigone. Pourquoi spécifiquement cette héroïne? Parce qu’elle est celle dont le père est l’incarnation même de la destruction de la famille. Après avoir appris qui il était Oedipe se crève les yeux et erre sur les routes de Grèce comme un mendiant guidé par Antigone. Celle-ci revenue à Thèbes après la guerre fratricide que se sont livrés ses frères Polynice et Etéocle, tiendra tête au roi Créon et mourra enterrée vivante pour avoir refusé de ne pas inhumer la dépouille de Polynice. 

Mais où Antigone aurait-elle pu trouver la force de résister au pouvoir patriarcal de Créon si ce n’est dans cette errance avec son père? Qui est ce père, d’ailleurs si ce n’est son frère? « Antigone est la sœur du genre humain » dit Judith Butler. Il est à tous points de vue impossible de la définir autrement, que ce soit dans sa génération même et dans son combat. Ce qu’elle est c’est cela: « soeur », porteuse d’un idéal d’égalité que les humains, pas même encore aujourd’hui n’ont vraiment tenté. Il serait à la fois parfaitement anachronique de définir Antigone comme une héroïne romantique mais il est en même temps, parfaitement impossible de ne pas voir à l’œuvre sa figure mythologique et originelle dans la révolution silencieuse de la sororité que l’on voit suivre son cours paisible dans le film de Céline Sciamma. Le plan horizontal au fil duquel nous voyons les trois femmes à la même table, chacune occupée à une tâche qui ne correspond pas à son statut social illustre totalement cette sororité.

Antigone est aussi une figure de l’immanence qui défie le pouvoir transcendant du chef politique à partir de la puissance que lui confère la terre et le devoir d’inhumation. Il ne faut pas se laisser tromper par la référence à la justice des Dieux qui, dans la religion grecque, ne sont que la personnification des éléments naturels.

Un point ici vaut d’être souligné dans l’histoire. On peut bien sûr considérer qu’Héloïse se soumet au patriarcat en acceptant d’être l’épouse de ce milanais, d’avoir un enfant de lui et d’assurer ainsi sa descendance. Le rapport avec Antigone semble impossible. Mais il faut bien prêter attention ici à la clandestinité de la révolution romantique, clandestinité sensitive. 

  • Est-ce que vous voulez que je résiste?
  • Oui
  • Est-ce que vous me le demandez?
  • Non



Mais alors qu’est-ce que c’est cette résistance qui ne dit pas son nom, qui ne se traduit pas en acte, en barricade, en manifeste? C’est la vie, c’est exactement la dernière image d’Héloïse qui a parfaitement compris le rapport entre la musique et la sensibilité et ce rapport c’est la durée. De quelle nature est la révolution dans la durée? Elle est continue. Il faut être mâle pour croire que la révolution suppose la rupture. D’un point de vue cosmique, la révolution est cela même qui assure la pérennité d’un cycle. Ce que la fraternité révolutionnaire de 1789 va totalement rater, c’est exactement ce que la sororité clandestine de Sophie, Héloïse et Marianne va accomplir et c’est aussi le triomphe d’Antigone: une société parfaitement égalitaire fondée sur l’observation de rites inclusifs à l’égard desquels aucune autorité patriarcale ne saurait valoir, à quelque titre.





4) « C’est peut-être Eurydice qui lui dit: « retourne-toi! » » - le cinéma

Évidemment devant le spectacle de cette sororité, nous pouvons toujours nous dire que « c’est du cinéma » et que cela ne se passe pas ainsi dans la vraie vie, mais c’est complètement faux et c’est le dernier niveau atteint par cette révolution du female gaze, du regard féminin. Comme il a été dit, c’est dans et par l’art que s’opère les seules vraies révolutions. Bernard Stiegler reprenant la notion de rétention de la philosophie de Husserl lui rajoute un 3e terme. Il existe trois types de rétentions:

  1. la rétention primaire qui réside simplement dans le souvenir du passé très récent. Pour écouter une musique, il faut que je me souvienne de son début. 
  2. La rétention secondaire qui désigne ces épisodes dont je me souviens mais qui requiert un effort de mémoire
  3. La rétention tertiaire qui désigne les supports technologiques sur la base desquels nous allons inscrire des moments. Mais c’est aussi le niveau de l’oeuvre d’art

De nos jours tout se joue au niveau de ces rétentions tertiaires: seront-elles artistiques ou produites par une société de marché? Se retourner dans l‘espace pour sauvegarder dans le temps: c’est cela que fait Orphée pour Eurydice et c’est bel et bien le mécanisme même de la rétention tertiaire qui s’amorce alors mais sans aucun autre support technologique que le chant, la toile ou le film, bref l’œuvre. Tant que les rétentions tertiaires sont objets de consommation, on voit mal comment elles pourraient dans les arts visuels faire circuler autre chose que le regard chosifiant. Dés lors que c’est l’oeuvre, tout change, non seulement parce qu’on passe alors au female gaze,  c’est-à-dire au regard d’Orphée, mais aussi parce qu’en retour, la nature immémoriale de l’oeuvre, sa pérennité se voit condensée dans l’espace ouvert du regard. C’est seulement dans l’oeuvre que sont travaillées, ouvertes et transformées nos perceptions de la nature, des autres, de la vie. Une oeuvre nous donne moins quelque chose à percevoir qu’elle ne nous indique une autre façon de percevoir. De fait c’est bien ce qui se passe pour nous dans « portrait de la jeune fille en feu » 


Si nous reprenons terme à terme les caractéristiques du male gaze pour Laura Mulvey, nous retrouvons exactement son opposé dans « portrait de la jeune fille en feu »:

  1. Alors que dans le male gaze, le rôle de la femme est limité au plaisir visuel alors que le héros mâle est celui qui agit d’un point de vue narratif.  Les femmes sont au coeur exclusif de la narration et leur beauté est l’objet d’une célébration, pas d’une consommation, ni d’un plaisir.
  2. Le film n’est pas du tout porteur du regard d’un spectateur mâle
  3. Le corps des femmes n’est pas morcelé. Le plus souvent, la caméra filme à hauteur de visage
  4. La caméra subjective portent les yeux des héroïnes féminines (surtout Marianne)
  5. La femme n’est pas cette présence étrangère qui sert simplement de décor à l’action (Marylin Monroe)
  6. Il n’est pas possible d’éprouver le sentiment d’être un voyeuriste parce qu’a aucun moment le corps des femmes n’est chosifié.
  7. On sait que certains oiseaux mâles en Australie utilise comme parade nuptiale la construction d’une « chambre » dans laquelle par un jeu de perspectives extrêmement savant, ils vont apparaitre plus grand aux yeux de la femelle. Il y a quelque chose comme ça dans the male gaze. L’homme évolue toujours dans une certaine profondeur de champ alors que la femme est quasiment placardée en deux dimensions, comme une affiche  que l’on collerait juste en surface des scènes. Au contraire, les femmes de portrait de la jeune fille en feu évoluent dans les trois dimensions comme l’illustre parfaitement l’apparition d’Héloïse.
  8. The male gaze nie l’existence de la femme en tant que présence. Ce qui se dessine alors est deux extrêmes qui finalement reviennent au même: le fétichisme et la chosification d’une part (la Vénus noire de Kechiche) et la starification ou l’idolâtrie d’autre part (Rita Hayworth dans Gilda). Une chose est certaine, la femme n’est jamais filmé à hauteur humaine. Evidemment c’est l’inverse dans portrait de la jeune fille en feu, les femmes et la féminité sont filmées comme si elles étaient porteuses d’un idéal humain révolutionnaire. Mais le sens de ce terme est à prendre au sens temporal plus que politique. Ce vers quoi il tend , c’est justement à faire entrer une nouvelle temporalité dans la politique: non plus celle de Chronos mais celle de l’aiôn. Portrait de la jeune fille en feu, ou si l’on veut l’oeuvre d’art, c’est le kairos  de ce passage là. Et plus encore le regard d’Héloïse au début du film est l’équivalent du regard d’Orphée pour Eurydice.


Conclusion




Il faut vraiment prêter attention à la stimulation joyeuse que procure ce film. Pourquoi ressortons nous si salis, si insultés, si piétinés de la projection de Funny games de Michaël Haneke et si rassérénés de celle de portrait de jeune fille en feu? Évidemment cela a à voir avec le regard d’Orphée et d’Héloïse, c’est-à-dire que nous avons été consciemment ou pas les acteurs d’une révolution qui s’est passée en nous dans la transformation d’un regard dont nous n’avions pas perçu jusqu’alors à quel point il avait été façonné par la société patriarcale mais aussi par une certaine industrie du cinéma. Au-delà de tout ce qui été dit du regard masculin, on pourrait de demander s'il ne consiste pas dans l’œillade complice du bourreau de "Funny Games". Dans son livre sur le regard féminin, Iris Brey insiste notamment sur les scènes de viol filmées par des réalisateurs et sur l'effet répulsif  d'adhésion (on se sent sali parce que la caméra nous rend complice) que procure la caméra portée sur l'épaule. Ce n'est pas une fatalité. Voir n'entraîne pas nécessairement la complicité. C'est exactement ce que l'on saisit plus ou moins consciemment en regardant Portrait d'une jeune fille en feu. On peut voir en gardant une part à l'invisibilité, toucher en laissant intact. Ce n'est pas un hasard si nous retrouvons là les oxymores de Maurice Blanchot. Dans ces apparentes contradictions se dessine une pleine et heureuse positivité: celle de la révolution romantique du regard.

            Or l’action décrite ne pouvait en aucune façon se situer dans une autre période que celle-ci: Julie et la Nouvelle Héloïse est un chef d’œuvre romantique publié par Rousseau en 1761. Derrière ce terme de "romantisme", c’est donc non seulement le message clandestin et révolutionnaire de la sororité qui s’exprime mais aussi le mode de perception grâce auquel chacune et chacun réalise qu’il n’a pas cessé d’être à l’œuvre silencieusement depuis Sophocle.




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