dimanche 8 octobre 2023

Portrait de la jeune fille en feu - La révolution du regard (the female gaze)

                                                                                               ….Qui neque volari possit


Le romantisme et le féminisme sont dans un bateau et aucun des deux ne tombe à l’eau.  C’est ça: « Portrait de la jeune fille en feu » mais le film va même au-delà, puisque il met à nu une évidence à savoir que le romantisme plus encore qu’une réaction au rationalisme des Lumières est la révolution que le peuple français n’a pas su ou pas pu conduire jusqu’à son seul vrai terme de telle sorte qu’à la devise "Liberté, Egalité, Fraternité" , on peut garder les deux premiers mais remplacer le troisième par "sororité" et le concevoir comme la pierre angulaire des deux autres

            Mais qu’est-ce la sororité? C’est, je cite le dictionnaire, « une organisation à caractère religieux  entre femmes voulant vivre comme des sœurs. » La différence avec la fraternité est évidente: c’est seulement par extension que la fraternité peut sortir du cadre familial et désigner un lien puissant entre des personnes unies par une même lutte pour telle ou telle cause. On parle alors de fraternité d’armes, de « brothers in arms ».  C’est un lien qui s’appuie sur des circonstances dramatiques, urgentes, nécessitant absolument et rapidement une union, alors que la solidarité des sœurs est la base sur laquelle se constitue une communauté de vie. De plus, dans la devise française la fraternité n’est que le troisième idéal, ce qui suggère que c’est seulement une fois les deux premiers réalisés (euh...Vraiment?) que la fraternité peut relier entre eux les français. Il suffit d’un rapide coup d’œil sur l’état de la société française aujourd’hui pour ne pas douter de l’état de déréliction de la fraternité française (tel arrêt d’un gardien argentin suffit à empêcher une manifestation de liesse populaire française sur les Champs Élysées) 

Sororité - Égalité - Liberté: c’est exactement la devise de la révolution romantique à laquelle on assiste dans « Portrait de la jeune fille en feu » et avant de développer les raisons qui font que cette révolution est fondamentalement celle du « regard », nous essaierons de prouver d’abord dans le film mais pas seulement à quel point cette révolution est déjà bien avancée depuis Sophocle.

La scène dans laquelle la sororité est non seulement prônée par Héloïse mais effectuée est celle de ce dialogue. La mère (figure du patriarcat autoritaire) est partie et Héloïse pose pour Marianne qui lui dit:

- Je n’aimerais pas être à votre place

- Mais nous sommes à la même place, exactement à la même place….Approchez…plus prés….Regardez! Si vous me regardez, qui je regarde moi?


Il s’agit seulement de franchir ici l’espace symbolique du devant de la toile, celui du pouvoir qu’ont les Hommes mâles de commanditer une peinture leur permettant de voir avant la noce leur future épouse. Une fois que Marianne change de place, c’est-à-dire sort de cette zone de domination que lui confère la zone devant le chevalet, alors quelque chose se produit de l’ordre d’un nivellement de l'espace social. La peintre est vue par son modèle, laquelle est bel et bien là et enfin toutes deux se retrouvent à hauteur de vie, à même hauteur de vue. Celle qui voyait se sent vue et celle qui était vue se révèle incroyablement voyante, précise dans sa compréhension de tous les tics de la peintre qui se croyait fallacieusement protégée par l’envers de sa toile.  Voir en même temps qu' être vu.e: c'est tout bête mais c'est la condition d'un espace mutuel, et d'une nation égalitaire (envisageons une société dans laquelle la surveillance serait remplacée par une "intervision" constante, une entrevue perpétuelle, non pas au sens où tout serait visible à tout un chacun continuellement mais seulement dans la mesure où il y serait impossible de confisquer à son seul profit une vue) . C'est peut-être aussi la condition même d'un amour authentique.

« Vous pensiez que vous étiez la seule à regarder, à savoir regarder, reconnaître mes mimiques parce que vous vous sentiez investie du pouvoir de mon futur mari à peindre une femme, mais je ne suis pas aussi aveugle que mon portrait  et finalement ce que vous peignez , ce sont moins mes yeux que l’intensité de mon regard vous regardant, c’est-à-dire l’amour que j’éprouve pour vous et que vous éprouvez pour moi. Vous n’êtes pas le sujet d’un regard dont je serai l’objet et qui se matérialiserait par la toile. Toute cette situation spatiale dans laquelle les « choses » sont à leur place: le chevalet, le modèle et la peintre est totalement débordée, emportée, dépassée par l’intensité amoureuse d’une durée qui est celle de ces quelques jours de passion que nous sommes en train de vivre. » Voilà ce que dit en substance Héloïse à Marianne, pour qu'elle réalise ce qui est en train de se passer.

Les deux héroïnes sont alors très proches de s’embrasser. Mais l’intérêt de ce dialogue n’est pas vraiment celui leur relation amoureuse. C’est plutôt d’une révolution sociale dont il est question ici et finalement même pas encore d’une revendication féministe car la sororité n’est pas réservée aux femelles biologiques. La sororité est une certaine modalité de rapport à autrui dont nous pouvons retracer l’origine jusqu’à Antigone dont Judith Butler affirme qu’elle est la soeur du genre humain. Pourquoi? 

                   De part et d’autre de la relation de filiation, Antigone est maudite, interdite. Les Labdacides sont maudits depuis le crime de Laios père d’œdipe qui a enlevé et violé Chrysippe fils de Pelops. Le père d’Antigone, Oedipe est l’époux de sa propre mère. Le moins qu’on puisse dire donc, c’est qu’il y a trouble dans la génération puisque le père d’Antigone est aussi le demi frère de sa propre fille. Antigone est une sœur archétypale dans la mesure où il n’est pas jusqu’à son propre père qui ne soit aussi son frère. Il y a une faillite de la fonction paternelle et cette faillite c’est ce qu’incarne structurellement, physiquement Antigone. D’autre part son nom  Anti / Gôné signifie « opposée à la fertilité, et par extension à la famille, à engendrer une famille). Issue d’un trouble dans la génération elle est elle-même celle qui s‘oppose à la génération ». Antigone est la soeur ABSOLUE. Elle porte en elle la promesse d'un modèle de société qui ne soit pas patriarcal/ Elle remet en question les lois des hommes parce qu'elle porte en elle la possibilité de négation de la famille.

Judith Butler finalement se contente de pointer une évidence que de la plupart des commentateurs du mythe d’oedipe ont fait semblant de ne pas voir, laquelle? Oedipe est l’homme qui a accompli les deux crimes anti-familiaux par excellence , mais pas seulement ceux-là: anti-patriarcaux par excellence. Ce n’est pas tant qu’il ait contredit l’inceste tel qu’il est selon Lévi-Strauss l’interdit culturel par excellence, c’est plutôt qu’il est la figure même qui est allé voir de l’autre côté d’un interdit , lequel est certes fondateur mais seulement fondateur d’un certain type de société, société fondée sur le patriarcat. Cela ne signifie pas du tout qu’il ouvre la voie à une conception de la société dans laquelle les garçons auraient le droit de tuer leur père et d’avoir des relations avec leur mère, mais plutôt une société qui ne serait plus fondée sur la cellule familiale avec tout ce qu’elle implique de domination de la figure paternelle.

Mais alors quel rôle joue Antigone dans la perspective dessinée par cette évidence? Celui de la sœur dont la sororité ne désigne plus du tout une détermination familiale mais une revendication sociale d’égalité de tous les citoyens au regard d’une loi sacrée. C’est le fond du discours qu’elle adresse à Créon: « tu n’es pas le père de Thèbes qui déciderait lesquels de tes fils auraient droit à une sépulture et lesquels devraient en être privés, tout simplement parce que la famille n’est pas la cellule sur la base de laquelle devrait se fonder la seule société qui vaille. Il est un autre modèle de société possible et c’est celui dont mon père/frère a été l’infortuné détonateur. »

Comment pourrions nous expliquer autrement cette étrange filiation qui voit le héros de la plus absolue nécessité, de la fatalité malheureuse et tragique donner naissance à l’héroïne de la révolte et de la liberté? Ce qu’Antigone dit et ce qu’elle est, c‘est l’affirmation de ceci qu’une autre société que celle qui donne des fonctions à partir de la place que l’on occupe dans la famille est possible.

Or il ne fait aucun doute que c’est exactement cette société là, ce modèle de vie communautaire que nous voyons se mettre en place dans ces quelques jours d’absence de la mère, dans cette maison et même dans cette île. 

Dés que la mère est partie, les fonctions sociales tombent: la servante coud et la jeune maîtresse coupe les légumes. Toutes boivent du vin en jouant aux cartes. Héloïse et Marianne accompagnent Sophie pendant son avortement et Marianne est presque obligée par Héloïse de regarder la scène pour pouvoir la peindre quelques instants plus tard. Ce n’est pas simplement qu’une solidarité de femmes se met en place c’est aussi le nom même d’Antigone dans ce qu’il induit d’anti générationnel qui est alors magnifié dans une scène qui n’est pas moins sacrée que la naissance ou la mort. Que l’on puisse « peindre » l’avortement dans tout ce que cette action suppose de résistance au pouvoir patriarcal  prend place et sens dans la communauté qui s’élève à cet instant dans ce film mais en réalité on ne comprend rien à ce passage si l’on ne fait pas le lien avec la figure mythologique d’Antigone telle que Judith Butler l’a redessinée socialement et mythologiquement. Antigone explore la voie que son père a ouverte (et qu’en un sens Lévi-Strauss, Freud et même Lacan ont très vite refermée…peut-être serait-il temps de la rouvrir!)

Toutefois la grossesse involontaire de Sophie et l’importance que prend ce passage dans le film ne constituent pas l’essence même du « portrait de la jeune fille en feu ».  Cette révolution au fil de laquelle la sororité féminine renverse déjà  la fraternité de la future révolution de 89 est une révolution du regard. Qu’un film prenne sur lui de révolutionner le regard est à la fois une évidence  et un incroyable défi. Mais c’est probablement le dialogue entre Marianne et Héloïse dont il a été au question qui finalement marque, dans tous les sens du terme le seuil de réalisation, même si dans un registre plus magique, c’est ce que l’on pourrait appeler la scène du chant des sorcières qui va bientôt arriver.



                Lorsque Héloïse appelle Marianne à la rejoindre de ce côté là de la toile, elle lui demande d’abandonner enfin sa posture officielle de « peintre de la cour », d’en finir avec Velasquez parce que finalement même si dans les ménines, c’est le roi et le pouvoir qui se trouvent de ce côté là, la rigueur de l’étiquette est tout aussi aliénante pour les suivantes que le couple qui est « suivi ». 

En peinture comme en littérature le romantisme rompt avec le classicisme de la représentation (Michel Foucault). Il n’y a plus de re-présentation. Il y a une révolution du regard dans l’effervescence de laquelle le modèle et la peintre se  retrouve de l’autre côté de la toile miroir, comme deux Alices au pays merveilleux de la réalité sensible. « Si vous me regardez, qui je regarde moi? » La réponse est: « vous bien sûr et nous avons quitté cette société dans laquelle le devant et le derrière de la toile délimitent des zones de pouvoir. Je vous regarde et je n’ai accepté d’être peinte par vous que pour une seule et unique raison, que l’on puisse s’aimer ici maintenant dans une dimension de pure égalité au sein de laquelle vous n’êtes plus missionnée par ma mère ni par mon futur mari. Ici ne se déploie qu’un seul et même niveau de vie."

                Héloïse enfonce encore le clou en répondant à la description de ces mimiques et de ces tics celle de Marianne, laquelle est troublée, aussi intellectuellement qu’amoureusement.  Se pourrait-il que la sororité fasse émerger des sentiments que je ne m’autorisais pas à ressentir dans l’autre dimension, celle où j’étais l’employée du patriarcat?

Comprenons nous vraiment l’ampleur authentique de ce renversement? Pour cela il faut vraiment décrire les deux dimensions afin de saisir leur basculement:

  1. Il y a le monde « normal », celui de la mère d’Héloïse dans lequel on peut en toute liberté remplacer une fille suicidée par sa « soeur », mais c’est juste une fonction familiale. Comme elle le dit elle-même, Héloïse hérite d’une destin d’une autre (et c’est comme ça qu’elle le dit). Arrêtons nous un instant sur la monstruosité qui a cours dans cette normalité là: une mère dont la fille s’est tuée pour échapper à un mariage dont elle ne voulait pas transfère sur sa soeur la charge de la même mission parce que ce mariage l’arrange. C’est un mariage de raison dans l’arrangement duquel on peut remplacer une pièce défectueuse par une autre. On interdit à la fille choisie de sortir par peur qu’elle se tue également. C’est exactement comme si la mère usait de ses filles comme de ressources humaines (mais n’est ce pas aussi un terme utilisé dans le vocabulaire d’entreprise?). Héloïse est un ustensile, un rouage dans l’union souhaitée entre deux familles qui sans aucun doute doivent y gagner quelque chose (de l’argent pour l’une et un titre honorifique pour l’autre). C’est la dimension de la génération au sein de laquelle la filiation est perçue comme ce qui assure la perpétuité d’un nom (cela même que Juliette et Roméo essaie de fuir dans la nuit du balcon) et ce nom est celui du Père. Au sens théologique le Père est celui qui engendre la seconde personne de la trinité: le fils. Au nom du père, du fils et du saint esprit.
  2. Il y a « la vie », la nature où tout, absolument tout se situe à un même niveau élémentaire de vie: la mer, le vent, le feu, les forces, les affects, les regards et où rien ne se produit que des intensités et des attirances électriques comme dans un champ magnétique. C’est un monde dans lequel non seulement la sensibilité reprend à la raison les rênes de l’existence mais où Antigone rétablit contre Créon le règne de la puissance et dans lequel n’entre plus en jeu aucun pouvoir(distinction Pouvoir / Puissance). C’est la dimension de la sororité et de l’immanence de la nature au sein de laquelle aucune hiérarchisation des êtres, ni des personnes n’est plus envisageable. C’est le monde du sacré et du rite (dans le film, celui des « femmes-sorcières » qui chantent mais il ne faut pas oublier qu’Antigone meurt en défendant un rite), monde au sein duquel il faut séparer la conception et la génération. On peut créer des enfants comme des œuvres d’art mais certainement pas comme des traits d’union entre familles qui font un arrangement à l’amiable. C’est la dimension de la sororité au sein de laquelle tout ce qui dans l’autre monde est « nommé » est ici ramené à niveau de vue, de sensitivité, de sensualité, d’amour.
  3. Le basculement se joue dans le regard: celui de Marianne, celui du spectateur du film, celui d’Orphée. Pour  chacun de ces trois personnages, il va être question d’une expérience au fil de laquelle le regard va se voir contraint d’abdiquer de son pouvoir de sujet qui fixe un objet « chosifié » au bénéfice d’un regard de mutualité au sein duquel n’est échangé que de la considération au sens littéral de ce terme: « si vous me regardez, qui je regarde moi? » Ici, il nous faut vraiment réfléchir à la profondeur de cette question: avons nous jamais tenté de notre vie un regard mutuel au sein duquel on est vu.e en même temps qu’on est voyant?


Nous n’insisterons jamais assez sur cette évidence du pouvoir que donne un regard dont on peut a) soit tenir pour rien qu’il nous expose aussi à être vu, parce que la personne que nous voyons peut être considéré(e) comme moins que nous dans une société de type 1, b) soit, bien pire encore parce que de fait nous voyons sans être vu: ce sera exactement la position du futur époux d’Héloïse mais c’est aussi celle de tout vigile ou surveillant placé devant des écrans de vidéo surveillance ou encore de tout policier qui assiste à un interrogatoire de l’autre côté d’un miroir sans teint (on peut penser ici à la scène, où, a contrario,  Marianne se peint elle-même dans le reflet du miroir sur le pubis d’Héloïse : une sexualité peut-elle être mutuelle, c’est-à-dire réciproquement regardante? « Peut-on se voir? » comme on dit pour convenir d’un rendez vous mais ici cela veut dire: « peut-on se voir ensemble? ». Cette image est d’une importance cruciale, elle est comme « un anti-origine du monde » de Gustave Courbet, tableau gênant, embarrassant devant lequel le spectateur frôle le voyeurisme  alors que l’image du film dans laquelle la peintre est finalement aussi nue que le modèle et se peint elle-même pour  elle est empreinte d’une authentique pudeur, celle-là même qui maintient le film en continuité à hauteur de vouvoiement). 

        C’est d’ailleurs une remarque vraiment cruciale que celle qui pointe la réception par les spectatrices et spectateurs de ce film. A aucun moment nous ne trouvons en position de voyeurisme (alors que c’est souvent le cas dans tous ces films qui nous font entrer dans l’intimité d’un couple), ici au contraire, nous en sortons « regardant » pour reprendre un terme dont le double sens est absolument à sa place, « regardant »  à l’égard de ce monde dans lequel nous sommes: celui de la génération parentale et paternelle par opposition à celui de la sororité (être regardant, c’est être réticent, attentif, voire critique à l’égard d’une façon « mâle »  de voir - sur cette question il faut lire « le regard féminin » de Iris Brey: le regard féminin, une révolution à l’écran).

« Si vous me regardez, qui je regarde moi? ». Héloïse fait remarquer à Marianne qu’elle aussi elle la regarde. Mais où fallait-il que soit Marianne pour ne pas vraiment réaliser cela dans son évidente simplicité? Dans l’idéologie d’un regard prédateur, car après tout, tant qu’elle n’avoue pas qu’elle est peintre, tant qu’elle regarde Héloïse avec cette constante arrière pensée de faire son portrait pour l’envoyer à son futur mari dans une vie qui n’était pas censée être la sienne, Marianne ne peut pas ne pas regarder Héloïse comme une chose, et de fait, on peut observer qu’elle fait exactement ce que l’on peut faire aux choses (mais pas aux êtres, à l’essence même des êtres), à savoir qu’elle la divise, qu’elle la déchiquète en petits morceaux, en parties de corps, essayant de faire une ébauche de sa main en se cachant derrière un rocher. Elle fait des croquis, c’est-à-dire « qu’elle la croque », qu’elle la réduit à des assemblages de dessins de parties du corps comme ceux que l’on voit devant le feu. Elle ne regarde pas Héloïse, elle la « voit » comme le font les voyeurs qui fétichisent certaines parties voire certains vêtements du corps sur lequel ils fantasment. Le fétichisme est la marque de fabrique de ce que la critique de cinéma Laura Mulvey a appelé « the male gaze »  dans un très bel article intitulé « plaisir visuel et cinéma narratif ». Quiconque lit ce qu’a écrit Laura Mulvey de bonne foi réalise que c’est exactement le type de regard qui est le plus souvent à l’oeuvre sur Tik Tok, You Tube, ou X (anciennement tweeter), bref sur toutes les plate-formes vidéo du net qui sous couvert d’information publie les films courts les plus aguichants possibles en terme de violence et d’érotisme pour satisfaire ce que Freud a appelé la pulsion scopique. Celle ci consiste à réduire la personne vue à une chose dont on dispose en s’assurant le pouvoir de la regarder sans être visible. L’espace d’un super marché entièrement quadrillé par des vidéos de surveillance est par excellence un lieu sur lequel la pulsion scopique d'une société de consommation "libérale" ainsi que celle des vigiles et des dirigeants s’exerce à plein.


Sans s’en rendre compte, Marianne fétichise le corps d’Héloïse. Lorsque celle-ci voit enfin son premier portrait elle est confrontée à la vision d’un corps morcelé, d’un corps fétichisé dans lequel, à très bon droit, elle ne peut pas se reconnaître. « Les règles, les conventions et les idées » qu’elle allègue pour finalement justifier son échec ne font pas du tout illusion auprès de son modèle qui lui aurait peut-être pardonné sa trahison si, au moins, elle avait été regardée, mais loin s’en faut. « Certains sentiments sont profonds » dit Héloïse mais pour qu’ils soient perçus, encore faut-il être reconnu par un être comme un être, ou mieux encore comme un « devenir » à part entière, ce qui suppose un pied d’égalité, une sororité « incestueuse », mais toutes les sonorités le sont puisque la famille,  le patriarcat,  la génération (du latin gens gentis: lignée descendance, race) ici n’ont plus cours.

« Si vous me regardez, qui je regarde moi? ». Nous commençons à mesurer la puissance de la révolution en cours. Marianne a honte de son travail et elle a raison d’en avoir honte comme avant elle, le peintre chargé de la même mission avait ressenti le même sentiment en faisant le même geste qu’elle. Il n’est pas possible de peindre une personne comme si elle était une chose. L’œuvre d’art appelle une conversion du regard. Héloïse ne peut être dessinée que par celle ou celui qui la côtoie quand elle dort, quand elle rit (parce qu’elle rit), quand elle joue aux cartes, fume et boit du vin, bref quand elle vit. Elle n’acceptera pas d’être peinte sans être reconnue comme « vivante », comme un corps et une  âme  traversés par des intensités de vie, ce qui suppose que l’on enregistre ces intensités et comment les enregistrer sans en être soi-même touchée, sans en être amoureuse? Imaginez une personne susceptible de libérer des intensités de vie suffisamment puissantes pour qu’aucun portrait chosifiant ne puisse jamais en venir à bout et  alors seulement vous serez en mesure de rencontrer « une jeune fille en feu » en-deçà de son portrait.

Mais jusqu’où convient-il de faire porter cette révolution? Jusqu’à la violence? Non elle est parfaitement contenue, dans l’œuvre, dans l’art, dans la peinture et dans la musique, comme les derniers instants du film l’illustrent assez magnifiquement. Marianne regarde dans l’ombre Héloïse vibrer au son de la musique qu’elle avait été la première à lui faire connaître. Héloïse alors est mariée, a un enfant et vit la vie tranquille d’une épouse bien sur tous rapports dans un monde patriarcal abject, injuste et inégal.

Dans un moment de faiblesse, au beau milieu de leur aventure, Marianne craque et sombre à nouveau dans l’Ancien Monde, celui qui reprendra après la parenthèse de ces cinq jours. Elle est jalouse de celui pour qui elle a peint ce tableau. Ici encore c’est Héloïse qui maintient le cap et saura la remettre dans le droit chemin: « vous n’êtes plus solidaire », vous tombez dans l’ancienne vision du patriarcat et de la propriété. « Je vous donne à un autre » dit Marianne. Elle veut vivre au grand jour, « hors de la nuit », un amour avec Héloïse mais elle sait bien que c’est impossible. Parlant de sa résistance au pouvoir patriarcal de sa mère, Héloïse est très claire:

- Est-ce que vous le voulez? (Sous entendu: «  que je résiste »)

- Oui

- Est-ce que vous me le demandez?

- Non

Mais qu’est-ce qui s’ouvre alors dans la frontière que dessine l’intention de résistance et le refus du passage à l’acte, c’est-à-dire « à la violence »? Le lieu même du REGARD, c’est-à-dire la possibilité qu’il offre d’assister au spectacle de ce qui , en même temps, tombe de l’autre côté du seuil, de ce qui est là tout en n’y étant plus, exactement comme Orphée regarde à partir de la sortie de la caverne Eurydice qui retombe dans le gouffre des Enfers. Ce qui s’ouvre ce n’est pas tant l’attentisme du REGARD que son incroyable attention, que ce qui s’ouvre avec lui à savoir l’œuvre et le sacré. « Fugere non possunt » (ils ne peuvent pas voler) est le chant que reprend le chœur les sorcières prés du feu. La phrase chantée juste avant est une traduction latine d’une phrase de Nietzsche: « Et amplius non oriri et parva videntur esse, qui neque volare possit (« Plus nous nous élevons et plus nous paraissons petites à ceux qui ne savent pas voler. ») . C’est aussi le chœur de toutes les héroïnes  et héros romantiques au premier rang desquels on peut citer Roméo et Juliette, mais aussi Novalis qui ne fuit ni n’avance sur la tombe de Sophie.  C’est là que réside la révolution romantique du regard dans « portrait de la jeune fille en feu, c’est celle d’un territoire propre du regard que l’on pourrait dénommer comme celui du vis-à-vis, de la pure égalité, de la nature immanente et élémentaire au sein de laquelle tout est ramené à son « niveau de vie », à hauteur de vie, celui d’une sororité anti-générationnelle.

L’article de Laura Mulvey dont il déjà été question est à l’origine d’un mouvement appelé « the female gaze », le regard féminin, parce que l’auteure y développe notamment à partir d’un film d’Alfred Hitchcock une théorie vraiment intéressante sur le cinéma. Dans Fenêtre sur cour, le personnage principal est immobilisé par un plâtre et il observe sa petite amie au travers d’une lunette. Chaque focalisation de la lunette est accompagné d’un mouvement de la lunette sur une partie du corps de l’Héroïne de telle sorte que celle ci est littéralement découpée, chosifiée par le regard qui la scrute, qui la morcèle. Il n’est pas excessif d’affirmer que dans la majorité des  films du box-office, les plans orientés vers le corps des femmes est toujours celui d’un regard de mâle, c’est-à-dire d’un regard qui chosifie les corps. Pour n’en citer que quelques uns, Hitchcock, Brian de Palma, David Cronenberg, Abdellatif Kechiche filment leurs héroïnes de cette façon (et cela d’une manière qui est presque revendiquée du moins pour Brian De Palma. C’est parfois très travaillé chez certains réalisateurs: ce regard chosifiant est dénoncé par son outrance, de telle sorte que l’on critique ce qu’on fait voir, dans la façon même de le faire voir (on peut penser à « vidéodrome » de Cronenberg) ).

Nous avons vu que c’est aussi la première modalité de regard de Marianne, et de fait, c’est aussi celle des spectateurs. Les premières apparitions d’Héloïse sont assez brèves, ponctuelles, hachées. Nous percevons bien la violence rentrée du personnage, sa colère mais nous ne parvenons pas davantage que Marianne à en composer un tableau, à en saisir la continuité. Dans l’effet de décompression qui suit le départ de la mère, Héloïse se transforme, s’active, rit, prend vie et se déploie dans la majorité des plans. Elle fait la cuisine, et c’est elle qui demande à Marianne de regarder l’avortement de Sophie. Elle prend vie.  

        

Peut-être pensions-nous à tort nous être embarqués dans une tragédie romantique ne pouvant se terminer que par la mort, mais à ce moment, c’est comme si la révolution dans laquelle le film consiste nous faisait basculer dans un nouveau genre de film, par l’entremise d’un nouveau regard de spectateur. Trois arcs narratifs se croisent dans cette seconde partie du film: l’avortement de Sophie, le tableau et l’amour avoué, consommé, assumé de Marianne et Héloïse. Mais ces trois arcs se déploient dans une parfaite et sereine égalité des trois personnages, une sororité pure et même les scènes d’amour sont étrangement « chastes » de telle sorte qu’à aucune moment les spectateurs ne peuvent s’éprouver voyeurs d’une action qui «  ne les regardent pas ». C’est le contraire, tout ici nous regarde, parce que tout ne fait que s’écouler au rythme des sentiments et des sensations des personnages. C’est moins l’action qui dicte son tempo que la sensibilité amoureuse des deux héroïnes et douloureuse pour Sophie. C’est comme si la caméra ne filmait plus que des sentiments dont il se trouve qu’elle est portée par ses personnages là. 

Si nous voulons vraiment comprendre la révolution entreprise par ce film, il faut absolument prendre en compte notre position à nous: nous regardons ce film sans être vu.e par les personnages que nous suivons, évidemment, mais voilà que l’histoire décrite est celle d’une femme tout juste sortie du couvent pour être mariée à un homme qu’elle ne connaît pas et qui veut son portrait. Cette situation de pouvoir dont il profite est aussi à bien des égards la notre, et dans la toute première partie du film, Marianne se trouve être l’exécutrice de ce pouvoir. Nous la suivons et finalement nous cautionnons ce morcellement d’Héloïse en croquis, en planches mais aussi en plans cinématographiques. 

Sigmund Freud définit la pulsion scopique comme le plaisir de posséder l’autre par le regard. Il est alors question de s’emparer de l’autre comme objet de satisfaction soumis à un regard contrôlant. De fait, le futur époux veut contrôler la situation et concrètement évaluer à distance la beauté physique de sa promise. Il est d’ailleurs clairement fait référence à cette pulsion scopique lorsque Héloïse à qui Marianne vient de demander de découvrir sa gorge fait cette remarque:

- Vous ne perdez pas de vue mon futur époux

Le portrait doit être avantageux, c’est-à-dire souligner les attraits physiques d’Héloïse, qui se voit donc transformer en objet. Si nous suivons rétroactivement la chaîne aboutissant à cette chosification du corps d’Héloïse, nous trouvons, dans l’ordre d’intervention: Marianne, la mère, l’époux, et nous, ne serait-ce que parce que nous regardons ce film. Mais alors lorsque Héloïse opère cet étonnant renversement des perspectives d’un modèle « voyant », « regardant » (si vous me regardez, qui je regarde moi?) Jusqu’où porte son regard exactement? Nous nous rendons compte que, depuis le début, nous nous sommes laissés aspirer par la spirale de la  pulsion scopique vers Héloïse vers qui finalement convergeaient tous les regards et qui plus est: « regards intéressés », Marianne parce que c’est son "gagne pain", la mère parce qu’elle espère beaucoup de ce mariage (en termes d’argent) , l’époux sexuellement,  et nous? Nous nous laissons entraîner par ce que Laura Mulvey appelle « the male gaze », la fétichisation du corps d’Héloïse. Nous sommes du simple fait que nous regardons ce film les complices du morcellement de son corps par des gros plans sur sa robe, sur son visage, sur sa main. 

« Qui je regarde moi? » Ce n’est pas que la pulsion scopique soit renversée (Héloïse ne nous voit pas), c’est plutôt qu’elle est dénoncée, démasquée et que nous entrons dans une autre considération de l’espace qui implique un autre rapport à Autrui, a fortiori un autrui qu’on aime et qu’on désire. A la pulsion scopique dans laquelle on voit sans être vu.e se substitue l’incroyable évidence d’un regard mutuel , mais nous ne réalisons pas tout de suite tout ce qu’implique cette mutualité et finalement nous ne pouvons le faire qu’en passant par le regard d’Orphée.


Orphée fait volte-face. Il se retourne et perd (ou gagne) Eurydice à jamais. Héloïse se ralliant à l’explication du mythe par Marianne avait envisagé cette hypothèse: « c’est peut-être elle qui lui dit : « retourne-toi! », et de fait, après leurs adieux définitifs, Marianne se retourne à l’appel de la voix d’Héloïse, dans sa robe de mariée. C’est tout un champ sémantique qui s’ouvre à nous dont la clé se situe probablement dans l’étymologie de révolution (retour du temps, imprimer un mouvement circulaire, faire revenir à. La révolution étymologiquement ne désigne pas du tout un changement vers quelque chose d’inconnu mais le retour au sein d’un cycle. On parle de la révolution des planètes ou des astres ou des galaxies. Se retourner dans l’espace de ce seuil entre le monde des vivants et le monde des morts, c’est être le détonateur de la révolution d’un cycle. C’est très clairement ouvrir la porte à la conception du temps comme Aiôn. 

Ce que dit Eurydice à Orphée si l’hypothèse d’ Héloïse et de Marianne est exacte, c’est donc: « retourne toi et par cette volte-face, fais moi entrer dans cette autre dimension temporelle de l’Aiôn! », « sois l’agent de mon éternel retour ». Retourne-toi signifie alors, « fais volte face dans l’espace pour me gratifier d’un éternel retour dans le temps. » Il est absolument impossible de comprendre le mythe d’Orphée et Eurydice sans le rapprocher de ce décrochage par le biais duquel nous passons de Chronos à Aiôn et cela par le pur Kaïros de ce volte face d’Orphée au seuil de la caverne. Le romantisme cesse alors d’être le fantasme des causes perdues pour devenir le secret de toute vie accomplie, de tout moment accompli. Il eût été vraiment dommage qu’Orphée ne se retournât pas, et ce mythe ne décrit vraiment rien d’une perte mais tout d’un « gain », d’un salut. Eurydice est sauvée par ce regard.

Nous disposons désormais de tous les éléments grâce auquel il est possible de remonter la chaîne des acteurs impliqués dans le regard d’Héloïse: « qui je regarde moi? » De fait, le tout premier plan du visage d’Héloïse la situe se retournant vers qui? Vers Marianne mais surtout VERS NOUS. Que l’on y réfléchisse un peu et il semblera assez évident que dans ce plan, par ce plan, nous sommes Eurydice et que ce film n’ a pas comme moindre ambition de nous sauver autant qu’elle, de nous éveiller à une modalité de regard qui nous permette d’échapper à la pulsion scopique, de nous ouvrir à ce que Laura Mulvey appelle « the female gaze ». Nous n’avions en regardant ce film pas la moindre idée du fait qu’en réalité nous serions regardés et finalement nous l’avons été dés le début. Ce n’est pas qu’Héloïse nous voit évidemment, c’est plutôt que le film nous a mis en situation d’être l’objet de son regard (du regard d'un film!) sans que pour autant nous nous sentions jugés, manipulés, contrôlés. Ce film est le contraire absolu de celui de Mikaël Haneke qui s’intitule « Funny games » et dans lequel nous sommes les complices de la torture et du meurtre d’une famille par deux adolescents. 


Dans une scène, on voit la mère se dégager de ses liens et tuer l’un des ados avec un fusil. Mais alors son acolyte dans un geste hallucinant prend la télécommande et fait revenir en arrière les images du film, gommant ce passage. Haneke a insisté sur le fait qu’il voulait alors placer le spectateur en face de lui-même: « c’est ça que tu veux, c’est cette scène là que ta pulsion scopique et ton instinct de vengeance recherchaient. Je t’ai bien manipulé ». Nous sommes en face du « male gaze » à l’état pur. Le regard d’Héloïse, dés le début du film, quand elle se retourne vers nous nous sauve au contraire et ouvre l’authentique durée d’un film qui nous plonge dans  l’éternel retour d’un cycle: « révolutionnaire » est bien alors le seul terme adéquat.



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