Avoir à concevoir les
lunettes avec lesquelles la personne concernée a de fortes chances de mourir
impose de réfléchir à ce que peut représenter l’acte de voir pour une personne
en fin de vie. Qu’est-ce que cela peut signifier en terme de rapport à cet
objet que le fait de se dire que l’on va mourir avec cette paire sur le
nez ? C’est avec elles que je jetterai mon dernier regard sur ce qui, à
cet instant là, sera devant mes yeux. Or, si aucun de nous ne peut savoir, à
l’avance, ce qu’il verra le dernier instant de son existence, il peut savoir au
travers de quoi il le verra. Il est donc quelque chose de ce dernier regard que
l’on peut prédéterminer à compter du moment où l’on porte ses lunettes, c’est
ce que l’on pourrait appeler, en termes photographiques, le travail de
« la mise au point ». Selon que l’on soit myope (baisse de l’acuité
visuelle de loin) ou presbyte (baisse de l’acuité visuelle de prés), les
lunettes apporteront une correction qui ne peut se concevoir qu’au
« regard » d’une norme de ce que « voir bien » est, et
cette norme elle-même se construit sur des aptitudes, des compétences comme pouvoir
lire, tricoter, regarder la télé, cuisiner, etc. Il n’est pas rare d’ailleurs
que certaines personnes âgées possèdent une paire de lunettes spécifiques à une
activité. Il y a donc quelque chose de cette réflexion qui revient à poser au
client la question de savoir quelle est la dernière chose qu’il se voit faire,
quel est la dernière ligne qu’il se voit lire, le dernier visage qu’il se voit
voir, le dernier paysage qu’il se voit admirer.
Mais cette question n’est
pas vraiment réservée à la personne âgée en fin de vie car il nous est tous
arrivé de quitter un lieu, une maison ou une personne chère en sachant qu’il y
a une très forte probabilité que nous ne la revoyons jamais. Il s’agirait donc
de concevoir ces lunettes du dernier regard et de penser à l’intensité avec
laquelle on fixe une chose, une configuration ou un être dont on sait qu’on le
voit pour la dernière fois. Il s’agit alors de nous imprégner de chaque détail,
d’imprimer, de graver sur le disque dur de notre mémoire affective les « pixels »
de la scène, du quai de gare, de la terrasse de café (un peu comme dans les
toiles du pointilliste Michel Seurat – Photographie : graphie de la
lumière). De fait, ces lieux ont de fortes chances de rester imprimés en nous,
mais il semble évident que ce n’est pas tant du fait de la précision des motifs
que de l’intensité de l’émotion avec laquelle nous avions regardé ce dernier
panorama. Les lunettes du dernier regard
ne sont en fin de compte ni plus ni moins que l’acuité imposée par la certitude
d’un au revoir impossible.
L’expression commune prend
d’ailleurs ainsi un tout autre sens, plus vif, plus concret. Nous ne quittons
jamais une connaissance sans lui dire « au revoir », « à la
prochaine occasion de se revoir » comme si l’essentiel était de maintenir
une continuité de visibilité, comme si c’était sur le fond structurel d’une
nervure optique exhaustive, immanente, toujours déjà « donnée » que
se constituait le rapport ? Nous découpons des séquences de visibilité
active sur le fond d’un potentiel de visibilité latente perpétuelle, d’un champ
de visualisation possible et ouverte. Dire à quelqu’un au revoir, c’est
exactement comme lui dire : « tu vas retourner aux silhouettes
d’arrière plan, au flou qui se trouve à la périphérie brumeuse de « ma mise
au point » étant entendu que celle-ci consiste dans le présent de ce que
je suis en train de voir. « Au revoir » : « tu reviendras à
la surface présente de ma mise au point », de la focalisation du moment.
Mais le dernier regard est celui qu’on porte vers un détail ou une silhouette qui
va disparaître à tout jamais de la toile ou du champ de notre potentiel de
visualisation. « Ce n’est qu’un « au revoir » ». Non c’est
un Adieu. Jusque là nous avions des lunettes pour nous permettre de voir mieux
des silhouettes disponibles dans un champ de visualisation toujours possible
mais voilà que pointent au bout de notre nez les lunettes d’un
« impossible revoir », lunettes prenant le cliché d’un tableau de vie
irréductible paradoxalement à un « cliché » au sens d’image banale et
récurrente. Il nous est impossible de fixer le regard d’un mort sans
s’interroger sur la dernière chose qu’il a vue, à laquelle il sourit ou celle
qui lui a fait si peur (« projet blair witch ») et de la même façon
le regard des tout nouveaux nés nous intriguent : « d’où nous
regardent-ils ? Du fond de quelle expérience jette-t-ils sur nous un
regard aussi tranquille, aussi confiant ? Comment peuvent-ils nous faire
autant confiance ? »
Mais après tout voit-on
jamais autre chose que cela sur le visage de l’autre ? N’existerait-il pas
« nécessairement » dans tout vis à vis avec un visage quelque chose
de ce décalage, de ce trouble d’un dernier regard dont on ne sait pas bien d’où
il part ni vers où il va ? On dit d’un designer qu’il doit « brouiller
les codes », c’est-à-dire transgresser les modalités habituelles de
repérage identitaire et de reconnaissance, d’affirmation de soi par l’émission
de signes socialement inscrits et « édifiés » mais que se passe-t-il
quand il doit réfléchir sur un accessoire qui va prendre place sur une partie
de notre corps consistant en ce statut particulier d’être à tout instant un
émetteur de sens indéchiffrable en-deçà de la vie et au-delà de la mort ?
Emmanuel Lévinas insiste sur cette propension du visage à émettre
continuellement un « vouloir dire » infini, indéchiffrable, comme si
notre physionomie ne cessait pas de libérer du sens sans signification. Nous
n’entrons jamais dans une pièce sans savoir que la première partie de nous qui
va nous être « assignée » par le regard des autres va précisément
consister dans ce qui, en toute rigueur est le moins « assignable »,
dans ce visage qui, à mon insu, presque indépendamment de moi, émet
continuellement ce sens, ce flux d’expressions. Par rapport à l’énigme, voire au
scandale de cette émission de mots inaudibles, de tags indéchiffrables, la
parole articulée « rassure ». Notre figure est « visage »,
acte insensé de viser, un « voir pour voir » qui jamais ne se
focalise sur un « vu ». Nous voulons dire par là qu’on peut bien
regarder quelque chose mais on le fera par l’entremise de nos yeux qui, en tant
qu’ils font partie intégrante de notre physionomie, participent de cette plasticité
opaque d’un visage sans détermination d’un « visé ». Même quand les
yeux d’un visage « voient », nous ne savons pas ce qu’ils veulent
dire en voyant tout en percevant bien qu’ils veulent dire quelque chose (même
si ce vouloir n’est pas le leur). Le dernier regard que nous porterons sur
telle ou telle chose sera aussi nécessairement notre dernier « visage »,
en tout cas de notre vivant, au sens de dernier acte de viser, notre dernier
acte conscient de « télé viseur », viser plus loin (téléos :
fin). Les lunettes ont donc ce statut ambigu d’être les instruments de visée
d’une partie du corps qui, en tant que « visage », consiste davantage
dans un acte, dans la libération de signes, dans un échappement à cette sorte
d’emmurement physique de la corporéité. S’agirait-il après tout d’autre chose
que de rajouter des lignes à des lignes, de complexifier des traits comme « un
taggeur taggant sur un ancien tag », bref de chiffrer le code d’une
impossible ouverture (au sens de compréhension), de brouiller la surface ridée
d’ondes fondamentalement émettrices, de tramer (qui est l’un des sens possibles
en anglais du verbe to design : comploter), de rajouter de la trame à de
la trame ?
Le choix de ses dernières
lunettes pourraient dés lors se concevoir comme cet acte de décision par le
biais duquel c’est moins de voir qu’il s’agit que de faire non pas bonne
figure, mais « juste » figure devant la mort, c’est-à-dire d’avoir,
par le cerclage de ses autres rides dont on s’entoure les yeux, trouvé la
nuance exacte de brouillage, de résonance morphologique dans laquelle peut
s’effectuer l’ultime visage, l’adieu aux vivants, c’est-à-dire dans laquelle
consiste cette unique ligne de fuite que nous sommes, laquelle coïncide avec
l’ultime ligne de perspective. Le visage se dévide dans l’incompréhensible
libération d’une ligne de visée. C’est un peu comme si nos dernières lunettes
avaient à voir avec le « suaire », avec la plaque photographique sur
laquelle s’imprègne notre dernier profil, avec ce masque mortuaire dont
l’expression anime encore la fausse fixité d’un support. Ce n’est plus d’une
intensité de vision optimale dont il s’agit de créditer le regard du
« mourant » mais de la juste intensité d’un « visage », d’un
acte de visée sans origine ni objectif, de la bonne tension des lignes qui formeront
ou déformeront nos traits dans les derniers instants et c’est en ce sens que
les lunettes, plus que des instruments de vision, s’assimilent alors à ce que
l’on pourraient appeler des « tenseurs de magnitudes
physionomiques », des chiffreurs de flux d’expressions indéchiffrables.
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