Finalement, c’est justement
parce que nous n’avons jamais été amenés à penser (notre ancrage judéo-chrétien
dans la malédiction biblique occupe en cela la plus grande part de
responsabilité mais ce n’est pas la seule raison) au travail comme activité qui
vaudrait en elle-même pour elle-même que nous nous méprenons sur le rapport qu’entretient
toute activité laborieuse sur notre corps. L’habitude fait de nous des
« zombies » du travail. Nous nous laissons porter par la torpeur des
automatismes. « Métro-boulot-dodo » est une rengaine que nous
n’envisageons jamais que dans une optique péjorative, comme si nous n’étions
que les « robots » d’une chaîne de montage dont le bon fonctionnement
nous priverait de liberté. L’ennui que nous éprouvons quand nos besoins vitaux
sont satisfaits manifeste la profondeur des sillons creusés dans notre corps
par l’habitude et nous haïssons rien tant que l’habitude. Mais avons-nous
raison de le faire ?
Se pourrait-il
paradoxalement que cette liberté que l’habitude et l’automatisme contraignent
ne soit qu’une liberté superficielle au regard d’une autre plus profonde qui
serait, elle, contrairement à la première, favorisée par l’habitude ? De
quelle liberté peut-il s’agir ? De celle qui nous permet de faire les
choses sans y penser, de prendre simplement le mouvement d’un
« train-train » et de nous laisser porter par lui. Le préjugé selon
lequel toute habitude est la manifestation de la disparition ou de l’absence
d’un libre-arbitre est particulièrement clair dans la lecture qui est le plus
généralement faire des travaux d’Ivan Pavlov. Il est possible d’inscrire dans
le système nerveux d’un chien un certain réseau d’associations qui le conduira
à agir de façon automatique, prévisible et programmée.
Pourtant, si l’on ne prend
pas exclusivement ces travaux dans une optique manipulatrice, ils semblent bien
pointer vers la capacité d’un système nerveux de s’imprégner des données d’une
situation. Toute la question est de savoir si le chien attend la nourriture
sous l’effet d’un processus de répétition de la même situation, donc pour
revivre de l’ancien, ou sous l’impulsion d’un mouvement d’intensification du
donné par une sorte de pressurisation d’une situation moins reprise
qu’amplifiée. Qu’on réfléchisse un peu, en effet, quatre coups de cloches ne
résonnent jamais successivement en un sens, c’est-à-dire que le second retentit
dans un milieu sonore déjà occupé, mis sous tension par le premier, de telle
sorte qu’à chaque coup, ce n’est pas un autre son de la cloche que j’entends
mais l’augmentation du volume d’une seule sonorité que chaque coup amplifie. Si
quand nous recevons quatre coups de poing dans la figure à la suite, nous
subissions effectivement la répétition de « quatre » coups, nous
n’aurions pas aussi mal, parce que nous n’aurions reçu que quatre fois
« un » coup. Ce que nous nous sommes pris dans la tête en réalité,
c’est un seul et même coup intensifié à quatre reprises, si bien que la
terminologie « quatre coups » est complètement trompeuse notamment parce
qu’elle donne à penser une réalité numérique, chiffrable en chiffres entiers
(4) là où, en réalité, s’est déployé un processus d’intensification beaucoup
plus fin et exclusivement traductible dans les
termes de variables (l’infini dévidement des décimales). Je n’ai pas
reçu quatre coups, j’ai subi les fluctuations d’ondes de commotion.
Le même schéma d’interprétation
est applicable aux repas du chien de Pavlov. Il n’est pas en train d’attendre
le repas sous l’effet d’une simple stimulation répétitive. Il n’espère pas le
repas en salivant, il produit l’une des variables de contraction d’une
situation. Il crée de nouvelles ondes de réalisation d’une situation qui n’a
jamais, une fois pour toutes, été déjà donnée, pas plus que le premier coup
aurait donné la totalité de ce que quatre coups dans la figure
« sont ». Aucune vague n’est constituée de la même texture d’eau de
mer que la précédente, mais c’est bien dans la réalité de ce mouvement cyclique
que l’océan consiste. Se pourrait-il que là où nous n’apercevons qu’un acte de
répétitivité imbécile et moutonnier, le chien « crée de la
situation », contracte une habitude, au sens littérale de
contracter : « faire un bloc ». Quand nous effectuons le même
trajet deux fois par jour pour aller à notre lieu de travail, nous finissons
par nous laisser porter par le tapis roulant de l’habitude. C’est bien de ce
tapis roulant dont nous parle Nietzsche en évoquant l’ennui qui pointe quand
nous ne travaillons plus, et c’est aussi de lui dont il est peut-être
finalement question dans le mouvement de salivation du chien de Pavlov.
L’habitude ne décrit rien de moins que cet
incroyable dynamisme d’inscription d’une situation dans le réel. Si nous
voulons qu’une chose advienne, elle ne s’effectuera que » de guerre
lasse », dans l’épuisement de notre vouloir et l’incorporation aveugle et
progressive à la banalité de notre quotidien.
Plus nous aurons souffert
sous la pression implacable de la nécessité vitale, plus l’habitude aura creusé
profondément ses sillons dans la « cire » de notre système nerveux.
Nous ne pouvons nous empêcher de voir là, comme Charlie Chaplin dont le film était
d’esprit extrêmement critique, une exploitation de l’homme par l’homme (Karl
Marx), mais Nietzsche nous invite à sortir, autant que nous le pouvons, de
cette « personnalisation » du rapport à l’habitude créé par le
travail. Bien sûr, la pression du travail se fait sentir sur le système nerveux
de l’ouvrier et elle profite à l’entreprise. Mais, même si elle s’accomplit
pour de très mauvaises raisons, même si ce travail impose au corps une emprise
inacceptable et tyrannique, quelque chose de la vie y trouve son compte, y
« fait son beurre », pourrait-on dire. Mais quoi exactement ? Ce
mouvement cyclique de pure gratuité dans le cercle duquel l’homme travaillant
ne travaille que pour travailler, cercle qu’il faut suivre jusqu’au plus secret
de son flux concentrique.
Se pourrait-il que les
choses que nous vivons comptent moins que l’intensité (ou les intensités) avec
laquelle nous les vivons ? Se pourrait-il que le « quoi » compte
moins que le « comment » ? Le chien de Pavlov ne salive
peut-être pas seulement parce qu’il attend sa nourriture mais pour qu’une
situation dans laquelle la sonnerie et la salivation sont associées se
« fasse », se tisse, voie le jour dans la contraction même de cette
association. Il salive pour réaliser la scène, comme on le dirait d’un metteur
en scène au théâtre. Le savant ne voit que de l’automaticité fonctionnelle là
où s’effectue de la pure gratuité parce qu’il ne raisonne, dans son monde
humain, que dans les termes de la fonction, de la finalisation, de l’utilité
des actions. Il semble difficile, voire inconvenant de défendre, devant un
travailleur à la chaîne, l’idée selon laquelle son envie de bricoler pendant le
week-end pourrait s’appuyer, en fin de compte, sur la routine que son travail
rémunéré a petit à petit inscrite dans son corps durant la semaine. « Si
vous bricolez, c’est peut-être parce que vous vous ennuyez de ne pas
travailler ». Se pourrait-il que la vie n’ait rien d’autre à nous offrir
que la répétition ? Nietzsche nous donne les moyens de répondre qu’elle ne
se crée nulle part ailleurs que dans ces situations dans la routine desquelles
nous agissons sous l’effet d’hypnose et de pure gratuité de l’habitude.
Or qu’est-ce que le jeu si
ce n’est un pallier supplémentaire franchi vers cette pure fascination, vers ce
somnambulisme de l’habitude ? Qu’est-ce que le bricolage si ce n’est du
travail que nous pourrons accomplir plus librement parce que fait « pour
lui-même », dans la simple satisfaction de le faire en vue d’autre chose
que le salaire ? L’ouvrier se retrouve le week-end ne sachant plus quoi
faire de ses mains étant entendu que quelque chose de ses mains exprime le
besoin pur de s’activer, même chose pour l’informaticien passant ses loisirs à
jouer à des jeux video, ou tel professeur profitant de ses vacances pour lire
ou continuer à travailler d’une autre façon. On retrouve, une fois de plus, la
dynamique anti biblique qui anime profondément toute l’œuvre de Nietzsche, car
après tout, dans le fil de cette continuité qui s’active du travail à
l’habitude, de l’habitude à l’ennui, de l’ennui au jeu et du jeu à la danse (3e
et dernier cercle), n’est-ce pas le fil même de la continuité, que le septième
jour du travail de création de l’univers par Dieu brise, que suit ici
l’auteur ? Fil proprement hallucinant puisque c’est le présupposé de la
séparation entre notre vie professionnelle et notre vie privée qui se trouve
ainsi remis en question.
« Dieu bénit le
septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute
son œuvre qu’il avait créée en la faisant. » « Il y a un temps pour
tout » avons-nous coutume de dire en pensant dire une profonde
vérité : un temps pour travailler et un temps pour se reposer. Nous avons
bien appris notre catéchisme, mais il se pourrait bien qu’en cela, nous nous
dissimulions à nous-mêmes l’écho d’une vérité bien plus profonde encore, celle
qui nous fait comprendre que nous n’avons qu’une chose à faire et tout le
temps : travailler, œuvrer, s’activer et si l’on oppose à cela le manque
de sommeil, qu’on y réfléchisse un peu, le rêve marque assez clairement que le
travail dont il est ici question ne s’arrête pas quand nous le décidons
(travail de la pensée s’activant dans ma pensée), pas plus que le travail de
digestion de notre estomac. L’homme s’épuise à travailler socialement sur le
fond d’une énergie constante, féconde, innovatrice et jouissive qui le
travaille « clandestinement ».
Ce n’est donc pas pour nous reposer du
travail que nous aimons jouer mais parce que le jeu c’est « la
continuation du travail par d’autres moyens », de meilleurs moyens en
l’occurrence, plus en phase avec la gratuité de ce fond d’activation
travailleuse dont Nietzsche explore le mouvement concentrique. Au 17e siècle,
Pascal, dans « les pensées » affirme que ce que nous appelons
« nos affaires » et l’agitation dans laquelle nous nous mettons pour
les mener à bien cache en réalité la nécessité de nous cacher à nous-mêmes la
tragédie existentielle de notre situation : « Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la
cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il
y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre
condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler
lorsque nous y pensons de près. » Chacun de nous se jouerait à lui-même la comédie du
travail difficile, pour ne pas avoir à affronter l’évidence de cette
vérité : « nous ne savons pas ce que nous faisons ici ni en vue
de quoi nous sommes ici, vivants, dans le monde. » Ce que nous appelons
l’essentiel de notre vie consiste en réalité dans un divertissement visant à
nous distraire de l’existentiel : l’absurdité de notre condition de mortel
dans une vie dont le sens nous échappe.
Pascal et Nietzsche s’accordent sur un
point : c’est le jeu qui finalement agit en « sous main » dans
ce que nous appelons le travail. Mais autant pour le philosophe français, ce
divertissement est profondément vain, caduque et tente inutilement de nous cacher
la nature misérable de notre condition, autant pour Nietzsche, c’est au
contraire l’efficience joyeuse et sereine de la vie qui s’exprime à plein
régime dans cette dynamique ludique de toute activité.
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