dimanche 16 décembre 2012

Texte de Nietzsche - Pourquoi travaillons-nous? (2)


Finalement, c’est justement parce que nous n’avons jamais été amenés à penser (notre ancrage judéo-chrétien dans la malédiction biblique occupe en cela la plus grande part de responsabilité mais ce n’est pas la seule raison) au travail comme activité qui vaudrait en elle-même pour elle-même que nous nous méprenons sur le rapport qu’entretient toute activité laborieuse sur notre corps. L’habitude fait de nous des « zombies » du travail. Nous nous laissons porter par la torpeur des automatismes. « Métro-boulot-dodo » est une rengaine que nous n’envisageons jamais que dans une optique péjorative, comme si nous n’étions que les « robots » d’une chaîne de montage dont le bon fonctionnement nous priverait de liberté. L’ennui que nous éprouvons quand nos besoins vitaux sont satisfaits manifeste la profondeur des sillons creusés dans notre corps par l’habitude et nous haïssons rien tant que l’habitude. Mais avons-nous raison de le faire ?
Se pourrait-il paradoxalement que cette liberté que l’habitude et l’automatisme contraignent ne soit qu’une liberté superficielle au regard d’une autre plus profonde qui serait, elle, contrairement à la première, favorisée par l’habitude ? De quelle liberté peut-il s’agir ? De celle qui nous permet de faire les choses sans y penser, de prendre simplement le mouvement d’un « train-train » et de nous laisser porter par lui. Le préjugé selon lequel toute habitude est la manifestation de la disparition ou de l’absence d’un libre-arbitre est particulièrement clair dans la lecture qui est le plus généralement faire des travaux d’Ivan Pavlov. Il est possible d’inscrire dans le système nerveux d’un chien un certain réseau d’associations qui le conduira à agir de façon automatique, prévisible et programmée.
Pourtant, si l’on ne prend pas exclusivement ces travaux dans une optique manipulatrice, ils semblent bien pointer vers la capacité d’un système nerveux de s’imprégner des données d’une situation. Toute la question est de savoir si le chien attend la nourriture sous l’effet d’un processus de répétition de la même situation, donc pour revivre de l’ancien, ou sous l’impulsion d’un mouvement d’intensification du donné par une sorte de pressurisation d’une situation moins reprise qu’amplifiée. Qu’on réfléchisse un peu, en effet, quatre coups de cloches ne résonnent jamais successivement en un sens, c’est-à-dire que le second retentit dans un milieu sonore déjà occupé, mis sous tension par le premier, de telle sorte qu’à chaque coup, ce n’est pas un autre son de la cloche que j’entends mais l’augmentation du volume d’une seule sonorité que chaque coup amplifie. Si quand nous recevons quatre coups de poing dans la figure à la suite, nous subissions effectivement la répétition de « quatre » coups, nous n’aurions pas aussi mal, parce que nous n’aurions reçu que quatre fois « un » coup. Ce que nous nous sommes pris dans la tête en réalité, c’est un seul et même coup intensifié à quatre reprises, si bien que la terminologie « quatre coups » est complètement trompeuse notamment parce qu’elle donne à penser une réalité numérique, chiffrable en chiffres entiers (4) là où, en réalité, s’est déployé un processus d’intensification beaucoup plus fin et exclusivement traductible dans les  termes de variables (l’infini dévidement des décimales). Je n’ai pas reçu quatre coups, j’ai subi les fluctuations d’ondes de commotion.
Le même schéma d’interprétation est applicable aux repas du chien de Pavlov. Il n’est pas en train d’attendre le repas sous l’effet d’une simple stimulation répétitive. Il n’espère pas le repas en salivant, il produit l’une des variables de contraction d’une situation. Il crée de nouvelles ondes de réalisation d’une situation qui n’a jamais, une fois pour toutes, été déjà donnée, pas plus que le premier coup aurait donné la totalité de ce que quatre coups dans la figure « sont ». Aucune vague n’est constituée de la même texture d’eau de mer que la précédente, mais c’est bien dans la réalité de ce mouvement cyclique que l’océan consiste. Se pourrait-il que là où nous n’apercevons qu’un acte de répétitivité imbécile et moutonnier, le chien « crée de la situation », contracte une habitude, au sens littérale de contracter : « faire un bloc ». Quand nous effectuons le même trajet deux fois par jour pour aller à notre lieu de travail, nous finissons par nous laisser porter par le tapis roulant de l’habitude. C’est bien de ce tapis roulant dont nous parle Nietzsche en évoquant l’ennui qui pointe quand nous ne travaillons plus, et c’est aussi de lui dont il est peut-être finalement question dans le mouvement de salivation du chien de Pavlov. L’habitude ne décrit rien de moins que cet incroyable dynamisme d’inscription d’une situation dans le réel. Si nous voulons qu’une chose advienne, elle ne s’effectuera que » de guerre lasse », dans l’épuisement de notre vouloir et l’incorporation aveugle et progressive à la banalité de notre quotidien.
Plus nous aurons souffert sous la pression implacable de la nécessité vitale, plus l’habitude aura creusé profondément ses sillons dans la « cire » de notre système nerveux. Nous ne pouvons nous empêcher de voir là, comme Charlie Chaplin dont le film était d’esprit extrêmement critique, une exploitation de l’homme par l’homme (Karl Marx), mais Nietzsche nous invite à sortir, autant que nous le pouvons, de cette « personnalisation » du rapport à l’habitude créé par le travail. Bien sûr, la pression du travail se fait sentir sur le système nerveux de l’ouvrier et elle profite à l’entreprise. Mais, même si elle s’accomplit pour de très mauvaises raisons, même si ce travail impose au corps une emprise inacceptable et tyrannique, quelque chose de la vie y trouve son compte, y « fait son beurre », pourrait-on dire. Mais quoi exactement ? Ce mouvement cyclique de pure gratuité dans le cercle duquel l’homme travaillant ne travaille que pour travailler, cercle qu’il faut suivre jusqu’au plus secret de son flux concentrique.
Se pourrait-il que les choses que nous vivons comptent moins que l’intensité (ou les intensités) avec laquelle nous les vivons ? Se pourrait-il que le « quoi » compte moins que le « comment » ? Le chien de Pavlov ne salive peut-être pas seulement parce qu’il attend sa nourriture mais pour qu’une situation dans laquelle la sonnerie et la salivation sont associées se « fasse », se tisse, voie le jour dans la contraction même de cette association. Il salive pour réaliser la scène, comme on le dirait d’un metteur en scène au théâtre. Le savant ne voit que de l’automaticité fonctionnelle là où s’effectue de la pure gratuité parce qu’il ne raisonne, dans son monde humain, que dans les termes de la fonction, de la finalisation, de l’utilité des actions. Il semble difficile, voire inconvenant de défendre, devant un travailleur à la chaîne, l’idée selon laquelle son envie de bricoler pendant le week-end pourrait s’appuyer, en fin de compte, sur la routine que son travail rémunéré a petit à petit inscrite dans son corps durant la semaine. « Si vous bricolez, c’est peut-être parce que vous vous ennuyez de ne pas travailler ». Se pourrait-il que la vie n’ait rien d’autre à nous offrir que la répétition ? Nietzsche nous donne les moyens de répondre qu’elle ne se crée nulle part ailleurs que dans ces situations dans la routine desquelles nous agissons sous l’effet d’hypnose et de pure gratuité de l’habitude.
Or qu’est-ce que le jeu si ce n’est un pallier supplémentaire franchi vers cette pure fascination, vers ce somnambulisme de l’habitude ? Qu’est-ce que le bricolage si ce n’est du travail que nous pourrons accomplir plus librement parce que fait « pour lui-même », dans la simple satisfaction de le faire en vue d’autre chose que le salaire ? L’ouvrier se retrouve le week-end ne sachant plus quoi faire de ses mains étant entendu que quelque chose de ses mains exprime le besoin pur de s’activer, même chose pour l’informaticien passant ses loisirs à jouer à des jeux video, ou tel professeur profitant de ses vacances pour lire ou continuer à travailler d’une autre façon. On retrouve, une fois de plus, la dynamique anti biblique qui anime profondément toute l’œuvre de Nietzsche, car après tout, dans le fil de cette continuité qui s’active du travail à l’habitude, de l’habitude à l’ennui, de l’ennui au jeu et du jeu à la danse (3e et dernier cercle), n’est-ce pas le fil même de la continuité, que le septième jour du travail de création de l’univers par Dieu brise, que suit ici l’auteur ? Fil proprement hallucinant puisque c’est le présupposé de la séparation entre notre vie professionnelle et notre vie privée qui se trouve ainsi remis en question.
« Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute son œuvre qu’il avait créée en la faisant. » « Il y a un temps pour tout » avons-nous coutume de dire en pensant dire une profonde vérité : un temps pour travailler et un temps pour se reposer. Nous avons bien appris notre catéchisme, mais il se pourrait bien qu’en cela, nous nous dissimulions à nous-mêmes l’écho d’une vérité bien plus profonde encore, celle qui nous fait comprendre que nous n’avons qu’une chose à faire et tout le temps : travailler, œuvrer, s’activer et si l’on oppose à cela le manque de sommeil, qu’on y réfléchisse un peu, le rêve marque assez clairement que le travail dont il est ici question ne s’arrête pas quand nous le décidons (travail de la pensée s’activant dans ma pensée), pas plus que le travail de digestion de notre estomac. L’homme s’épuise à travailler socialement sur le fond d’une énergie constante, féconde, innovatrice et jouissive qui le travaille « clandestinement ».
Ce n’est donc pas pour nous reposer du travail que nous aimons jouer mais parce que le jeu c’est « la continuation du travail par d’autres moyens », de meilleurs moyens en l’occurrence, plus en phase avec la gratuité de ce fond d’activation travailleuse dont Nietzsche explore le mouvement concentrique. Au 17e siècle, Pascal, dans « les pensées » affirme que ce que nous appelons « nos affaires » et l’agitation dans laquelle nous nous mettons pour les mener à bien cache en réalité la nécessité de nous cacher à nous-mêmes la tragédie existentielle de notre situation : « Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. » Chacun de nous se jouerait à lui-même la comédie du travail difficile, pour ne pas avoir à affronter l’évidence de cette vérité : « nous ne savons pas ce que nous faisons ici ni en vue de quoi nous sommes ici, vivants, dans le monde. » Ce que nous appelons l’essentiel de notre vie consiste en réalité dans un divertissement visant à nous distraire de l’existentiel : l’absurdité de notre condition de mortel dans une vie dont le sens nous échappe.
Pascal et Nietzsche s’accordent sur un point : c’est le jeu qui finalement agit en « sous main » dans ce que nous appelons le travail. Mais autant pour le philosophe français, ce divertissement est profondément vain, caduque et tente inutilement de nous cacher la nature misérable de notre condition, autant pour Nietzsche, c’est au contraire l’efficience joyeuse et sereine de la vie qui s’exprime à plein régime dans cette dynamique ludique de toute activité.

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