mercredi 12 décembre 2012

"Que désire-t-on de l'être aimé?" - Poème de Pablo Neruda


Les deux amants heureux ne font plus qu’un seul pain,
Une goutte de lune, une seule, dans l’herbe,
Ils laissent en marchant deux ombres qui s’unissent,
Dans le lit leur absence est un seul soleil vide.

Leur seule vérité porte le nom du jour :
Ils sont liés par un parfum, non par des fils,
Ils n’ont pas déchiré la paix ni les paroles
Et leur bonheur est une tour de transparence.

L’air et le vin accompagnent les deux amants,
La nuit leur fait un don de pétales heureux,
Aux deux amants reviennent de droit les œillets.

Les deux amants heureux n’auront ni fin ni mort,
Ils naîtront et mourront aussi souvent qu’ils vivent,
Ils possèdent l’éternité de la nature.


Voici le 48ème de La Centaine d’amour du poète chilien Pablo Neruda. Si le sonnet est gracieux, c’est pourtant sans rechercher un style particulier : les images y sont d’une évidence quotidienne. Le lit, le pain, le vin, l’air, un parfum, la lune… Rien là de très ronflant, rien qu’une simple évidence ; tout est là sous nos yeux, amour, poésie, bonheur. Et Neruda l’a vu. Et ses vers sont heureux – à tous les sens du terme (joyeux et parfaitement à leur place). Jusque dans son style, Neruda démontre donc que le bonheur n’est pas tant une recherche (ce qui est ‘‘recherché’’ est déjà trop sophistiqué) qu’une « tour de transparence ».
L’amour également dont il est question se passe de chercher. Car il n’est pas un manque, il n’escompte plus rien : « les deux amants heureux ne font plus qu’un seul pain ». Ce n’est pourtant pas qu’il n’y ait plus de désir ni d’élan. L’image du pain n’est pas gratuite, c’est l’image d’un des besoins primaires de l’homme : celui de se nourrir. Les deux amants sont ce dont ils se nourrissent. Or de quoi se nourrissent-ils en vérité ? L’un de l’autre ? Assurément non car ils ne sont qu’un seul pain… Mais alors de quoi ? Sinon de ce qu’il y a de commun à eux deux et qui les fait n’être qu’un, à savoir l’amour. On retrouve là sous la plume du poète et dans une métaphore ce que disait précisément Lévinas du désir lorsqu’il disait que l’on « se nourrit du désir » et que, tout en nous vidant (le désir, l’amour, s’avèrent être un besoin au même titre que le pain : le désir désire désirer), il nous découvre des ressources (c’est là l’image de la nutrition).
L’amour se présente ainsi comme la collusion, la confusion ou plus simplement l’union de deux désirs. Mais cette union abolit le désir individuel : strictement parlant, l’amant ne désire plus l’aimé, ce n’est plus l’attraction de l’aimant, ce n’est plus un fil qui nous attire vers l’autre. Ainsi, l’on n’est plus prisonnier de son désir. A la métaphore du fil se substitue celle du parfum pour Neruda. En vue de rester dans la métaphore, il n’y a plus de fatalité du désir (le fil étant l’image de la fatalité si l’on pense aux trois Parques de la mythologie grecque), mais l’absolue évidence que les arômes s’accordent et que le parfum qui en résulte est une perfection. Expliquons plus avant l’analogie… On sait qu’un parfum est constitué de plusieurs arômes assemblés. Or bien souvent entrent dans la composition des grands parfums des arômes en soi désagréables (le musc notamment), mais qui sont nécessaires. L’on peut dire que le désir individuel de chacun est un arôme en soi imparfait, qui, une fois assemblé à celui de l’être aimé permet d’atteindre à la perfection du désir. Or ce parfum, ce désir préexiste aux individus, et les traverse, et les dépasse. L’individu initialement ne désire donc pas assouvir son désir, mais désirer mieux, ou rejoindre un désir plus parfait. Or cette perfection ne peut consister que dans l’union de deux (voire plusieurs) désirs en un seul. L’amour n’est alors qu’une vérité criante qui ne souffre d’aucune explication ni justification extérieure. Ainsi Montaigne concluait-il en ces termes quant à son affection pour La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. »  L’amour n’est donc pas tant un magnétisme passionnel comme pouvait le laisser penser le mythe de l’Androgyne dans le Banquet de Platon, mais l’intense joie éprouvée à reconnaître en toute liberté l’évidence de la nécessité : il n’aurait pas pu en être autrement : on s’aime, il y a de l’amour entre nous… Autant de tournures impersonnelles pour exprimer le fond de cet être-à-deux que suppose la relation amoureuse.
Du reste, toute la première strophe retentit de cet éternel renouvellement de l’union, de l’étreinte, de l’être-deux-en-un. Citons en espagnol : « se reunen » « un solo pan », « una sola gota », « un solo sol ». L’on remarquera que l’assonance « solo sol » est l’aboutissement ultime de cette répétition, comme si le terme « solo » se répétait lui-même en écho : le « soleil vide » dans le lit est l’écho, la trace, le souvenir d’un seul corps. La poésie, la force d’une telle image tient à ses interminables niveaux de sens. On peut aller de l’image très concrète et sensuelle des draps dont les plissures rayonnent autour du creux du lit vide mais peut-être encore chaud, souvenir d’une étreinte passée, à l’idée moins prosaïque (et que la suite du poème ne cesse de confirmer) que l’amour les ancre dans une nature immense et radieuse : le soleil et la lune ne sont plus seulement au-dessus de leur lit comme chez bien des romantiques, mais dans leur lit même : ils ne sont plus dans la nature, eux-mêmes sont la nature en personne. C’est là l’expression éminemment poétique de ce que les philosophes nomment l’immanence. Plus qu’être deux en un, ils ne font en réalité qu’un avec le monde, ils sont traversés de part en part de l’élan vital qui parcourt l’univers, ils résonnent à deux du « chant du monde » pour emprunter le titre d’un roman de Jean Giono, enfin « ils possèdent l’éternité de la nature ».
Cette dernière phrase, point d’orgue du sonnet assume à elle seule bien des aspects de l’amour dans ce qu’il peut avoir de plus divers. Aucun aspect de l’amour ne se trouve ici nié, mais au contraire trouve son exacte place : rien dans le désir n’est en soi mauvais, pourvu qu’on sache à quoi le cantonner. Ainsi, l’idée de ‘‘possession’’ ou ‘’d’avoir’’ inclut-elle l’Eros dans l’amour parfait. Le désir érotique de l’être aimé n’est en rien une fausse dynamique, pour autant que l’on s’aperçoive qu’au fond l’on ne cherche à posséder ni le corps, ni la volonté de l’être aimé, pas plus que l’on ne cherche à rester maître de son image (comme l’indiquait Alquié lorsqu’il parlait de l’amour-passion) mais qu’on a le désir de l’Un, de ce qui ne change pas, de ce qui est éternel (cf Le Banquet de Platon avec les propos de Diotime rapportés par Socrate). Or l’éternité ne se joue pas dans le passé : il ne faut pas confondre l’éternel (ce qui ne change pas) avec l’intangible ou l’immuable (ce qui ne changera plus car étant passé, figé). L’éternité ne se conquiert pas par une quête du futur car personne ne peut la gagner pour soi (même en faisant des enfants, l’on ne saurait devenir immortel…), c’est qu’en réalité, l’éternité se joue dans le présent de l’évidence, dans l’intuition inéluctable que ce que l’on vit là est parfait, autrement dit est « dans l’ordre des choses ». Mais ce n’est pas tant alors la situation qui est dans l’ordre des choses, c’est plutôt que nous sommes dans l’ordre des choses. Reconnaître cela et désirer l’ordre des choses (en espagnol, Neruda parle de la naturaleza), voilà la dernière forme de l’amour. C’est alors l’amour pour L’Etre et non l’amour pour un être…
                                                                                Jérôme Panay

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