Une goutte
de lune, une seule, dans l’herbe,
Ils laissent
en marchant deux ombres qui s’unissent,
Dans le lit
leur absence est un seul soleil vide.
Leur seule
vérité porte le nom du jour :
Ils sont
liés par un parfum, non par des fils,
Ils n’ont
pas déchiré la paix ni les paroles
Et leur
bonheur est une tour de transparence.
L’air et le
vin accompagnent les deux amants,
La nuit leur
fait un don de pétales heureux,
Aux deux
amants reviennent de droit les œillets.
Les deux
amants heureux n’auront ni fin ni mort,
Ils naîtront
et mourront aussi souvent qu’ils vivent,
Ils
possèdent l’éternité de la nature.
Voici le 48ème
de La Centaine d’amour du poète
chilien Pablo Neruda. Si le sonnet est gracieux, c’est pourtant sans rechercher
un style particulier : les images y sont d’une évidence quotidienne. Le
lit, le pain, le vin, l’air, un parfum, la lune… Rien là de très ronflant, rien
qu’une simple évidence ; tout est là sous nos yeux, amour, poésie,
bonheur. Et Neruda l’a vu. Et ses vers sont heureux – à tous les sens du terme
(joyeux et parfaitement à leur place). Jusque dans son style, Neruda démontre
donc que le bonheur n’est pas tant une recherche (ce qui est ‘‘recherché’’ est
déjà trop sophistiqué) qu’une « tour de transparence ».
L’amour également
dont il est question se passe de chercher. Car il n’est pas un manque, il
n’escompte plus rien : « les deux amants heureux ne font plus qu’un
seul pain ». Ce n’est pourtant pas qu’il n’y ait plus de désir ni d’élan.
L’image du pain n’est pas gratuite, c’est l’image d’un des besoins primaires de
l’homme : celui de se nourrir. Les deux amants sont ce dont ils se
nourrissent. Or de quoi se nourrissent-ils en vérité ? L’un de
l’autre ? Assurément non car ils ne sont qu’un seul pain… Mais alors de
quoi ? Sinon de ce qu’il y a de commun à eux deux et qui les fait n’être
qu’un, à savoir l’amour. On retrouve là sous la plume du poète et dans une
métaphore ce que disait précisément Lévinas du désir lorsqu’il disait que l’on
« se nourrit du désir » et que, tout en nous vidant (le désir,
l’amour, s’avèrent être un besoin au même titre que le pain : le désir
désire désirer), il nous découvre des ressources (c’est là l’image de la
nutrition).
L’amour se présente
ainsi comme la collusion, la confusion ou plus simplement l’union de deux
désirs. Mais cette union abolit le désir individuel : strictement parlant,
l’amant ne désire plus l’aimé, ce n’est plus l’attraction de l’aimant, ce n’est
plus un fil qui nous attire vers l’autre. Ainsi, l’on n’est plus prisonnier de
son désir. A la métaphore du fil se substitue celle du parfum pour Neruda. En
vue de rester dans la métaphore, il n’y a plus de fatalité du désir (le fil
étant l’image de la fatalité si l’on pense aux trois Parques de la mythologie
grecque), mais l’absolue évidence que les arômes s’accordent et que le parfum
qui en résulte est une perfection. Expliquons plus avant l’analogie… On sait
qu’un parfum est constitué de plusieurs arômes assemblés. Or bien souvent
entrent dans la composition des grands parfums des arômes en soi désagréables
(le musc notamment), mais qui sont nécessaires. L’on peut dire que le désir
individuel de chacun est un arôme en soi imparfait, qui, une fois assemblé à
celui de l’être aimé permet d’atteindre à la perfection du désir. Or ce parfum,
ce désir préexiste aux individus, et les traverse, et les dépasse. L’individu
initialement ne désire donc pas assouvir son désir, mais désirer mieux, ou rejoindre
un désir plus parfait. Or cette perfection ne peut consister que dans l’union
de deux (voire plusieurs) désirs en un seul. L’amour n’est alors qu’une vérité
criante qui ne souffre d’aucune explication ni justification extérieure. Ainsi
Montaigne concluait-il en ces termes quant à son affection pour La Boétie :
« parce que c’était lui, parce que c’était moi. » L’amour n’est donc pas tant un magnétisme
passionnel comme pouvait le laisser penser le mythe de l’Androgyne dans le Banquet de Platon, mais l’intense
joie éprouvée à reconnaître en toute liberté l’évidence de la nécessité :
il n’aurait pas pu en être autrement : on s’aime, il y a de l’amour entre
nous… Autant de tournures impersonnelles pour exprimer le fond de cet
être-à-deux que suppose la relation amoureuse.
Du reste, toute la
première strophe retentit de cet éternel renouvellement de l’union, de
l’étreinte, de l’être-deux-en-un. Citons en espagnol : « se
reunen » « un solo pan », « una sola gota », « un
solo sol ». L’on remarquera que l’assonance « solo sol » est l’aboutissement
ultime de cette répétition, comme si le terme « solo » se répétait
lui-même en écho : le « soleil vide » dans le lit est l’écho, la
trace, le souvenir d’un seul corps. La poésie, la force d’une telle image tient
à ses interminables niveaux de sens. On peut aller de l’image très concrète et
sensuelle des draps dont les plissures rayonnent autour du creux du lit vide
mais peut-être encore chaud, souvenir d’une étreinte passée, à l’idée moins
prosaïque (et que la suite du poème ne cesse de confirmer) que l’amour les
ancre dans une nature immense et radieuse : le soleil et la lune ne sont
plus seulement au-dessus de leur lit comme chez bien des romantiques, mais dans
leur lit même : ils ne sont plus dans la nature, eux-mêmes sont la nature
en personne. C’est là l’expression éminemment poétique de ce que les
philosophes nomment l’immanence. Plus qu’être deux en un, ils ne font en
réalité qu’un avec le monde, ils sont traversés de part en part de l’élan vital
qui parcourt l’univers, ils résonnent à deux du « chant du monde »
pour emprunter le titre d’un roman de Jean Giono, enfin « ils possèdent
l’éternité de la nature ».
Cette dernière
phrase, point d’orgue du sonnet assume à elle seule bien des aspects de l’amour
dans ce qu’il peut avoir de plus divers. Aucun aspect de l’amour ne se trouve
ici nié, mais au contraire trouve son exacte place : rien dans le désir
n’est en soi mauvais, pourvu qu’on sache à quoi le cantonner. Ainsi, l’idée de ‘‘possession’’
ou ‘’d’avoir’’ inclut-elle l’Eros dans l’amour parfait. Le désir érotique de
l’être aimé n’est en rien une fausse dynamique, pour autant que l’on
s’aperçoive qu’au fond l’on ne cherche à posséder ni le corps, ni la volonté de
l’être aimé, pas plus que l’on ne cherche à rester maître de son image (comme
l’indiquait Alquié lorsqu’il parlait de l’amour-passion) mais qu’on a le désir
de l’Un, de ce qui ne change pas, de ce qui est éternel (cf Le Banquet de Platon avec les propos de
Diotime rapportés par Socrate). Or l’éternité ne se joue pas dans le
passé : il ne faut pas confondre l’éternel (ce qui ne change pas) avec
l’intangible ou l’immuable (ce qui ne changera plus car étant passé, figé).
L’éternité ne se conquiert pas par une quête du futur car personne ne peut la
gagner pour soi (même en faisant des enfants, l’on ne saurait devenir immortel…),
c’est qu’en réalité, l’éternité se joue dans le présent de l’évidence, dans
l’intuition inéluctable que ce que l’on vit là est parfait, autrement dit est
« dans l’ordre des choses ». Mais ce n’est pas tant alors la
situation qui est dans l’ordre des choses, c’est plutôt que nous sommes dans
l’ordre des choses. Reconnaître cela et désirer l’ordre des choses (en
espagnol, Neruda parle de la naturaleza),
voilà la dernière forme de l’amour. C’est alors l’amour pour L’Etre et non
l’amour pour un être…
Jérôme Panay
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