mercredi 19 décembre 2012

Texte de Nietzsche - Pourquoi travaillons-nous? (3)


Sur le fond, les deux philosophes (Pascal et Nietzsche) ne s’accordent donc aucunement. Le terme même de divertissement utilisé par Pascal marque assez bien leur désaccord puisque il désigne le mouvement de se détourner du plus important. De quoi s’agit-il ? De l’absurdité de vivre. Pour bien comprendre la position de Pascal, il est une fois de plus possible de faire référence au blues du business man de Luc Plamondon. Nous voyons autour de nous des magnats de la presse, de l’industrie ou du commerce mener leurs affaires avec assurance, dans le souci évident et logique d’un profit maximum. Il ne semble pas douter du sens de leur existence et comment cela se pourrait-il puisque de la réussite de leur entreprise dépend le sort de milliers d’employés. La hiérarchie sociale les gratifie de tous les signes extérieurs de responsabilité, de richesse et d’importance au sein de la communauté humaine.
Quel sort plus enviable, au temps de Pascal que celui de roi ? Et pourtant nous dit-il, « s’il est sans divertissement…le voilà malheureux et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et se divertit ». C’est que tout homme qui joue oublie en jouant le scandale d’une existence incompréhensible. Il y a, en effet, tout ce dont nous remplissons notre vie : notre travail, notre richesse, etc, et puis il y a « le fait d’être vivant », d’être au monde. On peut expliquer son existence par l’existence de nos parents, on sait très bien que cela n’explique rien du tout. L’incompréhensible n’est pas que j’ai vu le jour grâce à mes géniteurs mais qu’ « exister soit » et que cette condition si fragile qui tient à presque rien puisque une simple maladie, un faux mouvement, une chute suffit à en suspendre le cours se produise sans contenir par elle-même sa justification d’être.
Dans le film de Sam Mendes « American Beauty », un homme d’affaires puissant décrit son credo : « J’ai toujours pensé que pour provoquer la réussite, il fallait renvoyer l’image de la réussite ». Cette phrase contient probablement à elle seule le secret de la « beauté américaine » : démonstrative, superficielle et spectaculaire mais toute la question est de savoir par rapport à quelle réalité brute, donnée, elle s’avoue à elle-même n’être qu’une « image ».  Derrière ces expressions pressées, sûres d’elles-mêmes, exclusivement tournées vers la perspective d’un bénéfice à engranger se cache un discours d’une toute autre nature qui ne peut pas ne pas exister : « je suis comme vous, je n’ai aucune idée de ce que je fais là. Je fais comme s’il s’agissait de gagner de l’argent, de produire de la richesse mais je sais bien que cela ne peut pas être aussi dérisoire. J’ai renoncé à me poser la question, je vis sur l’existence comme sur un volcan qui peut entrer en éruption à tout moment. »
Exister, personne ne sait ce que c’est mais il est un certain mode de vie qui se tient au plus prés de la brutalité de son jaillissement, c’est l’artiste parce que, comme nous l’avons dit, il « célèbre », pour reprendre la formulation du poème de Rilke. Van Gogh a passé sa vie à être plus ou moins méprisé par tout le monde, à peindre sans même oser signer ses toiles, mais dans l’exercice le plus anonyme de son art, il s’est toujours tenu dans la posture gratuite d’une existence « simplement là ». L’artiste ne choisit pas de faire « comme s’il savait » ce qu’il y a à faire ici : il célèbre simplement le fait d’exister en le soulignant par ses œuvres, en se tenant dans la simple et brute efficience de ce surgissement : « j’aurai voulu être un artiste pour pouvoir dire pourquoi j’existe ». Van Gogh ne sait pas davantage qu’un business man ce qu’il fait là mais il se laisse porter par le fait d’être là et peint dans la gratuité de cette posture neutre. C’est en ce sens qu’il est là pour peindre « les tournesols » et qu’il existe pour cela, non pas que ce soit là « son destin » mais cette peinture est l’expression la plus donnée et la plus stylistique de son être au monde. Les tournesols ne jaillissent pas moins obscurément de son talent que son être n’est « absurdement » venu au monde. L’artiste a compris qu’il n’y a rien à expliquer juste à donner vie à des « ouvrages ». 
Or Pascal ne fait d’aucune manière référence à l’art, tout simplement parce que la foi en Dieu lui apparaît comme le seul mouvement susceptible de donner à l’homme le sens qui manque à sa condition. Autant le jeu lui apparaît comme une dérisoire tentative de diversion, autant il désigne pour Nietzsche une dimension de l’existence fondamentale par l’entremise de laquelle nous progressons vers une vérité, celle de l’Art. « Travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général ». Lorsqu’un consommateur de drogue devient assez familier de sa substance favorite pour être « en manque » dés qu’elle lui fait défaut, il a fait d’un « plus » à l’existence le « moins » de la sienne en particulier, ce dont l’absence le rend incapable de continuer à vivre et le registre lexical de Nietzsche devient à cet instant du passage celui de l’addiction au travail.
Mais il serait absurde de connoter péjorativement la référence à cette addiction. Ce n’est pas que l’homme devienne esclave de son travail, c’est tout simplement que le besoin cède, dans tous les sens du terme à l’authenticité du désir. Si le moteur de la vie des hommes consistait, comme certains d’entre nous en sont persuadés, dans ce cycle de la satisfaction et de la reconduction perpétuelle de nos besoins, alors il n’y aurait rien à redire à ce cycle de l’économie de marché dans la dynamique de laquelle nous vivons. Nous travaillerions pour gagner de quoi consommer et nous consommerions pour demeurer vivants. Mais le fait que nous soyons des créatures d’habitude brouille la donne de ce schéma cyclique. Les modalités de travail s’impriment physiquement en nous et nous font devenir dépendants de notre activité. Il faut aller jusqu’au bout de cette idée : ce n’est pas que nous nous dopions pour travailler mais c’est que nous nous dopons dans le travail et par lui. Il n’est pas question de trouver par notre activité salariée de quoi combler le manque fondamental de notre condition de mortel (besoin) mais de choisir, au contraire, le type de « drogue » dans le cycle infernal de laquelle nous allons nous structurer étant entendu que nous consistons exclusivement dans l’efficience de cette « machine ».
Tout être vivant, en tant que vivant, est une « machine à vivre », c’est-à-dire que nous bricolons au fur et à mesure que nous vivons les conditions d’existence de notre existence. Aucun seuil, aucune normalité ne fixe la limite du minimum vital en deçà de laquelle nous serions automatiquement « morts ». Tout être vivant a besoin de nourriture et d’eau pour vivre, c’est ce dont chacun de nous est intimement persuadé et c’est exactement ce qui nous prédispose, voire nous impose l’adhésion au premier cycle décrit par Nietzsche. Mais qu’on y réfléchisse un peu : n’est-ce pas une vision caricaturale et fausse de la notion de nutrition telle qu’elle est pratiquée, déclinée dans le vivant au gré d’une infinie multiplicité de gammes ? Le philosophe Gilles Deleuze fait remarquer, par exemple, que la tique est un animal qui construit son monde autour de trois excitations : elle se laisse guider par la lumière pour monter sur une branche d’arbre, puis elle sent l’animal qui passe en dessous et sur lequel elle se laisse tomber ; enfin elle cherche une région un peu moins fournie en poil pour s’y enfoncer et sucer le sang de la bête. Lumière, odeur et chaleur constitue donc les trois stimulations autour desquelles elle construit dans la réalité féconde et prolifique de la forêt un univers.
On peut toujours lire ceci comme une certaine façon de se nourrir, de la même façon qu’on peut dire que l’araignée construit sa toile « pour » prendre la mouche mais n’est-ce pas interpréter une réalité créatrice, productrice de monde en fonction d’un présupposé de l’utilité et de la finalité qui se trouve davantage dans l’esprit humain que dans la réalité observée ? La tique s’invente au travers d’un mode de vie qu’elle suit moins scrupuleusement pour se nourrir que parce qu’elle consiste exactement dans ce protocole, dans cette machine de vie qu’elle constitue au fil de ces trois forces que sont la lumière, la chaleur et l’odeur. Et si toutes les espèces du vivant se définissaient moins par leur terminologie, par la définition figée de leur identité que par le protocole de leur activité, par le travail qui leur permet de tisser leur monde au fil des forces, parce que peuvent leurs corps au gré des forces ? Et si c’était un souci stylistique qui les animait tout au long de leur vie plutôt que le besoin prétendument instinctif de « survivre » ? Il nous faudrait alors réviser complètement non seulement notre regard de la vie animale, « naturelle » mais aussi bien la notre. Cela signifierait que tous les êtres vivants « jouent » leur condition au lieu de la subir et n’est-ce pas exactement ce « jeu » qui, en tant que marge, rend possible, observable et « permutable » le jeu infini de l’évolution ?
Dés lors le travail ne peut plus désigner ce que nous accomplissons comme des esclaves, tenus sous le joug de l’exploitation par la terreur de mourir. Nous ne travaillons pas pour vivre, nous sommes travaillés par les flux croisés de toutes les mutations du désir d’être. Est-ce mon corps d’individu humain qui a besoin d’eau et de travailler pour gagner de quoi boire, ou bien une société humaine qui a besoin de me faire croire à l’efficience de cette dépendance entre deux termes : moi et l’eau, pour se justifier d’exister et me cacher l’évidence de ma consistance liquide (un corps humain est composé à 70% d’eau) ? Se pourrait-il que la Bible ait lancé une bonne part de l’humanité dans l’exploration d’une voie sans issue visant à nous dissimuler le fond de cette plasticité dynamique et élémentaire sous l’efficience de laquelle la totalité du vivant invente à chaque instant les nouveaux agencements, les nouveaux « plis » de sa réalisation rhizomique ? Thésée n’en a jamais fini avec le labyrinthe.
Le jeu c’est la gratuité du travail, « son présent », ce qu’il est plastiquement, soit nécessairement une gestuelle, une posture, un agencement d’attitudes et de conduites. Ce n’est pas qu’on fasse semblant de travailler, c’est au contraire qu’on ne peut pas exercer son métier sans le « mimer », c’est-à-dire sans l’incarner, sans lui donner la chair même de nos positions, de nos mouvements physiques. C’est peut-être aussi en ce sens qu’il est possible de comprendre la référence à la danse. La chorégraphie, ce n’est pas l’effort que l’on fait pour être gracieux, c’est ce qui reste quand on a retiré à notre agitation gestuelle sa sémantique sociale, ses codes de communication, ses signes extérieurs d’intégration à un milieu. On ne peut pas être un golden boy à Wall Street sans adopter une façon de marcher, de se presser, de se démener devant les écrans de la bourse. C’est ce par quoi s’effectue dans l’exercice même de notre métier la part gratuite du jeu, voire, pour peu qu’on finisse par l’exécuter dans une sorte de perfection somnambulique, la grâce du financier que l’on aura vraiment raison de qualifier de « haut vol ». C’est l’ultime de gré de la stylisation : lorsque nous sommes parvenus à une telle intensité d’intériorisation des attitudes et des gestuelles de notre pratique que nous l’effectuons avec une exactitude qui ne tient qu’à notre plus total désintéressement.
Le bonheur des artistes et des philosophes désigne finalement le travail réduit à son expression la plus simple, la plus pointue, la plus donnée, à savoir celle du présent. Nous sourions devant ces lapins mécaniques que l’on remonte pour qu’ils jouent des cymbales tout en marchant au pas mais il se pourrait bien que nous consistions dans l’emballement déréglé de ces petites mécaniques là, jusqu’à ce qu’il ne soit pas même besoin de nous remonter. D’ailleurs qui nous remonterait ? Ne faut-il voir la marque d’un esprit de contradiction spécifiquement et tragiquement humain dans ce travers par le biais duquel nous avons inventé le chômage sur le fond d’une efficience vivante structurellement travailleuse, allant ainsi  jusqu’à rendre rare ce fond d’énergie bricoleuse dans lequel nous consistons ?

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