jeudi 6 décembre 2012

"Ne sommes-nous liés les uns aux autres que par des échanges?" (2)


 Lorsque nous sommes invités à dîner par des amis, nous savons bien qu’il est « d’usage » de rendre cette invitation, d’accueillir à notre tour, un soir prochain, les personnes qui aujourd’hui nous offrent l’hospitalité. Il n’est finalement rien de pire au regard des règles du « savoir-vivre » que d’accepter les amabilités et les marques d’affection de nos semblables sans les rendre tôt ou tard à celles et ceux qui nous les ont adressées. Se comporter en « homme du monde » consiste finalement à ne jamais négliger cette règle implicite de tous les rapports humains selon laquelle il n’est rien qui nous soit donné par l’un de nos congénères sans qu’il nous « revienne » de lui rendre, à notre tour, sous une autre forme, une autre fois, une autre chose. Ne jamais laisser les dettes s’accumuler, même lorsque il s’agit, comme c’est le cas ici, d’invitations ou de gestes « gratuits » : tel est le principe qui régit nos rapports avec les autres. « Connaître le monde », c’est savoir qu’en réalité et même surtout quand le contexte est apparemment celui de l’amabilité, de la gentillesse et du désintéressement, rien n’est gratuit, et qu’il y aura nécessairement dans l’esprit de la personne qui, aujourd’hui, vous ouvre toutes grandes les portes de sa maison, la pensée que, plus elle vous fait « don » de son hospitalité, du confort de sa demeure, de l’excellence de sa cuisine, plus la dette est en train de se creuser à votre désavantage. Plus vous êtes bien et plus vous êtes « mal », plus vous devez intérieurement tenir une sorte d’ardoise sur laquelle vous notez, à mesure qu’on vous fait l’honneur de telle gentillesse, de tel plat, de telle conversation, tout ce que vous aurez à « donner » en retour pour « ne pas être en reste » ou encore « donner le change » (on peut remarquer d’ailleurs, pour attester de l’efficience de cette règle, l’activation d’une utilisation du langage de la politesse qui va à contre-courant de la réalité stricte : la maîtresse de maison va dire « qu’il ne fallait pas apporter des fleurs », mais elle va le dire parce qu’elle sait très bien qu’il le fallait au contraire, et d’ailleurs, il lui revient à elle aussi de dire « qu’il ne fallait pas ». Nous répondons en disant que « ce n’est rien » alors qu’on voit bien que c’est quelque chose et on le sait puisque on les a achetées, et plutôt cher au fleuriste. Mais quelle est exactement la force et la nature de cette nécessité des usages et des coutumes qui nous fait dire le contraire de ce qui est vrai, qui nous amène à dire le contraire de ce que nous éprouvons vraiment ? On ne se voit pas répondre : « Oh ! Vous savez, il ne tiendrait qu’à moi, je ne vous aurais rien amené du tout, je n’avais aucune envie de venir pour voir s’accumuler à mon égard des attentions qu’il me faudra vous payer en retour tôt ou tard. »)
Ce que pointent ici les usages de l’homme du monde, c’est l’impossible « unilatéralité » des rapports humains, c’est-à-dire l’incapacité dans laquelle nous nous tenons de vivre avec nos semblables sans que le bien qu’on leur fait ne nous soit à son tour rendu de quelque manière et réciproquement. Il serait tout-à-fait absurde de refuser cette idée en la limitant à un certain type de relation. Bien sur il existe des invitations plus « collet monté » que d’autres mais qu’on y réfléchisse un peu et nous verrons, y compris à l’égard de nos amis ou nos parents les plus proches, la même mécanique des rapports humains se mettre en place. L’enfant auquel les parents « sacrifient » tout (de leur loisir, de leur argent, de leurs efforts) dans les premiers âges, est implicitement « tenu » de leur rendre ces marques « pures » d’affection en réussissant sa vie, c’est-à-dire en leur envoyant, par son ascension sociale, les signes non équivoques de la confirmation du fait que leurs efforts ont fini par payer « quelque part ». Lorsque on affirme au sujet de telle personne qu’elle doit sa réussite à ses parents, il est très intéressant de penser au double sens du verbe « devoir ». Elle le leur doit parce qu’ils en sont la cause mais aussi parce que cela fait partie de la dette dont elle est la débitrice, dette, qu’en un sens, d‘ailleurs, elle ne pourra jamais leur rembourser, comme si naître signifiait d’emblée « ça » : être débiteur à l’endroit d’un « créditeur » auquel on doit beaucoup et auquel on ne pourra que très peu rendre. Le vocabulaire religieux, notamment chrétien, reprend à la lettre ce schéma pour décrire le rapport de Dieu à ses créatures. L’être humain est, dans la genèse, une créature fondamentalement fautive. De toute façon nous devons la vie à celui qui nous a créé et nous la devons en ce double sens de la cause et de la dette. Il faut vivre pour le fidèle dans la conscience continuelle de cette dette et mesurer dans l’efficience de chaque seconde de sa vie qu’il la doit au créateur (sacrifice d’Isaac par Abraham dans la religion juive)
Ce double sens de la cause et de la dette est fondamental. La réussite de leur enfant ne satisfera pas seulement les parents dans la mesure où ils pourront se payer de leurs efforts par la conscience et l’image qu’ils seront alors à même de renvoyer à la société d’être de « bons parents » mais au-delà de ce plaisir de la représentation, ils auront la possibilité de se dire alors qu’ils n’ont pas donné « pour rien », qu’ils n’ont pas dépensé de l’énergie dans le vide, dans un chaos, dans un fond d’existence absurde et hasardeux. Les lois de l’échange sont dures dans la mesure où elles nous contraignent à reconnaître que l’on est toujours intéressé à quelque chose, mais c’est aussi pour nous le moyen de nous convaincre que nous existons dans un univers sensé dans lequel rien ne se produit sans cause, ni autrement qu’en vue d’une finalité.
Ces règles de politesse que nous évoquions précédemment, la dureté d’un monde social et professionnel dans lequel on n’a rien sans rien, la construction de nos amitiés fondée sur cet adage selon lequel finalement « les bons comptes font les bons amis », bref l’efficience d’une dimension humaine à l’intérieur de laquelle ne cesse de circuler une dynamique de la rétribution, tout ceci (dont aucun de nous ne peut douter puisque c’est ce que nous vivons quotidiennement) ne semble pas pouvoir s’expliquer indépendamment de la « terreur » que nous éprouvons sous l’effet de pression d’un autre monde, plus vaste et en même temps plus prenant, plus manifeste, d’autant plus craint qu’il nous semble parfois littéralement « là », celui d’un monde absurde dans lequel ne circulent que des forces physiques, dans lequel nous dépensons sans compter parce que « c’est ça la vie ». Et si l’homme avait constitué de toutes pièces un monde d’échanges pour se dissimuler à lui-même, à toute son espèce, le scandale d’un univers ne consistant qu’en interactions, dans lequel les choses sont moins dues à d’autres choses que liées avec elle dans un seul et même mouvement qui n’aspire à aucune autre fin que celle d’être en cet instant présent, là maintenant ? Et si chaque instant n’était que le bord extérieur d’un univers qui n’avait par lui-même aucun projet, aucun avenir, n’étant dirigé par personne, par aucune règle, comme un avion sans pilote ?
Bien sûr le monde géré par les échanges, par l’efficace incessante du commerce et du marchandage nous semble dur, sans pitié, mais en fin de compte moins dur et cru que le serait pour nous d’avoir à reconnaître l’efficience physique d’un don, d’un sacrifice dont nous n’avons pas idée, ou plutôt dont nous cachons l’idée peut-être parce qu’elle trop évidente, trop proche: en cet instant comme en tout instant, quelque chose de moi se perd, se libère dans le monde qui ne me sera jamais rendu. Quoi ? Vivre. Le sacrifice n’est pas ce « don de soi » que l’on fait dans la vie sociale pour que nos enfants finissent tôt ou tard par en avoir pour nous de la reconnaissance. Le sacrifice est le mode d’existence fondamental, physique et donné de toute existence. Si nous attendons avec autant d’assurance, de rigueur, de fermeté et finalement de plaisir que l’on nous rende toujours la « monnaie de notre pièce », dans le bon sens du terme comme dans le mauvais, c’est parce que cela nous rassure sur la dynamique d’un monde social humain dans laquelle rien ne se produit sans être causé par une origine ni sans produire un effet parce que la vérité pure, première et indépassable de la vie, de l’univers, de la totalité dans laquelle nous sommes, c’est qu’elle est seulement là, maintenant, jaillie de nulle part et n’ayant aucun avenir. Nous nous lions désespérément les uns aux autres par des échanges pour dissimuler la vérité du fait que nous sommes seulement ici et maintenant noyés, confondus dans des interactions.

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