Lorsque nous sommes invités à dîner par des amis,
nous savons bien qu’il est « d’usage » de rendre cette invitation,
d’accueillir à notre tour, un soir prochain, les personnes qui aujourd’hui nous
offrent l’hospitalité. Il n’est finalement rien de pire au regard des règles du
« savoir-vivre » que d’accepter les amabilités et les marques
d’affection de nos semblables sans les rendre tôt ou tard à celles et ceux qui
nous les ont adressées. Se comporter en « homme du monde » consiste
finalement à ne jamais négliger cette règle implicite de tous les rapports
humains selon laquelle il n’est rien qui nous soit donné par l’un de nos
congénères sans qu’il nous « revienne » de lui rendre, à notre tour,
sous une autre forme, une autre fois, une autre chose. Ne jamais laisser les
dettes s’accumuler, même lorsque il s’agit, comme c’est le cas ici,
d’invitations ou de gestes « gratuits » : tel est le principe
qui régit nos rapports avec les autres. « Connaître le monde », c’est
savoir qu’en réalité et même surtout quand le contexte est apparemment celui de
l’amabilité, de la gentillesse et du désintéressement, rien n’est gratuit, et
qu’il y aura nécessairement dans l’esprit de la personne qui, aujourd’hui, vous
ouvre toutes grandes les portes de sa maison, la pensée que, plus elle vous
fait « don » de son hospitalité, du confort de sa demeure, de
l’excellence de sa cuisine, plus la dette est en train de se creuser à votre
désavantage. Plus vous êtes bien et plus vous êtes « mal », plus vous
devez intérieurement tenir une sorte d’ardoise sur laquelle vous notez, à mesure
qu’on vous fait l’honneur de telle gentillesse, de tel plat, de telle
conversation, tout ce que vous aurez à « donner » en retour pour
« ne pas être en reste » ou
encore « donner le change » (on peut remarquer d’ailleurs, pour
attester de l’efficience de cette règle, l’activation d’une utilisation du
langage de la politesse qui va à contre-courant de la réalité stricte : la
maîtresse de maison va dire « qu’il ne fallait pas apporter des
fleurs », mais elle va le dire parce qu’elle sait très bien qu’il le fallait au contraire, et
d’ailleurs, il lui revient à elle aussi de dire « qu’il ne fallait
pas ». Nous répondons en disant que « ce n’est rien » alors
qu’on voit bien que c’est quelque chose et on le sait puisque on les a
achetées, et plutôt cher au fleuriste. Mais quelle est exactement la force et
la nature de cette nécessité des usages et des coutumes qui nous fait dire le
contraire de ce qui est vrai, qui nous amène à dire le contraire de ce que nous
éprouvons vraiment ? On ne se voit pas
répondre : « Oh ! Vous savez, il ne tiendrait qu’à moi, je
ne vous aurais rien amené du tout, je n’avais aucune envie de venir pour voir
s’accumuler à mon égard des attentions qu’il me faudra vous payer en retour tôt
ou tard. »)
Ce que
pointent ici les usages de l’homme du monde, c’est l’impossible
« unilatéralité » des rapports humains, c’est-à-dire l’incapacité
dans laquelle nous nous tenons de vivre avec nos semblables sans que le bien
qu’on leur fait ne nous soit à son tour rendu de quelque manière et
réciproquement. Il serait tout-à-fait absurde de refuser cette idée en la
limitant à un certain type de relation. Bien sur il existe des invitations plus
« collet monté » que d’autres mais qu’on y réfléchisse un peu et nous
verrons, y compris à l’égard de nos amis ou nos parents les plus proches, la
même mécanique des rapports humains se mettre en place. L’enfant auquel les
parents « sacrifient » tout (de leur loisir, de leur argent, de leurs
efforts) dans les premiers âges, est implicitement « tenu » de leur
rendre ces marques « pures » d’affection en réussissant sa vie,
c’est-à-dire en leur envoyant, par son ascension sociale, les signes non
équivoques de la confirmation du fait que leurs efforts ont fini par payer
« quelque part ». Lorsque on affirme au sujet de telle personne
qu’elle doit sa réussite à ses parents, il est très intéressant de penser au
double sens du verbe « devoir ». Elle le leur doit parce qu’ils en
sont la cause mais aussi parce que cela fait partie de la dette dont elle est
la débitrice, dette, qu’en un sens, d‘ailleurs, elle ne pourra jamais
leur rembourser, comme si naître signifiait d’emblée « ça » :
être débiteur à l’endroit d’un « créditeur » auquel on doit beaucoup
et auquel on ne pourra que très peu rendre. Le vocabulaire religieux, notamment
chrétien, reprend à la lettre ce schéma pour décrire le rapport de Dieu à ses
créatures. L’être humain est, dans la genèse, une créature fondamentalement
fautive. De toute façon nous devons la vie à celui qui nous a créé et nous la
devons en ce double sens de la cause et de la dette. Il faut vivre pour le
fidèle dans la conscience continuelle de cette dette et mesurer dans
l’efficience de chaque seconde de sa vie qu’il la doit au créateur (sacrifice
d’Isaac par Abraham dans la religion juive)
Ce double
sens de la cause et de la dette est fondamental. La réussite de leur enfant ne
satisfera pas seulement les parents dans la mesure où ils pourront se payer de
leurs efforts par la conscience et l’image qu’ils seront alors à même de
renvoyer à la société d’être de « bons parents » mais au-delà de ce
plaisir de la représentation, ils auront la possibilité de se dire alors qu’ils
n’ont pas donné « pour rien », qu’ils n’ont pas dépensé de l’énergie
dans le vide, dans un chaos, dans un fond d’existence absurde et hasardeux. Les
lois de l’échange sont dures dans la mesure où elles nous contraignent à
reconnaître que l’on est toujours intéressé à quelque chose, mais c’est aussi
pour nous le moyen de nous convaincre que nous existons dans un univers sensé
dans lequel rien ne se produit sans cause, ni autrement qu’en vue d’une
finalité.
Ces règles
de politesse que nous évoquions précédemment, la dureté d’un monde social et
professionnel dans lequel on n’a rien sans rien, la construction de nos amitiés
fondée sur cet adage selon lequel finalement « les bons comptes font les
bons amis », bref l’efficience d’une dimension humaine à l’intérieur de
laquelle ne cesse de circuler une dynamique de la rétribution, tout ceci (dont
aucun de nous ne peut douter puisque c’est ce que nous vivons quotidiennement)
ne semble pas pouvoir s’expliquer indépendamment de la « terreur »
que nous éprouvons sous l’effet de pression d’un autre monde, plus vaste et en
même temps plus prenant, plus manifeste, d’autant plus craint qu’il nous semble
parfois littéralement « là », celui d’un monde absurde dans lequel ne
circulent que des forces physiques, dans lequel nous dépensons sans compter
parce que « c’est ça la vie ». Et si l’homme avait constitué de
toutes pièces un monde d’échanges pour se dissimuler à lui-même, à toute son
espèce, le scandale d’un univers ne consistant qu’en interactions, dans lequel
les choses sont moins dues à d’autres choses que liées avec elle dans un seul
et même mouvement qui n’aspire à aucune autre fin que celle d’être en cet
instant présent, là maintenant ? Et
si chaque instant n’était que le bord extérieur d’un univers qui n’avait par
lui-même aucun projet, aucun avenir, n’étant dirigé par personne, par aucune
règle, comme un avion sans pilote ?
Bien sûr
le monde géré par les échanges, par l’efficace incessante du commerce et du
marchandage nous semble dur, sans pitié, mais en fin de compte moins dur et cru
que le serait pour nous d’avoir à reconnaître l’efficience physique d’un don,
d’un sacrifice dont nous n’avons pas idée, ou plutôt dont nous cachons l’idée
peut-être parce qu’elle trop évidente, trop proche: en cet instant comme en
tout instant, quelque chose de moi se perd, se libère dans le monde qui ne me
sera jamais rendu. Quoi ? Vivre. Le sacrifice n’est pas ce « don de
soi » que l’on fait dans la vie sociale pour que nos enfants finissent tôt
ou tard par en avoir pour nous de la reconnaissance. Le sacrifice est le mode
d’existence fondamental, physique et donné de toute existence. Si nous attendons
avec autant d’assurance, de rigueur, de fermeté et finalement de plaisir que
l’on nous rende toujours la « monnaie de notre pièce », dans le bon
sens du terme comme dans le mauvais, c’est parce que cela nous rassure sur la
dynamique d’un monde social humain dans laquelle rien ne se produit sans être
causé par une origine ni sans produire un effet parce que la vérité pure,
première et indépassable de la vie, de l’univers, de la totalité dans laquelle
nous sommes, c’est qu’elle est seulement là, maintenant, jaillie de nulle part
et n’ayant aucun avenir. Nous nous lions
désespérément les uns aux autres par des échanges pour dissimuler la vérité du
fait que nous sommes seulement ici et maintenant noyés, confondus dans des
interactions.
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