La vieillesse est le temps
venu de la lenteur, lenteur consentie, revendiquée, assumée, voire jouie. Il
s’agit de prendre le temps de vivre parce que l’on vit dans la réalisation de
cette évidence, qu’il nous a fallu beaucoup de temps pour comprendre, que
vivre, en soi, c’est déjà pas mal. Chaque geste coûte maintenant et dans
l’équilibre hasardeux, précaire de notre marche, de notre audition de notre
vue, on perçoit qu’il y a de quoi s’émerveiller parce que simplement « ça
tient » et ça ne tient plus « tout seul » mais ça grince de
partout, ça se grippe, ça rabote. Vivre ne nous apparaît plus comme une sorte
de capital de départ qu’il nous reviendrait de faire fructifier, c’est juste la
ligne qu’il s’agit de faire tenir bon an, mal an. On n’attend plus rien, on est
déjà bien content d’être et c’est peut-être l’occasion de se dire qu’on s’est
peut-être trompé toute sa vie en attendant de l’existence qu’elle nous donne quelque
chose de plus que sa seule efficience.
Or ce temps de la
« retraite », comme temps venu d’une forme de suspension se retrouve
dans le langage courant par un certain usage du verbe voir : « faut
voir ». Voir comme envisager, réfléchir, évaluer, mesurer mais surtout
comme retard, suspens de l’acte. Ne pourrions-nous pas situer ce qu’on appelle
le 3e voire le 4e âge comme étant moins le temps de la retraite que celui de la
rétractation et plus précisément de la rétractation du voir par rapport à
l’agir ?
De fait, de quelqu’un qui
chausse ses lunettes, on attend un soin, une application, un ralentissement de
la gestuelle qui va donner à sa tâche, quelle qu’elle soit, une intensification,
voire une forme de dramatisation du
quotidien. Il y a là quelque chose qui rappelle les œillères du cheval qui va
se concentrer sur sa course grâce à l’occultation de tout ce qui n’est pas elle.
Il faut voir, soupeser, jauger, estimer les probabilités, tâter le terrain.
Voir, c’est se donner le temps de la réflexion et la vieillesse dans son
ensemble pourrait peut-être se concevoir comme l’âge pendant lequel on peut
enfin s’accorder le temps de voir
jusqu’à ne plus même envisager l’action, s’offrir l’opportunité de voir pour
voir, de contempler. Il s’agirait dés lors de
concevoir les lunettes du temps suspendu d’agir (« Ô temps suspends
ton vol et vous heures propices suspendez votre cours » - Lamartine). Les
lunettes permettent bien de se livrer à une activité mais il n’est rien de
cette activité qui soit vécu comme événement susceptible de produire une
véritable amélioration de son sort. La personne très âgée n’attend rien de la
vie comme aventure qui viendrait de l’extérieur faire surgir une condition
nouvelle dans sa vie. Mais en même temps la dimension de la lenteur dont elle
se voit gratifiée lui donne la possibilité de scruter dans toute la pesanteur
de la routine l’efficience d’une vie qui n’aurait jamais consisté que dans
l’attente, la mise sous tension d’un champ, un peu comme une personne qui à
force de patienter dans la salle d’attente finirait par se poser la question de
savoir s’il y a vraiment un docteur.
On pourrait présenter les
choses de cette façon : la vieillesse serait ce temps de la mise en suspension
qu’une certaine façon de voir creuse,
instaure dans l’attente de mourir. « Mourir ? Faut
voir ! » et la question se poserait alors de savoir de quelles
lunettes la personne âgée aurait besoin pour instaurer ce champ de
contemplation, de sursis, étant entendu qu’elle est fondamentalement ce que
l’on pourrait appeler une « créature d’habitudes ». Ce qu’il s’agit
de voir, ce n’est plus du tout la mort arriver, mais plutôt « voir
venir » ou « voir devenir ». Nous, les « actifs »
sommes un peu méprisants à l’égard de ce monde de l’habitude qu’est l’univers
des personnes âgées, mais sommes-nous sûrs que ce n’est pas davantage dans la
dimension de leur routine plutôt que dans le sensationnel de notre projet de
carrière ou le côté spectaculaire de nos défis à relever que se situe la
fabrique même du réel ?
Mettre
des lunettes, c’est rendre opérationnel le fait de voir. Ce qui s’instaure à
partir de cet objet est la mise sous tension d’un champ de visibilité et c’est
en ce sens que l’on peut parler d’un accessoire de dramatisation des puissances
du quotidien. Et la personne âgée est souvent une personne qui tient plus qu’à
toute autre chose à l’observation stricte des règles de son quotidien. Elle
prête à l’ordre de sa journée une attention plus que pointilleuse et si elle ne
mange pas à l’heure fixée, elle s’inquiète, s’angoisse et se plaint. Mais se
pourrait-il que ce que nous prenons pour de l’entêtement attestant de
l’étroitesse de son univers soit en réalité toute autre chose ? Se
pourrait-il que dans cette succession quotidienne des mêmes actions, dans cette
répétition fastidieuse d’un même « ordre », quelque chose de
proprement hallucinant, nouveau se donne à « voir » ? Mais de
quoi s’agirait-il ?
Quand nous faisons la même
chose deux ou trois fois par jour pendant plusieurs mois, finit par se mettre
en place une sorte de pilotage automatique par le biais duquel les choses se
font sans que l’on y pense. On se laisse porter par une situation que l’on a
vécue si souvent qu’on a fini par l’intérioriser, par l’intégrer à soi jusqu’à
n’être plus qu’une incidence parmi toutes celles qui donnent naissance en se
liant, en se contractant, à l’effectuation d’un fait. Dans cet état
somnambulique, nous voyons se mettre en action la force de cohésion du réel.
Les évènements qui se passent ne se produisent pas parce qu’ils ont été voulus
par quelqu’un mais parce qu’ils consistent dans un tissage, dans un
enchevêtrement d’une infinité de petites choses qui se compriment dans une
trame. L’usine du réel c’est une machine à comprimer, à créer des blocs. Qu’on
regarde dans le détail un événement important, nous verrons que ce que nous
jugeons important, ce que nous avons tendance à considérer comme événementiel
dans l’événement n’est lui-même composé que d’une multiplicité de minuscules
incidences qui comprimées les unes aux autres donnent ce que nous appelons
« l’événement ».
C’est en ce sens que l’on
peut dire qu’il n’est pas d’instant qui puisse être chose que le résultat de
« coïncidences », c’est-à-dire d’incidences mises les unes au bout
des autres. Le principe de base de l’effectuation d’un instant est un
« et » et non un « donc ». Et pour cela, des lunettes me
seront plus utiles que des capacités de déduction. Mieux vaut être un artiste
qu’un scientifique parce que le scientifique est convaincu que les choses qui
se produisent sont la conséquence de celles qui se sont produites avant alors
qu’un artiste voient les choses se produire sous l’efficience d’un pur et
simple processus de cohésion. Cela revient à soutenir que c’est par le cycle de
l’habitude que l’on peut rendre compte du réel mieux que par la loi de
causalité. Je ne sais pas si l’eau bout parce
qu’elle est à 100° mais je sais qu’elle est à 100° et qu’elle bout. C’est la puissance de l’habitude et avant que
l’eau arrive à 100°, rien ne me permet d’être absolument certain qu’elle
bouillira forcément, nécessairement. Les évènements ne se lient les uns aux
autres que par habitude et non par nécessité causale. Dés lors, l’ancrage de la
personne âgée dans l’habitude nous apparaît différemment. Nous croyons qu’elles
s’accrochent aux « évènements » alors qu’elles fixent le lien, la
routine des évènements et, se faisant, sont attentives au seul et vrai
mouvement par le biais duquel le monde se fait exister, soit un phénomène de
contraction.
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