On entend
souvent dire que dans la vie « on n'a rien sans rien », c’est-à-dire
que rien ne nous arrive « comme ça », comme un « dû ». Il
est impossible de jouir d’un quelconque avantage si nous ne nous activons pas
pour en bénéficier. Cette affirmation suppose que nous vivons dans un milieu
qui est régi par un principe équitable de rétribution des efforts que nous
fournissons et des gains que nous encaissons. En d’autres termes, rien n’est
« gratuit », tout se paie. Le principe même de toute existence
sociale implique que l’on reçoive de notre employeur la somme correspondant au
travail que nous effectuons pour lui. Chacun de nous perçoit bien d’ailleurs ce
fond de discours moralisant présent dans cette maxime : « Dans la vie
on n'a rien sans rien ». C’est une autre manière d’affirmer qu’il ne faut
pas s’attendre à recevoir si l’on n’est pas prêt à donner. La vie en société
repose donc sur une justice que l’on pourrait concevoir comme une balance
veillant continuellement à l’équilibre de nos efforts et de nos acquis. C’est
très exactement de cette balance dont nous parlons quand nous affirmons qu’il
n’est pas juste que tel ou tel gagne autant d’argent au regard de l’intensité
d’un engagement que nous jugeons faible.
Cette
façon de penser est suffisamment ancrée dans nos esprits pour que nous
l’appliquions à tous les domaines de l’existence, y compris celui des
sentiments. Si « les petits cadeaux entretiennent l’amitié », cela
signifie que la nature spontanée, gratuite, irrationnelle, inexplicable de
l’affection que nous portons à tel ou tel a ses limites, qu’une amitié ou qu’un
amour se construisent et que chacun doit y mettre du sien pour que cela
« tienne le coup ». Je reçois de l’amour à hauteur de celui que je
suis disposé à donner. Un rapport ne peut se constituer durablement qu’à la
condition que chacun y « mette un peu du sien ». Mais alors cela
signifie que toute relation est une transaction et que rien dans les sentiments
n’est inconditionnel, donné, « pur », gratuit. Nous ne donnons jamais
notre affection sans attendre de la part de l’autre un « retour ».
Par conséquent, les sentiments seraient moins indicateurs de la profondeur d’un
ressenti que fondateurs d’une sorte d’entente contractuelle volontaire et
intéressée : « je te donne et en retour tu me donnes ».
Il existe
pourtant dans le vocabulaire amoureux un registre lexical de la chute, de la
faille, de l’inclination qui semble faire signe de la nature inconsciente,
involontaire, irréfléchie de l’amour ou de l’amitié. Montaigne évoquant son
amitié avec La Boétie décrit très simplement l’efficience inconditionnelle de
l’affection : « Parce que c’était lui, parce que c’était
moi ». Cela ne s’explique pas. Les affinités suivent le cours d’une étrange
« alchimie » sous l’effet de laquelle nous nous sentons de plain-pied
avec telle autre personne sans que cette « inclination » puisse
vraiment se justifier ou s’expliquer. Le rapport qu’une mère noue avec son
enfant ne nous semble d’aucun biais intéressé comme l’est par nature un
échange. La question qui se pose est donc celle de la gratuité des rapports
humains. Ne sommes-nous en rapport que pour effectuer des transactions ?
L’échange
s’oppose au don parce qu’il est intéressé alors que le don est gratuit. Nous
n’attendons rien en retour. Lorsque nous échangeons quelque chose contre autre
chose, nous faisons volontairement un pacte avec quelqu’un alors qu’un don est
unilatéral, spontané, nous le faisons parce que « c’est naturel ». Il
est difficile de distinguer le don d’une forme « d’effusion », de
premier « mouvement ». On donne sous le coup d’une impulsion, sans
arrière-pensée. Il suppose une évidence. Au contraire, l’échange suppose un
accord préalable et consenti : on se met d’accord sur quelque chose, sur
des termes. L’échange s’appuie évidemment sur l’interchangeabilité des biens ou des sentiments échangés, ce qui
place au premier plan de l’échange la notion de valeur : je ne peux
échanger telle couverture contre telle paire de chaussures que parce que ces
deux biens distincts se rapprochent sur le plan de la « valeur ».
Mais comment appliquer ce principe de l’interchangeabilité aux
sentiments ? Mon amour peut-il
s’échanger contre l’amour de l’autre parce qu’ils ont tous les deux la même
valeur ?
Le problème
vient ici du fait que lorsque il s’agit d’un troc, on est à la recherche d’un
objet qui va être l’occasion de l’entente avec telle ou telle personne. Pour
l’amour ce qui fait la valeur de l’affection vient entièrement du fait que
c’est cette personne là qui me donne son amour. Il est impossible de détacher
l’amour « comme bien », de la personne qui m’en fait
« don » contre le mien. Ce qui fait l’intérêt de l’échange n’est pas
tant la nature du bien échangé que la personne qui me le cède ; disons que
c’est justement le caractère indissociable du bien échangé avec la personne qui
me l’échange qui donne à l’échange sa valeur. La prostitution décrit
précisément tout ce qui distingue le « commerce amoureux » de l’amour
tout court parce qu’il est justement possible de distinguer le fait d’accorder
un rapport sexuel de celui d’éprouver des sentiments pour quelqu’un. Je ne peux
pas donner mon affection à quelqu’un comme un bien interchangeable dont il va
me rendre la valeur correspondante. Il suffit pour s’en rendre compte de
comparer le refus d’acheter un bien de la part d’un éventuel consommateur et le
refus d’une personne aimée de nouer une relation amoureuse avec celui ou celle
qui l’aime. Pour le premier cité, il n’a plus qu’à reprendre sa marchandise sans
état d’âme. Pour le second, ce n’est pas seulement quelque chose qu’il a qui lui a été refusé mais bel
et bien celui qu’il est. Il est
rejeté « dans son être ». Nous n’échangeons jamais à proprement
parler des sentiments mais des marques d’affection qui sont là pour faire signe
du ressenti d’un lien.
La
question qui se pose alors est celle de l’attestation, de la conversion du sentiment
que nous éprouvons pour l’autre en « bien » que nous lui offrons.
Pourquoi l’existence d’un ressenti ne suffit-elle pas à poser la
réalisation d’un rapport ? La fête de Noël est-elle autre chose que le
processus de rentabilisation du lien familial dans le bon fonctionnement d’une
société marchande, comme s’il s’agissait, sur le modèle de ces expérimentations
scientifiques qui tendent à rendre visible l’efficience de certaines forces, de
détecter concrètement, par le chiffre, la réalité d’une affection ? La
majorité des parents aiment « évidemment » leurs enfants mais Noël
les met en demeure de montrer clairement « de combien ils les
aiment ». A une personne que nous aimons beaucoup, nous sommes tentés de
dire qu’elle n’a pas idée de l’intensité de l’amour que nous lui vouons mais
l’efficace persistante et active d’une société d’échanges, d’une modalité de
rapport commercial entre quelqu’un qui offre et quelqu’un qui demande, nous
« autorise », mais peut-être serait-il plus juste de dire :
« nous contraint », à quantifier notre sentiment sur une échelle de
valeur pécuniaire.
Nous éprouvons les uns pour les autres des sentiments, mais
nous ne pouvons donner idée à l’autre de la force de ces sentiments qu’en les
« traçant », qu’en matérialisant leur empreinte dans un dispositif de
détection quantifiée et quantifiable, qu’en les intégrant à une dynamique de
marché qui va mobiliser une chaîne impressionnante d’acteurs, d’entreprises, de
données, d’éléments et de forces naturels. Que tel homme à Paris tombe amoureux
de telle femme va s’avérer fatal à tel alligator d’un marais de Floride avec la
peau duquel on va coudre le sac à main « Gucci » qu’il va lui offrir.
Et s’il est « mauvais » pour l’alligator en question que l’amour soit
prétexte à échange, il est par contre très bon pour le chasseur, l’usine, et le
vendeur que l’amour existe.
Nous
réalisons alors qu’il existe dans la dynamique de cette « toile » du
libre échange l’activation d’un potentiel de mise en relation proprement inouï
par le biais duquel il n’est rien de ce qui se passe ici qui ne soit
susceptible d’avoir des répercussions « là ». Ce que nous appelons
économiquement le « mondialisme », c’est l’impossibilité imposée à
chacun de nous de pouvoir se constituer dans son coin une réalité « qui ne
regarde que lui ». Il n’est pas de sentiment qui, à la lumière de ce
processus d’attestation, de concrétisation par sa valeur commerciale, ne se
voit en quelque sorte mis sur la place publique du marché et totalement
dépouillé de la nature confidentielle, intime qui constitue pourtant le
contexte de son effusion première. « Aimons-nous les uns les
autres », pourrions-nous dire, parce que cela finit toujours par nous
rapporter les uns aux autres (sauf à l’alligator évidemment).
Ce que
l’on appelle l’effet Papillon est une hypothèse d’origine météorologique
formulée en 1972 par Edward Lorenz selon laquelle il s’agissait d’envisager la
possibilité qu’un battement d’ailes d’un papillon au Brésil puisse entraîner
une tornade au Texas. Elle ne peut se concevoir qu’à partir de la théorie
physique du chaos qui met en lumière le déterminisme, à savoir non seulement
qu’il n’y a pas d’effet sans cause (ce que l’on savait déjà) mais surtout qu’il
existe un rapport exponentiel des causes aux effets, à savoir que d’infimes
nuances dans les causes aboutissent à des variations beaucoup plus importantes
dans les effets. Il n’est aucun phénomène de l’univers qui ne soit isolable
d’un autre parce que ce qui consiste le cosmos, c’est précisément le dynamisme
de cet enchevêtrement continuel, de cette intrication des forces qui compose la
toile de ce « devenir monde qu’est le monde ».
La
mondialisation en tant qu’objectif de ce système économique du libre échange ne
peut se concevoir autrement que sur le fond de cette intrication physique des
forces et des phénomènes. Ce que nous réalisons alors, c’est le fait que le
libre échange essaie d’instaurer sur la base d’une efficience physique de
l’interaction dynamique et continue des forces constitutive du réel même, une
sorte d’imitation, de mise en relation par le biais de laquelle il n’est rien
de rien qui ne soit potentiellement intéressé
à autre chose en tant qu’éventuellement pris dans la chaîne productive et
commerciale des biens sur la base de laquelle nous sommes tentés de dire que le
monde fonctionne (mais nous ne parlons alors, sans nous en rendre compte, que
de société humaine). Finalement nous pourrions dire que le capitalisme répète l’efficience physique d’une
nature naturante interactive mais c’est précisément tout le problème, soit ce
qui positionne l’être humain en perpétuel décalage par rapport à la réalisation
physique de ce qui instantanément se réalise, par le biais de quoi c’est
justement quand nous croyons faire que nous défaisons tout. Nous constituons
artificiellement des chaînes d’intéressement financier sur le fond d’une
texture naturelle qui se trouve être déjà tissée de mailles interactives.
Cet article ne décrit pas "la version light" du traitement possible de la question. Il reprend néanmoins, surtout au début, un travail de problématisation du sujet donné. Les éléments de plan donné en cours ne figurent pas vraiment ici. Par contre, de nouveaux arguments ainsi que des pistes possibles (différentes de celles qui ont été approchées pendant les séances) sont présentes.
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