dimanche 2 décembre 2012

"Ne sommes-nous liés les uns aux autres que par des échanges?"


On entend souvent dire que dans la vie « on n'a rien sans rien », c’est-à-dire que rien ne nous arrive « comme ça », comme un « dû ». Il est impossible de jouir d’un quelconque avantage si nous ne nous activons pas pour en bénéficier. Cette affirmation suppose que nous vivons dans un milieu qui est régi par un principe équitable de rétribution des efforts que nous fournissons et des gains que nous encaissons. En d’autres termes, rien n’est « gratuit », tout se paie. Le principe même de toute existence sociale implique que l’on reçoive de notre employeur la somme correspondant au travail que nous effectuons pour lui. Chacun de nous perçoit bien d’ailleurs ce fond de discours moralisant présent dans cette maxime : « Dans la vie on n'a rien sans rien ». C’est une autre manière d’affirmer qu’il ne faut pas s’attendre à recevoir si l’on n’est pas prêt à donner. La vie en société repose donc sur une justice que l’on pourrait concevoir comme une balance veillant continuellement à l’équilibre de nos efforts et de nos acquis. C’est très exactement de cette balance dont nous parlons quand nous affirmons qu’il n’est pas juste que tel ou tel gagne autant d’argent au regard de l’intensité d’un engagement que nous jugeons faible.
Cette façon de penser est suffisamment ancrée dans nos esprits pour que nous l’appliquions à tous les domaines de l’existence, y compris celui des sentiments. Si « les petits cadeaux entretiennent l’amitié », cela signifie que la nature spontanée, gratuite, irrationnelle, inexplicable de l’affection que nous portons à tel ou tel a ses limites, qu’une amitié ou qu’un amour se construisent et que chacun doit y mettre du sien pour que cela « tienne le coup ». Je reçois de l’amour à hauteur de celui que je suis disposé à donner. Un rapport ne peut se constituer durablement qu’à la condition que chacun y « mette un peu du sien ». Mais alors cela signifie que toute relation est une transaction et que rien dans les sentiments n’est inconditionnel, donné, « pur », gratuit. Nous ne donnons jamais notre affection sans attendre de la part de l’autre un « retour ». Par conséquent, les sentiments seraient moins indicateurs de la profondeur d’un ressenti que fondateurs d’une sorte d’entente contractuelle volontaire et intéressée : « je te donne et en retour tu me donnes ».
Il existe pourtant dans le vocabulaire amoureux un registre lexical de la chute, de la faille, de l’inclination qui semble faire signe de la nature inconsciente, involontaire, irréfléchie de l’amour ou de l’amitié. Montaigne évoquant son amitié avec La Boétie décrit très simplement l’efficience inconditionnelle de l’affection : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Cela ne s’explique pas. Les affinités suivent le cours d’une étrange « alchimie » sous l’effet de laquelle nous nous sentons de plain-pied avec telle autre personne sans que cette « inclination » puisse vraiment se justifier ou s’expliquer. Le rapport qu’une mère noue avec son enfant ne nous semble d’aucun biais intéressé comme l’est par nature un échange. La question qui se pose est donc celle de la gratuité des rapports humains. Ne sommes-nous en rapport que pour effectuer des transactions ?
L’échange s’oppose au don parce qu’il est intéressé alors que le don est gratuit. Nous n’attendons rien en retour. Lorsque nous échangeons quelque chose contre autre chose, nous faisons volontairement un pacte avec quelqu’un alors qu’un don est unilatéral, spontané, nous le faisons parce que « c’est naturel ». Il est difficile de distinguer le don d’une forme « d’effusion », de premier « mouvement ». On donne sous le coup d’une impulsion, sans arrière-pensée. Il suppose une évidence. Au contraire, l’échange suppose un accord préalable et consenti : on se met d’accord sur quelque chose, sur des termes. L’échange s’appuie évidemment sur l’interchangeabilité des biens ou des sentiments échangés, ce qui place au premier plan de l’échange la notion de valeur : je ne peux échanger telle couverture contre telle paire de chaussures que parce que ces deux biens distincts se rapprochent sur le plan de la « valeur ». Mais comment appliquer ce principe de l’interchangeabilité aux sentiments ?  Mon amour peut-il s’échanger contre l’amour de l’autre parce qu’ils ont tous les deux la même valeur ?
Le problème vient ici du fait que lorsque il s’agit d’un troc, on est à la recherche d’un objet qui va être l’occasion de l’entente avec telle ou telle personne. Pour l’amour ce qui fait la valeur de l’affection vient entièrement du fait que c’est cette personne là qui me donne son amour. Il est impossible de détacher l’amour « comme bien », de la personne qui m’en fait « don » contre le mien. Ce qui fait l’intérêt de l’échange n’est pas tant la nature du bien échangé que la personne qui me le cède ; disons que c’est justement le caractère indissociable du bien échangé avec la personne qui me l’échange qui donne à l’échange sa valeur. La prostitution décrit précisément tout ce qui distingue le « commerce amoureux » de l’amour tout court parce qu’il est justement possible de distinguer le fait d’accorder un rapport sexuel de celui d’éprouver des sentiments pour quelqu’un. Je ne peux pas donner mon affection à quelqu’un comme un bien interchangeable dont il va me rendre la valeur correspondante. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer le refus d’acheter un bien de la part d’un éventuel consommateur et le refus d’une personne aimée de nouer une relation amoureuse avec celui ou celle qui l’aime. Pour le premier cité, il n’a plus qu’à reprendre sa marchandise sans état d’âme. Pour le second, ce n’est pas seulement quelque chose qu’il a qui lui a été refusé mais bel et bien celui qu’il est. Il est rejeté « dans son être ». Nous n’échangeons jamais à proprement parler des sentiments mais des marques d’affection qui sont là pour faire signe du ressenti d’un lien.
La question qui se pose alors est celle de l’attestation, de la conversion du sentiment que nous éprouvons pour l’autre en « bien » que nous lui offrons. Pourquoi l’existence d’un ressenti ne suffit-elle pas à poser la réalisation d’un rapport ? La fête de Noël est-elle autre chose que le processus de rentabilisation du lien familial dans le bon fonctionnement d’une société marchande, comme s’il s’agissait, sur le modèle de ces expérimentations scientifiques qui tendent à rendre visible l’efficience de certaines forces, de détecter concrètement, par le chiffre, la réalité d’une affection ? La majorité des parents aiment « évidemment » leurs enfants mais Noël les met en demeure de montrer clairement « de combien ils les aiment ». A une personne que nous aimons beaucoup, nous sommes tentés de dire qu’elle n’a pas idée de l’intensité de l’amour que nous lui vouons mais l’efficace persistante et active d’une société d’échanges, d’une modalité de rapport commercial entre quelqu’un qui offre et quelqu’un qui demande, nous « autorise », mais peut-être serait-il plus juste de dire : « nous contraint », à quantifier notre sentiment sur une échelle de valeur pécuniaire. 
Nous éprouvons les uns pour les autres des sentiments, mais nous ne pouvons donner idée à l’autre de la force de ces sentiments qu’en les « traçant », qu’en matérialisant leur empreinte dans un dispositif de détection quantifiée et quantifiable, qu’en les intégrant à une dynamique de marché qui va mobiliser une chaîne impressionnante d’acteurs, d’entreprises, de données, d’éléments et de forces naturels. Que tel homme à Paris tombe amoureux de telle femme va s’avérer fatal à tel alligator d’un marais de Floride avec la peau duquel on va coudre le sac à main « Gucci » qu’il va lui offrir. Et s’il est « mauvais » pour l’alligator en question que l’amour soit prétexte à échange, il est par contre très bon pour le chasseur, l’usine, et le vendeur que l’amour existe.
Nous réalisons alors qu’il existe dans la dynamique de cette « toile » du libre échange l’activation d’un potentiel de mise en relation proprement inouï par le biais duquel il n’est rien de ce qui se passe ici qui ne soit susceptible d’avoir des répercussions « là ». Ce que nous appelons économiquement le « mondialisme », c’est l’impossibilité imposée à chacun de nous de pouvoir se constituer dans son coin une réalité « qui ne regarde que lui ». Il n’est pas de sentiment qui, à la lumière de ce processus d’attestation, de concrétisation par sa valeur commerciale, ne se voit en quelque sorte mis sur la place publique du marché et totalement dépouillé de la nature confidentielle, intime qui constitue pourtant le contexte de son effusion première. « Aimons-nous les uns les autres », pourrions-nous dire, parce que cela finit toujours par nous rapporter les uns aux autres (sauf à l’alligator évidemment).
Ce que l’on appelle l’effet Papillon est une hypothèse d’origine météorologique formulée en 1972 par Edward Lorenz selon laquelle il s’agissait d’envisager la possibilité qu’un battement d’ailes d’un papillon au Brésil puisse entraîner une tornade au Texas. Elle ne peut se concevoir qu’à partir de la théorie physique du chaos qui met en lumière le déterminisme, à savoir non seulement qu’il n’y a pas d’effet sans cause (ce que l’on savait déjà) mais surtout qu’il existe un rapport exponentiel des causes aux effets, à savoir que d’infimes nuances dans les causes aboutissent à des variations beaucoup plus importantes dans les effets. Il n’est aucun phénomène de l’univers qui ne soit isolable d’un autre parce que ce qui consiste le cosmos, c’est précisément le dynamisme de cet enchevêtrement continuel, de cette intrication des forces qui compose la toile de ce « devenir monde qu’est le monde ».
La mondialisation en tant qu’objectif de ce système économique du libre échange ne peut se concevoir autrement que sur le fond de cette intrication physique des forces et des phénomènes. Ce que nous réalisons alors, c’est le fait que le libre échange essaie d’instaurer sur la base d’une efficience physique de l’interaction dynamique et continue des forces constitutive du réel même, une sorte d’imitation, de mise en relation par le biais de laquelle il n’est rien de rien qui ne soit potentiellement intéressé à autre chose en tant qu’éventuellement pris dans la chaîne productive et commerciale des biens sur la base de laquelle nous sommes tentés de dire que le monde fonctionne (mais nous ne parlons alors, sans nous en rendre compte, que de société humaine). Finalement nous pourrions dire que le capitalisme répète l’efficience physique d’une nature naturante interactive mais c’est précisément tout le problème, soit ce qui positionne l’être humain en perpétuel décalage par rapport à la réalisation physique de ce qui instantanément se réalise, par le biais de quoi c’est justement quand nous croyons faire que nous défaisons tout. Nous constituons artificiellement des chaînes d’intéressement financier sur le fond d’une texture naturelle qui se trouve être déjà tissée de mailles interactives.


Cet article ne décrit pas "la version light" du traitement possible de la question. Il reprend néanmoins, surtout au début, un travail de problématisation du sujet donné. Les éléments de plan donné en cours ne figurent pas vraiment ici. Par contre, de nouveaux arguments ainsi que des pistes possibles (différentes de celles qui ont été approchées pendant les séances) sont présentes.

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