« Le besoin nous contraint au travail dont le produit
apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au
travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire,
endormis, l'ennui vient nous surprendre. Qu'est-ce à dire? C'est l'habitude du
travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau,
adventice (1) ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort
habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins.
Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres
besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun
autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui
n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris
parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à
danser, ce que danser est à marcher, d'un mouvement bienheureux et paisible :
c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. »
Friedrich
Nietzsche
(1) adventice : accessoire,
ajouté (ici il désigne la naissance étonnante d’un besoin qui apparaît en plus du
besoin)
Nous sommes nombreux à
avoir appris et récité, lors de notre passage à l’école primaire « La
cigale et la fourmi » de Jean de La Fontaine. Au-delà de la dimension
moralisante de la fable, ce sont deux modes de vie qui se voient opposés, l’un
semblant nettement préférable à l’autre. La fourmi travaille pour mettre de
côté et résister aux rigueurs de l’hiver. Le labeur est donc inscrit dans la
nécessité vitale de survivre. La cigale est insouciante, artiste, elle ne pense
pas davantage à assurer ses arrières qu’à suer sang et eau sous le joug du
« tripalium ». « Vous chantiez, j’en suis fort aise, et bien
dansez maintenant ». La fourmi n’a pas le triomphe modeste et c’est bien à
une glorification du travail, à la considération du bénéfice égoïste de la
peine qu’elle se livre en jouissant de cette ironie mordante et facile aux
dépens de la cigale qui finalement se voit renvoyée à l’avenir imminent de sa
mort. Mais cette distinction de deux styles d’attitude face au travail est-elle
vraiment pertinente ? N’existerait-il pas, aussi étrange que cela puisse
sembler de prime abord, un « devenir cigale » de la fourmi, une
dynamique « artiste », inconsciente qui « travaillerait »
dans le travail? Ici Nietzsche détaillant les mécanismes du travail et leur
conséquences sur la sensibilité humaine suit le fil de trois réponses
successives à la question de savoir pourquoi nous travaillons. Ce mouvement
décrit ainsi une progression qui, de la satisfaction vitale de nos besoins, de
l’habitude de nous occuper, aboutit à la jouissance de cette plénitude que l’on
appelle le bonheur.
L’auteur évoque en premier
lieu des mécaniques cycliques. Nous travaillons pour satisfaire nos besoins
sous la pression desquels nous sommes toujours conduits à travailler à nouveau
mais ce cercle est brisé par l’ennui qui semble faire signe d’une mécanique
sous-jacente, celle de l’occupation qui nous voit travailler pour ne pas
sombrer dans le désoeuvrement. Ce cycle de l’habitude peut, par une sorte
d’hébétude, nous mettre sur la piste d’une troisième motivation qui n’en est
pas à proprement parler une puisque elle est à elle-même son propre
aboutissement. Se pourrait-il que le
bonheur consiste dans une forme hypnotique de travail gratuit, infini et
artistique ?
« Ô, dis-moi poète, ce que tu fais – Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ? Je célèbre
Mais le sans nom, l’anonyme
Comment poète, l’invoques-tu cependant ? Je célèbre
Où prends tu le droit d’être vrai
Dans tout costume, sous tout masque ? Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il, et la fureur,
Ainsi que l’étoile et la tempête ? Parce que je
célèbre. »
Rilke
Il n’y a qu’avec l’artiste que la vie revient à
elle-même, sans être soumise à des exigences exclusivement « humaines,
trop humaines ». Toutes les autres « professions » imposent à la
vie un jeu de distorsion par le biais duquel il s’agit de créer des modalités
de production spécifiquement humaines, c’est-à-dire programmatiques. En un
sens, c’est exactement le mouvement contraire de celui décrit par Descartes
sous le nom de « création continuée ». L’artiste est cet homme qui,
réalisant, contrairement à Descartes, qu’il n’existe pas « au-delà de
notre existence terrestre» de pouvoir infini capable de me donner la garantie
d’un instant à venir (création continuée) se satisfait au jour le jour de
l’efficience d’une création « se continuant »
La logique de la fourmi est
simpliste mais semble indépassable : comment pourrions-nous vivre si nous
ne sortons pas de la terre de quoi assurer notre subsistance ? C’est notre
condition mortelle qui s’active dans l’exercice de notre métier. De fait, dans
la Genèse, la mortalité d’Adam et Eve ne se produit qu’à partir de la
malédiction par Dieu de ses créatures, laquelle contient également le
travail : « le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine
que tu en tireras la nourriture tous les jours de ta vie. C’est à la sueur de
ton visage que tu mangeras du pain ». Avant d’avoir pêché en mangeant le
fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, Adam et Eve sont
immortels, ils sont proches de l’arbre de vie qui pourvoit à leur immortalité
mais après la faute ; Dieu dit : « Empêchons le maintenant
d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre
éternellement ». Le livre fondateur des sociétés judéo-chrétiennes lie
donc la mort et le travail comme si quelque chose de l’activité salariée se
fondait nécessairement sur le travail de la mort dans le corps toujours en
sursis de l’homme. Mais à quoi pourrait donc correspondre dans cette histoire
l’arbre de vie ?
Dans son livre :
« discours sur l’origine de l’inégalité », Jean-Jacques Rousseau nous
permet peut-être de répondre à cette question : « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques,
tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des
arêtes, à se parer de plumes et de coquillages à se peindre le corps de
diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à
tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques
grossiers instruments de musique ; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent
qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas
besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et
heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir
entre eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'instant qu'un
homme eut besoin du secours d'un autre, dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à
un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété
s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent
en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans
lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les
moissons. » La nature est en elle-même prodigue. Rousseau nous fait
comprendre que le travail est né de l’organisation de la société, de
l’efficience d’un rapport de dépendance entre les hommes qui finalement n’a
absolument rien de donné. Il est évident que dans certaines parties du globe se
sont développés des rites, des habitudes et des pratiques humaines qui
n’imposent pas à la nature des cadres de rentabilité. Les indiens d’Amérique du
Nord n’ont jamais franchi le cap de la cueillette à la plantation. Ils étaient
nomades et suivaient les migrations des troupeaux de bisons.
Décrivant la conception du
travail et des échanges de Ricardo, Foucault affirme que « le travail n’est apparu dans l’histoire du monde que du jour où
les hommes se sont trouvés trop nombreux pour pouvoir se nourrir des fruits
spontanés de la terre ». Pourtant, si l’on y réfléchit, un tel
raisonnement prend la cause pour l’effet : ce n’est pas parce que les
hommes se sont multipliés qu’un certain mode de production organisé et planifié
de la nature fondé sur la plantation, l’élevage, l’agriculture a vu le jour.
C’est au contraire parce que ce mode de rentabilité s’est imposé que les hommes
ont proliféré et ont ainsi rendu de plus en plus nécessaire ce mode de
rentabilité et d’exigence de production de la nature. Le travail n’est pas la condition de notre subsistance, il est
l’installation d’un certain type de rapport à la nature qui, par son exigence
constante de productivité, rend possible le développement de l’espèce humaine.
Ce n’est pas parce que l’homme est homme qu’il travaille, c’est parce qu’il a
inventé le travail qu’il a constitué de toutes pièces une humanité en
perpétuelle expansion demandant sans cesse plus à la nature et plus aux hommes
eux-mêmes. La destruction systématique des sociétés nomades par les sociétés
sédentaires manifeste clairement l’emprise de cette modalité de production sur
un rapport plus neutre et plus intégré à la nature (voir la déclaration du chef
indien Seattle). C’est comme un mensonge qui essaierait à tout prix de faire
taire une ancienne vérité. Par conséquent, cette inscription du travail dans la
nécessité vitale de l’être humain est historiquement discutable et l’arbre de
vie de la Bible pourrait parfaitement désigner le don d’une nature qui produit
effectivement, indépendamment des rythmes de rentabilité imposée par l’homme.
La malédiction de Dieu donne la nature en pâture au travail humain mais il est
un dynamisme « naturant » par le biais duquel la nature est
« naturellement » prodigue.
Elle l’est aussi philosophiquement,
ne serait-ce que parce que ce n’est pas le travail en tant que tel qui répond
au besoin mais, comme Nietzsche le dit bien, c’est son produit. Précisément,
c’est dans l’empreinte du travail sur le corps humain que se constitue
l’habitude. Travaillant à notre subsistance, nous tissons avec l’exercice
physique de notre activité des liens routiniers. Le travail inscrit ses rythmes
et ses vitesses nerveuses dans la réalité organique de notre existence. Nous
avons tendance à accueillir les toutes premières phrases du texte avec un tel
sentiment d’évidence que nous ne réalisons pas à quel point cette considération
sociale du travail est fondamentalement médiatrice, abstraite, décalée à
l’égard d’une réalité plus immédiate. Si nous travaillons pour extraire de la
terre le produit assurant notre subsistance comme il est écrit dans la Bible,
nous ne travaillons que parce que nous avons intérêt à le faire. Ce n’est pas
le travail en tant que tel qui polarise notre attention, c’est son futur, son
rendement, son résultat. Le tour « planant » que prend le texte
pourrait nous faire croire que Nietzsche ne se situe pas au niveau de la
réalité la plus prosaïque du travail alors que c’est pourtant très exactement
le cas. Avant de « rapporter » quelque chose, le travail s’impose
d’abord à chacun de nous comme des protocoles, des séquences gestuelles données
qui s’inscrivent physiquement dans le corps du travailleur. Nous sommes tous
convaincus de dire quelque chose de simplement donné et de franchement
irréfutable quand nous affirmons qu’il faut travailler pour gagner sa vie et qu’il n’est rien de plus incontournable que
cette évidence. Nous ne nous rendons pas compte que nous ne parlons pas du
travail alors car ce n’est pas le présent de ce qu’est travailler que nous
évoquons mais le but qu’une société économique lui a fixé.
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