lundi 26 septembre 2022

Terminales 4/5/7: Avons nous le temps? (4 et fin)



            Mais en quoi consiste vraiment cette « intuition » ou cette réalisation si cruciale pour Nietzsche (et pour notre sujet)?  Il importe de bien saisir que dans l’esprit de Nietzsche, ce n’est pas une certaine façon de faire semblant. Il ne s’agit pas de faire « comme si » les instants revenaient toujours. De fait, quelque chose de tout évènement qui arrive dans une existence s’effectue « éternellement ». Mais quoi? 

Le fait pur de cette émergence, non pas « ce qu’il est » mais le fait qu’il survienne. On peut illustrer cette notion d’émergence pure des évènements par le livre récent de Philippe Lançon « le lambeau ». Journaliste à Charlie Hebdo, Philippe Lançon fait partie de ces journalistes qui état mitraillés par les deux terroristes, mais il n’a été que blessé. Dans son livre il évoque notamment le « réveil » si l’on peut dire. Touché par deux balles, au bras et au visage, Philippe lançant décrit le processus plutôt lent par le biais duquel il va reprendre pied, se connecter à nouveau avec une réalité dont il avait perdu conscience à cause de la soudaineté de l’attaque et de la blessure. Philippe Lançon a l’extrême intelligence et sensibilité  de décrire quelque chose de la nature purement factuelle d’un évènement, parce que d’habitude la charge émotive et l’impact physique de ce qui nous arrive n’excède pas le cadre de notre conscience. Nous l’intégrons donc à une routine, à un flux qui suit son cours dans Chronos.

Mais il se trouve que cet évènement là par sa violence extrême met à nu les ressorts à l’oeuvre dans tout évènement sans que nous en prenions conscience. L’un des aspects les plus sidérants et le plus intéressants décrit par Phillipe Lançon est « la reprise de son corps ».  Tout évènement, même heureux, « surgit », advient dans une fulgurance indicible, incompréhensible, sidérante, un peu comme un éclair. C’est le mode de fulguration par quoi tout ce qui est « est ». Par conséquent, cette fulgurance revient toujours. C’est la loi même de l’univers: tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »

Pour bien comprendre cette citation, il faut précisément distinguer dans tout évènement son essence et son existence, ou si l’on préfère, son contenu et sa factualité (le fait qu’il surgisse: ce que Philippe Lançon perçoit enfin dans toute sa pureté, dans sa violence, mais cette violence est toujours opérationnelle même dans les moments heureux et paisibles: il y a un fond de violence absolue dans le surgissement même de tout instant présent). Quelque chose s’effectue de la même façon dans tout évènement, indépendamment de son contenu, c’est justement le fait qu’il « s’effectue », qu’il « arrive ». Et cette effectuation revient tout le temps.

Mais maintenant, ce qu’il faut comprendre, c’est que cette répétition ne peut pas seulement se comprendre dans l’ordre d’une succession d’évènements différents: il arrive ceci puis ensuite cela et ensuite autre chose encore mais plutôt et finalement SURTOUT dans l’émergence de ce présent là qui ne peut pas être là sans l’être éternellement. L’évènement ne s’impose que de lui-même. Il ne saurait exister à partir d’un autre schéma d’existence que celui d’une concordance de lui-même à lui-même. Il se donne raison en existant. C’est un peu comme une machinerie cachée qui oeuvre dans l’émergence de tout instant. 


                    Ce n’est pas une seule dynamique circulaire qui relie les instants les uns aux autres et les entraine dans un mouvement de rotation, de telle sorte que ce qui s’est passé reviendra quand la roue aura effectué « un tour ». C’est plutôt que le principe à partir duquel ce qui est " est " ou ce qui survient « survient », manifeste une puissance si absolue dans sa puissance d’impact  qu’il est impossible qu’elle soit finie ou limitée ou même linéaire. Elle ne peut être autre chose que cyclique, que revenir à elle-même comme quand on dit que cela revient au même mais en un sens autrement plus profond philosophiquement.  Ce qui arrive arrive avec une telle violence qu’elle ne saurait être autrement qu’inéluctable mais cette inéluctabilité là ne vient d’aucune autre origine que celle de l’évènement lui-même. L’inéluctable nous fait tellement peur que nous le plaçons dans le passé: c’était inéluctable (ben oui….évidemment!) Ou nous disons: «  si ça doit arriver, ça arrivera! »  (Sans rigoler!) Mais en faisant cela nous essayons de noyer le poisson: l’inéluctable, c’est ce qui est là maintenant. Nous ne vivons que de l’inéluctable. Ne s’écrivent que des destins dans notre présent, dans toutes ces infimes choses qui font notre présent et que nous jugeons si secondaires, si anecdotiques, si contingentes. Tel saignement de nez, tel raclement de gorge, tel sourire, telle démangeaison: autant de sensations infimes et accessoires par le biais desquelles la machine à ne créer que des destins au présent nous écrase littéralement.

L’Éternel retour est l’intuition de l’immanence la plus radicale qui soit. Par « immanence » il faut entendre « qui ne s’effectue que de l’intérieur de soi ». C’est l’affirmation la plus pure du rejet de toute autorité transcendante, ici d’un Dieu supérieur et surnaturel. Comment modéliser l’effectuation des instants de telle sorte que l’on puisse faire l’économie de toute intervention surnaturelle ou supérieure? Réponse: par « l’Éternel retour », lequel finalement consiste dans un argument dont le scepticisme est indépassable. Il est bien des choses que l’on peut mettre en cause mais pas que cet instant soit, ni qu’il passe et devienne un autre instant, ou du moins que son contenu évènementiel change. Mais sa structure d’effectuation est bien à l’oeuvre ici et là et là encore. 

Or cette structure d’effectuation ne peut être autre que cyclique, parce que ce qui advient advient avec une telle puissance, avec une telle irrévocabilité, avec un aplomb si  vertical, si radicalement indiscutable, si nécessaire et, en un sens si « divin » (mais il ne s’agit évidemment pas d’un dieu personnalisé) qu’il ne peut venir que d’une éternelle adéquation à soi.

Il existe une logique propre aux évènements, aux instants et cette logique est cyclique. C’est finalement ça: l’éternel retour. Mais cela a des implications existentielles, psychologiques, philosophiques (et tout et tout) considérables, énormes, presque irreprésentables (mais c’est quand même bien d’essayer). La plus fondamentale réside dans ce que Nietzsche a appelé « l’innocence du devenir » et cela signifie qu’il faut vivre les instants comme s’ils ne menaient qu’à eux-mêmes encore et encore à l’infini sans se laisser aller à croire à un avenir meilleur, à un paradis, à une demeure éternelle des âmes ou à une damnation éternelle dans un enfer, à un progrès, à une finalité. Nous ne vivons que des instants fugitifs et en même temps éternels qui n’accomplissent qu’eux-mêmes incessamment et à l’infini. Tout ce qui advient devient toujours et par ce « toujours », il faut entendre non pas seulement qu’il est en train de changer mais aussi qu’il ne devient que lui-même.


                Il n’y a pas de sens de l’histoire, de réalisation de la raison, ou d’une humanité plus élevée, plus heureuse, promise à un meilleur futur. Mais il n’y a pas non plus de décadence ou de catastrophe, ou d’apocalypse, ou de dégénérescence.  L’innocence du devenir (Unschuld des Werdens) signifie la réfutation de toute « téléologie », c’est-à-dire de tout affirmation d’une finalité, d’un but suprême à l’existence, au cosmos, à la civilisation. L’éternel retour a ce pouvoir de dégrisement et de ce point de vue, selon Nietzsche, ne peuvent le réaliser que des esprits et des corps forts, puissants.

Comment pourrais-je exister dans une dimension qui n’est vraiment que ce qu’elle est et qui ne fait que consister dans ce retour à soi de tout instant, par le biais duquel justement c'est comme ça maintenant ? Philippe Lançon, ici encore nous offre un bel exemple de cette puissance d’acceptation, car il parvient à décrire l’évènement dans toute sa fugacité et sa fulgurance irrévocable. Son livre ne contient pas une ligne de reproche ou de regret ou d’apitoiement.  L’innocence du devenir de l’éternel retour des instants nous débarrasse de toute culpabilité mais aussi nous installe dans un rapport au monde, à la nature et à « la vie » qui exclue toute idée de dette. La vie ne nous doit rien. Ce qui se produit ne fait que se produire mais il ne se produit absolument rien d’autre hors de cette loi de la « toute production ».

Évidemment il s’en déduit facilement une éthique qui consiste précisément à tout vivre de cette « toute production », à lui dire « OUI », non pas malgré tous les moments atroces que nous avons vécus mais à cause d’eux: « Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine! Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Je n’ai été que cela dans telle occasion: cet humain geignard écrasé par ce qu’il a vécu comme un coup du sort mais dans ce « que cela! » se donne également à vivre, à incarner la totalité de cela et ce n’est pas « négociable » ou plutôt cela ne l’est que dans le termes d’un ethos: dire « non » ou « oui ». Dire non revient à la dénégation des petites gens qui ne font que nier l’évidence. Dire oui revient à devenir le surhomme Nietzschéen celle ou celui qui dit « Oui » à l’éternel retour des instants. « Comme il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême confirmation! » 


Philippe Lançon a traversé l’une des pires épreuves qui soit, mais en même temps dans cette extrême violence de l’évènement s’est donnée à voir et à vivre la structure pure des évènements, la loi de l’éternel retour, la dépossession la plus totale d’un homme de « sa » vie. L’évènement broyeur de vie par excellence, et pourtant dans le processus même de cette destruction, de cette déflagration pure, c’est « la » vie pure, la loi évènementielle telle qu’elle emporte les humains au même titre que tous les autres éléments qui s’est donné à percevoir, qu’il a perçue et qu’il a acceptée.

Conclusion

Avons nous le temps? Nous avons d’abord évoqué l’extrême difficulté à saisir cette dimension grâce à saint Augustin. De fait, notre époque actuelle ne cesse de multiplier les confusions, de confondre le temps que l’on a avec le temps à l’intérieur duquel nous sommes sommés de devenir. L’impression si constante de manquer le temps nous est alors apparue comme causée par une certitude fausse: celle que le temps était une dimension dont nous pouvons revendiquer à quelque titre une forme de propriété.  Il est au contraire cela même qui pointe l’absurdité de ce sentiment pourtant si ancrée et si matérialisé dans notre mentalité et dans nos institutions (DDH). La tripartition grecque nous a placé sur la piste d’un autre temps: Aiôn, temps effectif, indiscutable mais aussi cyclique, infini et quasi imperceptible pour des sensibilités nées et nourries dans le giron pourtant inquiétant de Chronos. C’est en suivant ce fil très stoïcien que nous avons croisé l’intuition de l’éternel retour, intuition qui répond on ne peut plus clairement à la question posée: il ne dépend pas de nous que les instants sans fin reviennent imperturbablement à eux-mêmes et qu’ils en naissent tout aussi bien, c’est là le fond de vérité le plus insondable et le plus irréfutable qui puisse se faire jour à un esprit sceptique soucieux de ne se faire d’illusion sur rien, mais il dépend de nous d’abonder au « sens » impliqué  par cette heureuse nouvelle, d’y consentir, non pas malgré le caractère vain et caduque d’une structure cyclique des instants mais à cause d’elle, car si l’idée même d’un sens de l’histoire ou de la vie humaine sombre avec cette intuition, la possibilité d’en forger un au fil de cette machinerie infernale et cyclique, elle demeure  infiniment ouverte intacte et innocente. C’est bel et bien là l’origine d’un Ethos humain parfaitement viable comme Albert camus l’avait bien perçu dans le mythe de Sisyphe. 




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