mardi 6 septembre 2022

Terminales 3/5/7: Avons-nous le temps? (1)

 



            

1) L'insaisissabilité du temps et son rapport à la conscience

               Pourquoi prenons-nous aussi mal la réponse qui nous est parfois donnée lorsque la personne à laquelle nous nous adressons refuse de nous accorder ce que nous lui demandions: « désolé, je n’ai pas le temps! » ? Parce que ce temps, au sens strict, elle l’a, mais qu’en fait dans son planning plus ou moins serré, mais surtout dans la hiérarchie sociale, professionnelle, affective de ses occupations, elle ne situe pas très haut notre offre ou notre prière. Il y a ce qui se passe « maintenant », et chacune, chacun filtre cette occurrence de faits purs, de rencontres, de micro-évènements au gré des critères de son appréciation, de son sens de l’urgence.  Il est impossible à un médecin de répondre à la demande d’un patient sur un rhume s’il vient d’être appelé pour secourir un blessé. Ici il y a un cas d’urgence vitale qui évidemment prend le pas sur une demande jugée moins essentielle. Ce n’est pas, à proprement parler de « temps » dont nous manquons mais de disponibilité à l’égard des demandes. Nous ne pouvons pas être partout à la fois. C’est plutôt de démultiplication de soi dans l’espace, ou dans les espaces que nous manquons, ce que l’on appelle « l’ubiquité ».

En un sens, le temps, il est impossible que nous ne l’ayons pas, nous l’avons tout le temps durant lequel nous existons. Personne ne peut vivre sans prendre, par cet instant là, le temps de vivre. Nous avons nécessairement le temps de vivre. Quand je serai décédé, je n’aurai pas le temps mais je n’existerai plus non plus. Même si l’être humain évoque souvent dans la religion ou la mythologie la question de l’immortalité, il est évident que l’existence humaine et le temps ont partie liée. Même si l’on croit à une continuité de notre être après la mort, ce n’est pas en tant que corps, ou en tant que « j’ai ce corps là », ou que je suis « cette personne là ». Tout le temps que « je » vis, en tant que « moi », j’ai le temps de vivre.  Dire que " je suis » ce n’est qu’une seule et même chose avec l’énoncé: « j’ai le temps d’être ».

On pourrait finalement faire valoir cette argumentation presque impeccable: toute personne qui affirme qu’elle n’a pas le temps ment, ou fait une erreur, ne serait-ce que parce que l’énoncé: « je n’ai pas le temps » se déploie bien dans une durée et que, si le temps n’existait pas, elle ne pourrait absolument pas l’avoir tenu.
Mais précisément le temps utilisé ici est intéressant parce qu’il est bien une dimension du temps qui effectivement échappe à la personne qui tient ce discours, c’est le présent. Ce qui est dit ou écrit, en tant qu’il est dit ou écrit n’est plus vraiment présent au sens pur du terme. Nous réalisons ainsi que tous les messages que nous nous adressons appartiennent au passé. Si nous saisissions les énoncés dans leur présent, ce serait un bruit inarticulé et inaudible, ou pour le moins incomplet. 


De plus, nous savons bien que la lumière met un certain temps à nous arriver puisque elle est émise à une vitesse constante: 299 793 km/s pour être précis. Le soleil que nous voyons a 8minutes de décalage avec notre présent pur et nous ne pouvons donc pas saisir la lumière du soleil telle qu’elle est train d’été émise mais telle qu’elle a été émise il y a 8 minutes. Or ce décalage est également opérationnel pour tout ce que nous voyons. Par conséquent l’espace dans lequel nous nous voyons être est de très peu, mais néanmoins nécessairement et toujours passé (puisque la vitesse de la lumière est une constante). 

Nous pourrions objecter que cette observation est juste mais qu’elle n’affecte que notre vue et que nous avons d’autre sens, mais ce n’est pas exact puisque nous connaissons suffisamment notre système nerveux pour savoir qu’entre le signal capteur émis par les différents éléments de notre environnement immédiat et la réalisation par notre cerveau de leur présence, il y a un délai qui se situe entre 1 et 100 m/s (50 pour les membres principaux: bras, jambes). Je n’ai pas le présent parce que mon « je » ne fait jamais l’expérience d’un présent pur si par « expérience » on entend la perception d’un objet, d’une chose ou d’un être « identifiable ». 

Le moins que l’on puisse en dire c’est que le temps est une notion troublante: il est absolument impossible qu’il n’existe pas parce que l’on ne voit pas du tout dans quelle dimension se déploierait ces lignes, cette écriture, ni même le mouvement de les penser, mais dés que nous essayons de saisir, de capter cette dimension, nous nous rendons compte que le seul temps que nous puissions définir ou percevoir c’est le passé et que donc c’est du temps qui n’est plus là:

C’est exactement ce que veut dire le philosophe Saint Augustin (354 - 430) quand il affirme que:  « Nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être. »

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. Et pourtant j’affirme hardiment, que si rien ne passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir, et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. Or, ces deux temps, le passé et l’avenir, comment sont-ils, puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Pour le présent, s’il était toujours présent sans voler au passé, il ne serait plus temps ; il serait l’éternité. Si donc le présent, pour être temps, doit s’en aller en passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, qui ne peut être qu’à la condition de n’être plus ? Et peut-on dire, en vérité, que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être pas ?

Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l’on dise encore, par un abus de l’usage : Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir ; qu’on le dise, peu m’importe ; je ne m’y oppose pas : j’y consens, pourvu qu’on entende ce qu’on dit, et que l’on ne pense point que l’avenir soit déjà, que le passé soit encore. »

Saint Augustin, les confessions, Livre XI



 Avant d’expliquer ce passage, il n’est vraiment pas inutile de prendre en considération le titre de l’ouvrage: « Confessions ». Ce terme désigne les aveux d’une personne décidée à dire des vérités plutôt intimes. Se confesser, c’est consentir à ne plus rien dissimuler de soi. On peut donc s’interroger sur la question de savoir ce que le temps vient faire ici, car a priori, le temps n’est pas une dimension (difficile de dire que le temps est une chose) propre à l’intimité d’une personne.  Cette forme de mise à nu de son existence, il est clair que Saint Augustin la consacre à Dieu. La foi chrétienne lui révèle la vérité sur son existence même et il avoue plusieurs péchés dans cette oeuvre. 


Si cette oeuvre que certains commentateurs considèrent comme l’une des premières autobiographies peut à bon droit être considérée comme philosophique (alors qu’un homme s‘y dévoile entièrement et que la philosophie ne peut en aucune manière consister dans l’étalage de sa vie privée), c’est que cette mise à nu est si radicale qu’elle touche à des racines métaphysiques (étude des premiers principes) ou bien, en d’autres termes, qu’elle finit par se développer dans des questions tellement « premières » qu’il est absolument impossible qu’un être humain consciemment ou pas les éprouve. Ainsi en va -t-il de ce présent qui est à la fois la seule dimension effective de nos vies et pourtant cette réalité qui n’est qu’en tant qu’elle n’est déjà plus, puisque il passe. D’emblée nous pouvons suspecter que quelque chose d’existentiel ici se manifeste, mais qu’est-ce que ça veut dire: «  existentiel » ? Tout simplement que c’est en prise avec du vécu, avec une expérience qu’aucun être humain ne peut éviter dans le réel de sa vie ordinaire.

« Ce qui est bien connu, parce qu’il est bien connu, n’est pas connu » dira le philosophe allemand Hegel (1770 - 1831). C’est exactement ce que Saint Augustin affirme d’une autre façon à l’égard du temps. Il participe  de ces évidences qui font tellement partie intégrante de nos expériences, parce qu’il en est le cadre incontournable que finalement nous ne savons pas ce qu’il est. Prendre le temps comme objet d’étude ou de réflexion, c’est viser une dimension qui fait nécessairement partie intégrante de l’étude. Je ne pourrai pas étudier le temps ailleurs que dans le temps. Le temps se questionne lui-même par l’intermédiaire de l’être humain.  Sur quelle base peut-on partir dans ce questionnement si difficile? Ignorons nous ce que le temps est, parce qu’en fait il ne serait rien, juste un fantasme ou une idée fausse, une fiction? 


Non, c’est impossible; il y a « quelque chose ». Saint Augustin interroge l’existence du temps en tant que « chose », substance, laquelle désigne une sorte de réalité de substrat qui « demeure », qui existe par soi-même. Or qu’il y a du temps, nous le percevons directement non pas tant à la présence des choses et des êtres mais à l’évidence de leur passage, de leur fuite, de leur disparition finalement.  Je sais qu’il y a du passé, du futur et du présent parce que j’observe bien qu’il y a des choses qui ne sont plus comme avant qu’il y a des choses qui adviennent qui apparaissent alors qu’elles n’étaient pas avant et que certaines choses sont en train d’être. 

Mais le problème c’est que ces dimensions dont il m’est finalement impossible de douter puisque je constate bien leur effet sur les choses ne sont pas encore, ou plus du tout. On pourrait rajouter: « objectivement », si par ce terme on entend rigoureusement ou encore « à strictement parler ». Par définition, le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et déjà le présent est en train de disparaître. Mais alors pourquoi en parlons nous? Quand je parle du futur, je parle au présent d’un futur qui en toute rigueur ne sera vraiment que quand il sera présent et non futur. Si l’on place dans une pochette les exercices à faire « pour demain », on ne les fera jamais parce qu’il y aura toujours un demain à un aujourd’hui. Le futur et le passé sont « au sens propre » des « vues de l’esprit » et le présent, lui, est bien réel mais seulement en tant qu’il est en train de ne l’être plus. Quand je distingue un présent qui demeure, de deux choses l’une: soit ma mémoire est en train de le retenir, soit j’éternise ce présent qui, du coup, n’en est plus un puisque il est l’éternité. 


        Le présent est un peu comme un amant qui part toujours, une sorte de dom Juan qui, à peine apparu est déjà en train de s’éclipser et que sa maîtresse éphémère tente de retenir à toute force, c’est ce que mon appelle l’attention. Elle se souviendra « religieusement de lui » et cela s’appelle le passé. Probablement fera-t-elle des projections sur son retour et cela s’appelle le futur. Notre rapport au présent est donc un peu comme celui d’une amante frustrée (ce rapport entre temps et désir est d’ailleurs fondamental, en réalité: il est la forme même de ce désir d’exister en lequel plus que toute autre chose nous consistons selon des philosophes comme Spinoza et Schopenhauer, même s’ils ne pensent pas du tout cette consistance de la même façon: la joie pour Spinoza, le désespoir pour Schopenhauer)

Après nous avoir placé dans l’embarras, et c’est peu dire, Saint Augustin tente de distinguer clairement ce qui est objectivement vrai et ce qui ne le serait que subjectivement (par ce terme de subjectivement il ne faut pas entendre ce qui ne dépendrait que d’une personne en propre mais de l’Humanité: le temps a nécessairement une réalité hors de l’homme et une réalité qui n’est effective que pour l’humain). Il y a un mode d’existence du temps pur, strict au regard duquel il n’existe ni passé ni futur. Rien n’est que présent et je peux au présent évoquer rappeler le passé anticiper et attendre le futur mais seulement en tant que j’ai un esprit, une mémoire et une capacité de projection. « Je confesse donc trois temps » dit Saint Augustin dans une formulation assez lumineuse parce que de fait, c’est une évidence qui ne vaut qu’à l’intérieur de soi ou encore d’homme à homme, mais pas en toute rigueur (c’est donc bel et bien une confession). Qu’il y ait du futur et du passé, c’est une affaire d’interprétation humaine, c’est-à-dire que cela vaut pour tous les hommes.



        Ceci dit, on ne peut pas s’empêcher de penser, notamment en évoquant plusieurs films que la conséquence directe de cette évidence est très troublante aussi à l’échelle individuelle: ce passé que je me remémore comme mien, comme celui de mon existence vécue n’est-il pas nécessairement sujet à caution parce que nécessairement interprété? Faisons nous autre chose que réinterpréter sans cesse à la lumière de notre présent un passé qui finalement n’est jamais aussi figé qu’il le paraît? Ne serait-ce pas d’ailleurs le propre de chaque analyse que de nous aider à trouver l’interprétation la moins fausse, la moins génératrice de problèmes ? S’inventer le passé le moins faux possible, n’est-ce pas aussi la tâche de l’historien pour les nations?


Il y a donc un certain abus de langage (plus que d’usage en fait) à confondre passé et mémoire, futur et attente, présent et attention, mais il semble aussi évident que l’être humain ne peut pas vraiment parler ni penser autrement. Toutefois, il serait faux en toute rigueur d’être à ce point victime de cet abus que l’on penserait qu’il y a effectivement, objectivement  un futur pur qui existe dans « l’avenir » ou un passé réel qui demeure quelque part. La vérité la plus stricte, c’est que nous ne vivons que ce présent fuyant, évanescent qui déjà n’est plus.  Que le soleil se lèvera demain, que je survivrai à cette micro-seconde pendant laquelle j’écris cette ligne, ce n’est absolument pas certain. Nous nous tenons sur l’extrême bordure d’une falaise en train de s’effriter de chaque côté. Nous glissons sur ce terrain meuble et c’est là la seule réalité stricte du temps. Le passé certes demeure mais dans ma mémoire, et seulement là, tout comme le futur déjà s’annonce mais dans mon attente seulement. Quand Marc-Aurèle écrit qu’il faut vivre chaque instant comme s’il était le premier et le dernier, il a entièrement raison parce que c’est la vérité la plus rigoureuse de notre rapport « pur » au temps. Tout le reste n’est qu’interprétation, spéculation (et éventuellement procrastination).



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