lundi 5 septembre 2022

Avons-nous le temps? Textes de Montaigne et Pascal

 


Texte 1 de Montaigne extrait des Essais


Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c'est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois et César et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation, celle-ci l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols : « II a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ?   C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. » Pour se montrer et exploiter, Nature n'a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. […] «FAIRE BIEN L'HOMME ET DÛMENT»

            Les Essais (1588) Livre 3 chapitre 13 - De l’expérience


Les italiques ne viennent pas de l’auteur. Ils pointent les expressions, les mots anciens ou les passages qu’il faut éclairer pour vraiment saisir le sens du texte dans son ensemble:


Occurrences: les évènements - Quand je me promène il faut être entièrement DANS l’acte de se promener et éviter de penser à des évènements anciens ou à venir. Montaigne dit qu’il ramène ses pensées à ce qu’il vit au présent.


C’est injustice de corrompre ses règles:  Il s’agit ici des règles de la nature et particulièrement de celle qui nous permet d’éprouver du plaisir quand nous satisfaisons des besoins ou des pulsions naturelles comme manger, boire, se reproduire, etc. Si la nature a fait correspondre la jouissance et la réponse à ces stimulations là, c’est bien que vous devons leur accorder du soin et de l’attention (ce qui ne signifie pas du tout ne penser qu’à manger, boire, etc.)


Je ne dis pas que c’est relâcher son âme….laborieuses pensées: On pourrait penser que quand de grands conquérants comme César et Alexandre, mangeaient ou dormaient, c’étaient là des instants faibles, inintéressants de leur vie au regard de leurs victoires militaires. Mais tout le propos de Montaigne est d’inverser cette perspective. Apporter tout son soin à « l’ordinaire »  de la vie, c’est là l’essentiel, le fondamental de toute existence humaine. Finalement Montaigne nous invite à dissocier ce que nous indique la nature et ce que juge les humains. Il existe un niveau de lecture et d’interprétation du comportement  des hommes à la hauteur duquel les personnes les plus célèbres ne sont pas plus grandes que les inconnus, les anonymes.  C’est un acte de courage physique et intellectuel que d’être capable de reporter son attention sur l’ordinaire, sur le quotidien quand on est pris dans des évènements de grande portée humaine ou historique.


Si on m’eut mis au propre de grands maniements: «  si l’on m’avait donné une fonction importante, j’aurais montré de quoi j’étais capable »: Montaigne dénonce ici une telle façon de penser. La nature, en nous donnant la vie, nous a donné tout ce qui suffit à nous occuper vraiment . Nous n’avons pas à attendre des humains ou de nos concitoyens qu’ils nous donnent de hautes fonctions ou des postes importants. Composer nos moeurs est notre office. Nous travaillons d’abord cette matière qu’est le devenir. Avoir à devenir soi-même c’est déjà pas mal, c’est cela l’Ethos. Exister, c’est avoir à exister et c’est assez dur comme ça. Il nous faut vivre à propos pour travailler efficacement et humainement notre attitude.




Texte 2 de Pascal extrait de Pensées


Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons (laissons échapper) sans réflexion le seul qui subsiste.

C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

      Pascal, Pensées (1662).


Si vains: si absurdes, superficiels. Nous fixons notre attention sur ce qui en réalité n’est pas du tout à notre portée, à savoir un passé sur lequel on ne peut plus agir, un futur sur lequel nous ne le pouvons pas encore. La seule dimension du temps à laquelle nous ne prêtons pas attention est pourtant la seule durant laquelle les événements se déroulent. 


Le présent n’est jamais notre fin; il faut prendre ici le mot « fin » dans le sens de but, de finalité. Tout ce que nous faisons, ce n’est pas en soi-même que nous le faisons, nous l’accomplissons en vue d’autre chose de telle sorte que nous n’agissons jamais pour faire la chose que nous accomplissons. Nous sommes toujours au-delà de la réalité pure stricte, instante de nos actes. Nous sommes dans la spéculation, dans l’anticipation. Ce qui est fait n’est jamais fait dans l’esprit d’être fait mais d’être un moyen pour ce qui reste à faire. Il est impossible de jouir de la sensation d’un accomplissement. C’est pourquoi nous espérons de vivre sans vraiment vivre en même temps que nous vivons. C’est paradoxal mais c’est comme ça!




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire