lundi 5 septembre 2022

Terminales HLP: L'expérience est-elle partageable? (1)



Introduction

 Pouvons nous adhérer à la thèse selon laquelle il existerait chez les humains une sensibilité commune qui rendrait possible le fait qu’une expérience racontée serait perçue par l’interlocuteur comme lui étant arrivé aussi. Jamais, dans l’histoire de l’humain, les « compte rendus » des expériences que nous vivons n’ont été plus échangés, diffusés, illustrés qu’aujourd’hui. Les réseaux sociaux, les selfies, le portable, créent au sens propre une « toile », une interface, une médiation par le crible de laquelle nous sommes finalement en contact quasi permanent avec « les autres », avec le fait que notre expérience soit racontable, visible. Mais, pour autant, l’idée selon laquelle l’humanité disposerait d’un ressenti commun semble de prime abord absolument impossible à défendre, comme en témoigne la diversité des attitudes que nous adoptons à l’égard de problèmes dont l’amplitude et la nature pourtant sont clairement universelles (le réchauffement climatique). 

Jamais l’existence d’une sensibilité humaine partagée n’a été aussi nécessaire, requise par la situation climatique, migratoire, jamais elle n’est apparue aussi favorisée apparemment par des moyens de communication puissants, rendant possible un dialogue, ou un partage d’expériences planétaire. Pour autant, jusqu’à maintenant la plupart des humains ne parviennent pas à élargir le rayon de leur attention, à le sortir de leur foyer, de leur pays ou des intérêts économiques de leur classe sociale, de leur confort personnel. Comment expliquer que cette mise à disposition de moyens de communication efficaces et planétaires n’aboutisse pas du tout à un ressenti commun qui nous permettrait de percevoir ensemble des évidences qui nous concernent en tant qu’Humains? Comment parler des humains en disant « NOUS » s’il n’existe en fait aucune communion de sentiments d’affects de ressentis. Est-il possible de suivre le flux des états d’âme de quelqu’un d’autre?

A priori, non. Le constat est donc sans appel: nous communiquons de plus en plus tout en étant de moins en moins en communion d’affects, de ressentis.  Se pourrait-il que la condition humaine ne se constitue sur la base d’ aucune communauté affective? Se pourrait-il que le récit d’une expérience par un ami ne touche en moi aucune fibre commune, ne suscite authentiquement en moi pas la moindre empathie? Se pourrait-il qu’à chaque fois que nous disons: « je sais ce que tu ressens », nous mentions? (Comment expliquer qu’il y ait des attitudes humaines universelles comme la religion, le langage, la culture, etc, et qu’en même temps l’idée d’une sensibilité commune et partagée par tous les hommes comme une fibre qui au-delà des différences de temps et de lieu nous réuniraient toutes et tous autour de sentiments identiques pose autant de problèmes?)

Nous percevons bien à quel point cette question revêt aujourd’ hui un enjeu crucial, mais pour autant, il ne faudrait pas sous-estimer le fait que cette question s’est toujours philosophiquement posée aux hommes. La vraie question est celle de savoir si nous pouvons vraiment sortir de nous pour nous mettre à la place de quelqu’un d’autre pour éprouver le même sentiment que lui et donner aux mots « tristesse, douleur, affliction joie, amour, dégoût, désespoir, etc » un contenu, ou bien si au contraire, nous sommes condamnés à évoquer des mots vides qui ne font que résonner pour autrui d’un très vague écho, sans créer de communion d’affects et donc de condition humaine (la condition humaine serait en quelque sorte « conditionnelle », ou conditionnée à une condition qui fait défaut: une communauté de ressentis)




Au-delà encore des mots, puis des affects, se pose la question de l’expérience de la réalité que nous vivons. Faire l’expérience d’un chose ou d’une situation, c’est l’avoir vécue et ne pas s’être  contenté d’une approche idéale ou théorique. Il y a un rapport entre l’expérience et la notion d’épreuve. O comprend mieux la question de savoir si l’expérience est partageable quand on la compare à un savoir théorique qui est évidemment partageable par plusieurs personnes. Peut-on avoir vécu la même chose ou sommes nous condamnés à vivre des expériences qui seront toujours incommunicables, incompréhensibles et finalement invivables pour une autre personne?

Nous vivons continuellement avec Autrui et nous attendons des autres qu’ils nous reconnaissent, qu’ils nous apprécient, qu’ils nous aiment, qu’ils nous jugent favorablement mais sur quoi se fonde vraiment cet attachement voire peut-être cette dépendance? Nous leur accordons beaucoup d’importance puisque nous ne cessons de leur exprimer nos états d’âme ou nos ressentis, nos jugements, nos opinions, mais s’agit-il vraiment pour nous de leur transmettre l‘expression d’une expérience  qu’ils peuvent partager ou de provoquer chez eux un certain effet qui nous permettra de jouir auprès d’eux d’une « image »? Jusqu’à quel point le jeu des conventions et des apparences sociales (persona) ne brouille-t-il pas en nous la révélation d’une sensibilité partageable avec autrui des expériences que nous vivons? Peut-on sortir de soi pour saisir effectivement le ressenti de l’expérience vécue par une autre personne?


1) « Une fausse sympathie » - Max Scheler (Natures et formes de la sympathie - 1923)

Il est arrivé à chacun de nous de se rendre auprès d’un « parent » ou d’un « ami » compatissant pour lui faire part d’un grave souci dont on est accablé, et de voir le parent ou l’ami en question, au lieu de chercher à entrer dans notre état d’âme, prendre prétexte de notre récit pour nous raconter, à son tour, une foule de belles histoires, se rapportant à sa propre vie, d’innombrables épisodes dans lesquels il lui est arrivé quelque chose de « tout à fait analogue » à ce qui vous est arrivé à vous et d’exposer avec force détails la manière dont il s’est comporté dans chacune de ces occasions. Décontenancé, on cherche alors à détourner l’ « ami » de ces histoires et épisodes, pour l’intéresser à la situation qu’on est venu lui exposer, en lui montrant qu’elle « diffère quelque peu » de celle qu’il raconte lui-même. Mais rien n’y fait, et « l’ami » continue, imperturbable et inflexible. Et chacun de nous a certainement rencontré des gens qui n’accordent aux autres leur compassion ou leur sympathie qu’en proportion des joies ou des tristesses qu’ils ont eux-mêmes éprouvées dans leur vie. Cette intervention des expériences personnelles, alors même qu’elle s’effectue d’une façon purement automatique dans la reproduction, sans l’aide de souvenirs proprement dits, est-elle de nature (…) à donner lieu à une fausse sympathie, à détourner l’attention des états psychiques ou affectifs d’autrui pour la concentrer sur la personne même de celui dont on attend une participation sympathique ? Mais certainement. Cette théorie génétique n’explique pas la sympathie positive et pure, qui consiste à s’abstraire de soi-même, à se dépasser, pour se mettre résolument en présence d’un autre et de son état psychique individuel. 

  1. Reproduction: ici c’est la capacité à revivre les sentiments (plutôt qu’à les partager)
  2. Théorie génétique:  c’est l’idée selon laquelle il y aurait une forme d’hérédité génétique dans la communauté de ressentis vécus par plusieurs personnes. 


Explication: Il est à peu prés certain que nous avons toutes et tous vécu ce que décrit ici Max Scheler car il est peu de conversations qui échappent vraiment au processus qui est ici décrit avec une justesse plutôt « cruelle ». Nous décrivons à une personne proche une affection, un trouble ou un souci grave dont nous sommes accablés et loin de trouver une parole réconfortante ou empathique ou pour le moins amicale, nous recevons, un peu justement comme une fin de non-recevoir une description qui justifie son expression par une forme d’ « analogie »: « c’est comme moi, il m’est arrivé « ça » » mais « ça » ne nous semble pas vraiment en rapport avec ce que nous avons éprouvé, nous. Nous espérions un dialogue et tout ce qui nous est proposé c’est la mise en perspective de deux monologues, chacun d’eux suivant une démarche parallèle sans jamais se confondre ni même se croiser.

Plus l’autre personne parle, plus le fossé se creuse entre elle et moi, entre ce qu’elle a vécu et ce que j’ai vécu. Si nous sommes capables de prendre un peu de distance, nous réalisons que finalement dans la plupart des conversations de nos journées, nous nous servons des récits de nos proches comme « marche-pied » ou pur prétexte à l’exposition des nôtres. Ce n’est pas seulement ici la manifestation d’une forme d’égocentrisme, c’est probablement aussi l’effectuation du fait qu’il nous semble impossible de comprendre ce que nous décrit la personne sans lui substituer le souvenir de choses que j’ai vécues et qui me semblent approchantes. 

Prenons l’exemple tragique d’un deuil dont nous sommes personnellement accablé. Nous exprimons notre souffrance à un proche et nous constatons qu’il se « loge »  dans les mots que nous utilisons pour parler de « son » expérience du deuil et finalement se positionner entre ma douleur et moi, évoquer la sienne, m’exclure d’une certaine façon du trouble exprimé. C’est exactement comme si mes mots avait posé ici un « cadre » et que je me trouvais délogé de ce cadre. Venu exprimer ma douleur je me retrouve exclu d’elle. Il n’y a pas du tout communion d’affect mais littéralement substitution de personne:

- J’ai du mal à surmonter le deuil de …..

- C’est comme moi: quand .…est morte, je n’ai pas pu sortir pendant plusieurs semaines…

En un sens, il est assez difficile de concevoir une écoute qui soit davantage « ratée », qui échoue plus que celle-là à constituer une vraie caisse de résonance, qui puisse vraiment aider la personne en détresse puisque cette attitude consiste à changer de « référent ». Ce que tu décris m’est arrivé « aussi » et beaucoup de points sont à éclaircir dans cet « aussi »:

  1. Peut-on ainsi passer du pareil au même, c’est-à-dire d’une analogie (pareil) à une identité (même). L’analogie est une ressemblance entre deux choses essentiellement distinctes. L’identité définit au contraire l’essence: c’est la même chose. De ceci que j’ai éprouvé la tristesse d’un deuil j’en déduis que c’est le même sentiment mais y-a-t-il vraiment identité de l’affect? Il y a « falsification »
  2. A supposer que cela te soit arrivé « aussi », qu’est-ce qui peut m’aider dans  l’attestation de cette communauté d’expériences ? On a presque envie de répondre: « Et alors? » Finalement cette réponse qui peut-être se veut compatissante se révèle banalisatrice. C’est comme si l’autre personne nous disait: « et tu crois que tu es la seule à qui ça arrive? » Il y a « banalisation ». 
  3. Finalement le pseudo ami a parfaitement réussi, au sens propre, à changer de « sujet »: on est passé du « je » de l’émetteur au je du récepteur qui se place ainsi dans la conversation comme « centre ». La parole a agi ici comme un subterfuge rendant possible que l’on se focalise sur lui plutôt que sur l’émetteur initial de l’énoncé. Il y a « substitution ».

Pour accroître encore l’effet de solitude dans laquelle une telle écoute installe la victime, nous pouvons ici penser au drame des prisonniers rescapés des camps de concentration nazis. La curiosité des proches est telle à l’égard de cette horreur que l’on imagine mal que ces survivants ne soient pas incités de façon plus ou moins pressante par leur famille ou leurs amis à raconter ce qu’ils ont vécu. Mais la spécificité historique des camps, le fait que jamais n’avait été mis en place un telle entreprise d’extinction des hommes par d’autres hommes de façon aussi systématique, comme on met en place une usine dont la fonction consiste non pas à produire mais à éliminer, donne aux mots utilisés une inefficacité fondamentale, structurelle. Il n’est pas exclu que finalement dans cette expérience limite, les mots soient perçus tels qu’ils sont finalement, c’est-à-dire inopérants. Instaurer une sorte d'ordinaire de la renonciation à être une personne individuelle: c'est ça un camp génocidaire nazi et précisément: la restitution par des mots communs de cette tentative peut aller dans le même sens.

La question du partage de l’expérience ne se pose nulle part de façon plus critique, problématique et plus fondamentale que dans la question du témoignage possible ou pas de l’horreur des camps parce que nous comprenons bien à la fois que cette restitution est incontournable, absolument nécessaire au plus haut point et en même temps qu’elle est peut-être impossible (mais il faut lutter contre ce « peut-être »). Plusieurs rescapés qui d’ailleurs ont choisi l’écriture plus que le discours oral insistent en effet sur le caractère dramatique de leur tentative de prise de parole. C’est un peu comme si les nazis avaient gagné deux fois: la première fois en ayant créé des camps dans lesquels ils banalisent l’horreur, la deuxième en ayant créé une réalité dont les victimes ne peuvent parler sans la banaliser, du simple fait que les mots sont communs, au sens de « généraux » mais aussi de « usuels, habituels ». Ne pas parler des camps est un crime mais en parler est peut-être une dénaturation, une trahison du vécu. On touche ici du doigt la limite des mots. Une personne tierce qui dit: « je comprends » se trompe forcément, mais on ne pourrait pas ne pas lui en vouloir si elle n’essayait pas de comprendre.



Puis-je partager l’expérience d’un rescapé des camps de la mort qui raconte ce vécu là? Nous venons de souligner l’extrême difficulté de cet ancien prisonnier à exprimer avec des mots communs (la fonction même de chaque mot est de classifier des expériences, donc de les thématiser, de les ranger, ce qui implique nécessairement de leur retirer ce qu’elles ont de pur, de singulier, de « propre ») des expériences dont le contenu dépasse la représentation. Comment rendre compte de l’inhumanité d’une expérience si les mots pour la dire sont précisément ceux de la langue sachant que peut-être rien ne saurait être plus humain que la langue, comme le suggère Aristote quand il affirme que seul l’être humain a la puissance d’articuler la voix et la langue, la phoné et le logos? Comment rendre compte de l’inhumain si le seul moyen de le faire est d’utiliser précisément la modalité de médiation la plus constitutive de l’humain? C’est sans contestation l’une des questions les plus pointues de la philosophie que celle qui consiste à s’interroger sur la possibilité de faire signe de l’innommable ou de l’indicible. 

Mais précisément partager une expérience ne suppose pas nécessairement que nous la vivions à la place de celle ou celui qui la raconte. Nous la partageons, « nous y prenons notre part » comme on le dit du chagrin d’un proche. Je « prends ma part » de l’affliction qui est la votre. On peut juger cette expression un peu distante ou vague car après tout on n’a aucune idée de ce en quoi consiste vraiment cette part. 

En l’occurrence ici, cela peut signifier que je saisis d’emblée tout ce qui du fait d’être humain est impliqué dans cette expérience. Je délaisse finalement le point de vue personnel, la question de savoir si une personne peut se mettre à la place d’une autre personne pour me concentrer sur ce qui, de cette expérience là, ancienne, un peu lointaine et surtout vécue par quelqu’un d’autre peut avoir à faire avec une communauté de condition.  Il se produit alors un saisissant renversement de situations: c’est justement en tant qu’expérience limite, c’est-à-dire en tant que l’effort ici tenté est celui par lequel  l’inhumanité d’une situation essaie d’être retranscrite d’humain à humain que finalement le partage d’expérience peut sembler plus évident, pas seulement plus nécessaire. C’est l’idée même d’une condition partageable qui se voit ici testée dans le partage de cette expérience au coeur de laquelle quelque chose de l’être humain est nié. Que nous puissions, nous humains, partager ce récit de la négation des humains par d’autres humains prouve l’inefficacité de la tentative nazie. Mais encore faut-il que ce passage s’effectue sans conteste, et surtout que nous puissions clairement l’attitude qui rende ce partage possible.


  1. Quelle est la différence entre analogie et identité?
  2. Que font exactement les « pseudo-ami(e)s » qui opèrent le rapprochement entre l’expérience décrite et la leur? Donnez un exemple (qu’il vous soit arrivé ou pas, inutile de le préciser). 
  3. Diriez-vous comme Max Scheler que cette sympathie est fausse? Justifiez
  4. Quelle est la nature des sympathies qui peuvent voir le jour dans les réseaux sociaux?
  5. Pourquoi les témoignages des récits de rescapés des camps de la mort posent-ils parfaitement la question de savoir si l’expérience est partageable? 
  6. Diriez vous que les mots rendent possible ce partage ou non? Justifiez votre réponse.


  1. Que désigne l’expression « du pareil au même » dans la vie courante? Pourquoi est-elle philosophiquement si problématique quand on l’applique à la question du partage de nos expériences?
  2. Décrivez le processus au cours duquel notre envie de nous confier à quelqu’un peut devenir l’épreuve d’un isolement sans recours.
  3. Que faudrait-il que soit une écoute pour que l’utilisation du terme de partage soit justifiée?
  4. Pourquoi peut-on dire que quelque chose de l’Humanité se joue 1) dans les camps de la mort du 3e Reich 2) dans notre capacité à témoigner de cette expérience
  5. « Je sais ce que tu ressens »: argumentez clairement a) l’impossibilité  de cette phrase à être vraie b) sa justesse
  6. Une communication avec autrui est-elle possible sans utilisation des mots? Est-elle plus efficace? Pourquoi?

Grâce à Max Scheler, nous saisissons tout ce que la substitution peut impliquer de fausseté, de contre-productivité à l’égard de ce dessein. Mais pour autant que dit-il de la sympathie elle-même? Est-elle fausse par nature?

Non, selon Max Scheler, il existe quatre formes de sympathie:

  1. Le partage immédiat: c’est la souffrance des deux parents à la mort de leur enfant. La souffrance n’est pas forcément la même, ni de même intensité mais elle est bien dans les deux spontanément, totalement. Il n’y a là ni calcul d’intérêt, ni démonstration excessive. Les deux éprouvent de la souffrance. Une même expérience est donc globalement partagée.
  2. Prendre part à la souffrance de l’autre. Sur ce même exemple, c’est l’ami de la famille qui prend sa part du chagrin de ses amis. Scheler insiste sur la nature intentionnelle de ce partage. Il veut partager. C’est un acte conscient. L’ami se représente le chagrin des deux parents et il veut s’y associer, en prendre une partie, un peu comme un fardeau qu’il veut porter avec eux. L’ami ne prétend en aucune façon se mettre à leur place mais simplement percevoir leur peine et la partager. Selon Scheler, c’est la plus haute forme de sympathie, en ceci qu’elle est volontaire et qu’elle suppose un acte d’intellection. 
  3. La contagion affective exprime comme son nom l’indique le fait d’être gagné par un sentiment  parce qu’on est pris dans une ambiance générale, par un groupe au sein duquel e dispense de la joie ou de l’affliction « communicative ». Ce n’est ni volontaire ni intellectualité. C’est seulement un processus d’influence. On peut rire sans trop savoir pourquoi. Selon Scheler la pitié ne peut en aucune façon se transmettre par contagion affective dans la mesure où elle consiste à être affligé du sort d’autrui en tant qu’il est autrui, alors que dans la contagion affective, la frontière entre les consciences tombe (puisque d’ailleurs ce n’est pas vraiment conscient). De plus on ne peut pas se débarrasser aussi facilement de la pitié que de la contagion affective, laquelle n’implique que l’éloignement spatial si l’on veut s’en détacher.
  4. La fusion affective désigne finalement le cas-limite de la contagion affective. Le moi perd tout sens, toute conscience de ses frontières. On pourrait presque dire qu’il n’y a plus ici « partage » mais assimilation. La notion même d’Autrui n’a plus cours. Le développement de la civilisation va de pair avec une limitation drastique de ce sentiment là à l’égard des animaux. La fusion affective est donc complètement inconsciente, irrationnelle. Elle implique le renoncement de l’homme à son individualité (individu indivis, qu’on ne peut diviser) ainsi qu’à une forme de dignité spirituelle ou consciente.

C’est à partir de cette typologie des sympathies que Scheler, enfin, se risque à définir la véritable sympathie: elle consiste dans la capacité à ressentir les états affectifs de autres et à y compatir vraiment , mais aussi, par exemple à jouir de leur joie sans pour autant devenir joyeux nous-mêmes. Si l’on regarde sa distinction, on comprend ainsi que c’est le deuxième type analysé, celui qui consiste à prendre part au sentiment d’autrui, à se représenter clairement intelligiblement l’affect et à y participer. Or, de fait, il apparaît bel et bien le plus à même de définir une sympathie possible à l’égard des sentiments exprimés par un rescapé des camps à l’égard de son vécu. 

Prendre sa part à la souffrance de l’autre ne signifie pas du tout que l’on ait ressenti la même souffrance que l’autre. C’est même le contraire: je ne sais pas ce que ça fait que d’être interné(e) dans un camp génocidaire. Cette expérience n’est pas partageable si, par ce terme, on entend un ressenti commun, mais je peux participer à cette souffrance, me tenir là devant toi, à l’écoute, disponible pour comprendre cette expérience racontée. J’en ai la volonté et ce que l’on pourrait appeler « la capacité représentative », à savoir que je me représente ce que tu as vécu sans qu’à aucun moment je ne prétende l’avoir vécu aussi. 




Mais précisément dans cette représentation, les mots jouent leur rôle mais d’une façon problématique. Je n’aurais pas la moindre idée de ce que fut cette expérience sans les mots mais il est aussi vrai qu’à cause d’eux, un effet tragique de banalisation d’une expérience qu’il serait immonde (au sens propre: hors du monde) de banaliser se fait sentir comme un risque sidérant de passer finalement à côté de l’humanité.  Que faut-il que soient ces mots? Comment faut-il que nous, qui n’avons pas vécu cette expérience, les écoutions, leur fassions « droit »? 

(Peut-être la référence insistante à l’internement dans un camp génocidaire vous semble-t-elle « embarrassante » ou « écrasante », ici car après tout il s’agit seulement de savoir si toute expérience est partageable. Toutefois l’évidence selon laquelle ce qui est ici vécu est quand même difficile à dire voire impossible nous situe au coeur de la question car même les expériences plus courantes, ou les sentiments moins horribles contiennent peut-être quelque chose d’indicible ou d’innommable,  pas au sens d’inhumain mais de « purs », d’une pureté idiosyncrasique (c’est-à-dire propre à une personne exclusivement). C’est donc bien plus qu’un simple exemple et peut-être les notions de sympathie mais aussi d’humanité y gagnent-elle une force, une évidence, une vivacité de clarification supplémentaire)

                    Avant d’approfondir le rôle que les mots vont jouer dans la difficulté et peut-être aussi dans le partage de l’expérience vécue, nous pouvons, grâce à Maurice Merleau-Ponty, pointer l’activation d’une dimension totalement propice à l’écoute et à ce que Max Scheler entend par sympathie véritable (prendre part à l’expérience d’Autrui), c’est celle du dialogue qui révèle la possibilité d’une intersubjectivité authentique:

« Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d'autrui : le langage. Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur... Nous sommes l'un pour l'autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l'une dans l'autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d'autrui sont bien des pensées siennes, ce n'est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l'objection que me fait l'interlocuteur m'arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. »

Merleau Ponty, Phénoménologie de la perception, deuxième partie, IV, page 407

Je dialogue avec un rescapé de la Shoah qui me raconte son expérience. Je perçois bien à quel point il m’est impossible de me rendre vraiment compte de l’intensité du traumatisme évoqué, de cet ordinaire de l’humiliation et de la terreur, de cette déshumanisation constante. Je la comprends, je l’apprends, j’en acquiers même une certaine conscience, mais je ne la vis pas. Maurice Merleau-Ponty nous invite à prêter toute notre attention non pas tant au contenu des paroles qui seront échangées qu’à la forme même de l’entretien. Le simple fait qu’il y ait dialogue manifeste qu’en réalité, cette impossibilité que j’éprouve à vivre l’expérience décrite par ce rescapé s’effectue dans et par ce qu’il appelle « un seul tissu », exactement comme une toile qui se tisse à partir de l’enchevêtrement de deux fils, l’un étant en contrepoint de l’autre. Aucun ouvrage filé ne pourrait finalement être accompli en tant qu’il est « UN » s’il n’y avait pas extériorité, altérité, des fils qu’il le composent.  Dans l’espace, deux corps sont en vis à vis sans rapprochement, dans une totale extra-territorialité mais voilà que par le discours, sans cesser d’être autres, deux personnes composent un étrange récit à deux voix mais sur un même support. Il y a « intersubjectivité » parce que précisément nous avons renoncé à être des auteurs ou plutôt à vouloir être l'auteur. La parole de l’autre n’a pas d’autre réceptacle que mon écoute qui est comme la cire de la tablette sur laquelle sa parole inscrit son poinçon sonore et l’inverse est tout aussi vrai. Nous composons une bête étrange comme une hydre à deux têtes, une trame musicale unique mais avec des tonalités distinctes. 


Nous avons vu à quel point la fausse sympathie selon Scheler consistait finalement à « voler la vedette » à la personne qui a vécu l’expérience pour lui substituer la sienne mais Maurice Merleau-Ponty nous invite à nous poser la question suivante: « sur quelle scène, au juste, se produit cette substitution? » Quiconque saisit bien la nature de « cette scène » réalise immédiatement à quel point précisément le désir de prendre l’ascendant par la substitution d’un vécu à un autre est dérisoire, vide, au regard de cette création sans auteurs qu’est authentiquement un dialogue. 

Dans tout dialogue se constitue en fait un fond d’attente, un jeu subtil d’allusions, de silences, de suspens, de vides et de pleins, de mise en demeure et de stimulations, d’incitations, de choses non dites, de suggestions, d’interdits au gré desquels une trame suit son cours et quelque chose se dessine de l’ordre de l’interlocution. L’intersubjectivité s’épanouit dans l’interlocution. On est en un sens «  interloqués », ce terme traduisant bien la surprise. Si nous mettons en rapport le sens usuel de ce terme avec son étymologie, la pertinence du texte de Merleau-Ponty apparait clairement: dans le dialogue surgit de nous, en nous un « nous » que nous ne connaissions pas, et qui ‘est tissé au fil du dialogue dans l’écho des attentes, des silences et des prises de parole de l’autre.

La pièce de Nathalie Sarraute « Pour un oui pour un non » (1982) décrit au fil d’un dialogue la fin d’une amitié et ce au fil des mots. Aussi dure que sera dans la pièce la compréhension progressive des deux amis qu’ils n’ont finalement « plus rien à se dire », celle ci agira comme une évidence qui se tisse dans le flux entrecroisé d’une intersubjectivité. Une vérité pure peut surgir dans l’inflexion presque imperceptible d’une intonation, d’une moue, d’un tressaillement de visage. C’est ce que l’on appelle les tropismes. Cette pièce manifeste donc avec beaucoup de finesse à quoi tient une amitié, à avoir à des intonations de paroles mais aussi ce qui peut révéler les cassures et faire donc en un sens œuvre de vérité, au sens le plus pur de ce terme. C’est grâce au dialogue que ces deux amis découvrent qu’ils ne le sont plus.

             Mais cette pièce va encore plus loin sur le sujet qui nous intéresse. La cause de la distance prise par l'un des deux amis est vraiment infime, ténue, presque imperceptible, c'est juste la nuance de mépris implicitement contenue dans le "ça!" de l'expression: "C'est bien.....ça!" "ça": ce truc, cette chose que tu as faite et que t'honores d'avoir accomplie comme une réussite, je te la renvoie dans les termes d'un "ça" négligemment jeté. C'est le genre de choses que l'on peut dire à quelqu'un sans vraiment y penser mais qui, en même temps, manifeste, presque à son insu le peu d'intérêt que l'on y accorde.  Dans les mots, leurs intonations, leur suspens, quelque chose d'affectif se loge d'une violence inouïe et indéniable, parce qu'il est vrai que cette expression est dédaigneuse. Seulement voilà: il est toujours possible de dire que c'est, au contraire, un compliment, et c'est vrai aussi. Il y a toujours un écart entre ce qui est dit et ce qu'on veut dire ou encore ce que l'on veut comprendre.

- Je te félicite et toi tu prends la mouche. je te dis que c'est bien et tu le prends mal??

             Ce n'est même pas ici que les mots nous empêchent de partager une expérience. C'est plutôt qu'ils interdisent de partager une expérience qui pourtant s'est effectuée dans ce que l'on pourrait appeler leur intervalle, leur puissance profonde et imperceptible de suggestion. Les mots se révèlent incapables de faire partager les affects mêmes dont pourtant ils ont été les vecteurs


2) Les mots sont-ils les vecteurs incontournables du partage de l’expérience vécue ou lui font-ils obstacle?

Ici encore, le détour par les réseaux sociaux peut s’avérer porteur car leur succès manifeste à la fois la force du désir de partager nos expériences et son échec, non seulement parce que finalement c’est exactement cette sympathie fausse qui se diffuse entre la plupart des abonnés, mais aussi parce qu’il ne fait aucun doute que les mots s’y dotent d’une forme d’auto-suffisance qui fonctionne comme en circuit fermé de telle sorte qu’il n’est plus vraiment nécessaire d’y chercher le rapport avec l’expérience telle qu’elle fut vécue, et cela jusqu’au mensonge, jusqu’au complotisme, jusqu’à la mythomanie. 

Une nouvelle application intitulée « in real life » (IRL) illustre parfaitement ce détachement et cette auto-suffisance. Or il s’agit bel et bien d’une ruse efficiente dans notre rapport à notre langue et qui ne peut exister que grâce à elle. Dés lors que nous nous décrivons nous-mêmes avec des mots, nous émettons un énoncé dont on pourrait dire qu’il est « sujet à caution ». Si un réseau social s’appelle lui-même « dans la vie réelle », c’est bien qu’il pointe inconsciemment le fond du problème, soit que justement c’est « virtuellement » qu’il est la vie réelle, et, par conséquent, qu’il ne l’est pas du tout. Quoi que vous disiez de vous-même, il est absolument impossible que vous y correspondiez totalement, précisément. Plus on se décrit soi-même, plus on se « rate ». 

Supposons qu’une personne nous dise: « je suis triste ». Le mot est là, bien posé, bien lisse, avec des contours clairs, bien tranchés. Je comprends ce que triste veut dire et peut-être même qu’en mettant en rapport cet adjectif avec des expériences que j’ai vécues avec cette  personne, je suis tenté de répondre:

- Oui, tu l’es!

Mais quelque chose pointe alors que l’on pourrait qualifier de suspicion légitime: « ça se passe trop bien tout ça, ça passe tellement comme une lettre à la poste que cela ne peut pas être aussi simple que ça: je la vois être triste tous les jours. Elle me dit qu’elle est triste et je lui réponds « oui ». Se pourrait-il qu’elle ne le soit « que pour ça », pour pouvoir aujourd’hui me dire qu’elle l’est?  Si elle n’est triste que pour pouvoir correspondre à un mot, l’est-elle vraiment? Comment sa façon d’exister, jour après jour, heure après heure, de suivre le fil continu de sa vie avec toutes les expériences qui se succèdent, les rencontres, etc, pourrait-elle se résoudre, se retrouver dans ce simple mot « triste »? Ne serait-ce pas d’ailleurs lui faire injure que de répondre « oui » car cette pseudo tristesse, il n’est pas vrai qu’elle l’incarne « absolument », génériquement. Serait-il possible que nous ne soyons que les pantins des dénominations que nous croyons utiliser à tort puisque ce sont elles qui finalement nous utilisent? Quel rôle les mots jouent-ils dans le partage d’une même expérience? En sont-ils les vecteurs ou les obstacles?


"Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les mille nuances fugitives et les milles résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles (…)."

Bergson, « Le rire »



Ici le philosophe français Henri Bergson (1859 - 1941) utilise dans un premier temps l’image de l’étiquette pour rendre compte de notre façon de vivre et de ressentir le sentiments, mais aussi de percevoir les objets. Mais pourquoi avons-nous ainsi  étiqueté ce que nous vivons ou éprouvons? Parce que nous en avions besoin. Le mot est une façon de se rendre accessible la chose nommée. Il est absolument impossible que nous restions dans une sorte de rapport de contemplation, d’observation neutre des choses, des sentiments, des êtres, du monde. Le mot est une modalité d’appropriation de ce que nous avons besoin d’assimiler de faire « nôtre ».

On peut s’interroger sur ce « besoin ». Pourquoi donner un nom aux choses qui nous entoure s’impose à nous comme une pulsion première, quai vitale (un besoin n’est pas un désir). Dans une observation rendue célèbre sous l’appellation « d'enfant à la bobine », le psychanalyste autrichien Sigmund Freud (1859 - 1939) décrit finalement ce besoin. Il garde son petit fils de 6 mois et s’aperçoit qu’il s’amuse à une gestuelle particulière: il prend une bobine reliée par un fil et la fait disparaître derrière un lit en criant Ho! Puis il tire sur le fil pour la faire apparaître en criant « Ha! » Il faut avoir que le « oh »  se retrouve dans le terme allemand de « Fort » qui veut dire loin et « ah » dans Da qui signifie « voilà ». On sait que les enfants apprennent les mots de façon morcelée: la syllabe vaut pour le mot et le mot vaut pour la phrase (on pourrait dire que c’est par la métonymie que les enfants apprennent à parler). Il y a quelque chose de la bobine qui finalement modélise à la perfection la nature même des mots. Ils sont comme des ficelles grâce auxquelles nous pouvons à volonté faire apparaître et disparaître les choses. 

« Je dis « une fleur » dit le poète Mallarmé, et voici qu’apparaît, hors de l’oubli où ma voix relègue aucuns contours, l’absente de tout bouquet. »  Le mot fleur rend effective la présence d’une fleur dans la tête de toutes celles et ceux qui m’entendent sans pour autant qu’aucune fleur réelle ne soit ici dans la pièce où je parle ( d’où « l’absente de tous bouquets »). L’enfant dit:  « Ha » et il tire sur la ficelle, parce qu’en effet quand il aura le nom, il appellera ou désignera la chose, comme nous avons besoin de dire le nom de la pizza que nous voulons au cuisinier qui la cuira et au livreur qui la livrera. Il y a, en un sens, une magie des mots. Nous ne réfléchissons jamais assez sur cette dimension thaumaturgique de la langue parce qu’elle ne nous apparaît jamais comme telle: on apprend les mots, on désigne les choses et nous ne nous étonnons pas que la communication fasse le reste. Ce n’est pas Merlin l’enchanteur qui fait apparaître la Pizza mais «  Uber eats » (mais il n’y a vraiment aucun rapport et le PDG de l’entreprise n’est pas un magicien….Euh Vraiment pas….Jeff Bezos, non plus, n’est pas exactement Gandalf). 


De ce fait nous ne réfléchissons jamais assez sur le miracle d’un mot qui fait apparaître dans l’esprit de l’interlocuteur la chose, parce que cela ça marche et c’est vraiment troublant. 

L’enfant parvenu à deux ans dira « nounours » et de fait le nounours apparaîtra dans les mains du père ou de la mère qui le lui apporte. Rien de magique dans l’apparition mais tout tient du miracle dans la correspondance, comme un « Sésame ouvre-toi » qui fonctionne. Ce que l'enfant comprend c’est que "ha" s’oppose à " ho" comme il comprendra plu tard que" fort"  s’oppose à "da" et il comprend aussi que les syllabes répétées nounours ne sont pas les mêmes que Pa/pa ou Jou/jou. C’est le pouvoir des consonances de se distinguer entre elles et, par là, de faire signe d’objets qui se distinguent entre eux qui explique finalement cette magie (Saussure: « dans la langue, il n’y a que des différences ») Mais nous ne comprenons toujours pas le rapport entre le mot et le besoin car on ne voit pas bien le besoin que l’enfant aurait de la bobine. 

C’est ici que l’interprétation de Freud prend une certaine valeur, en tout cas une dimension plus forte. Il se trouve que cet enfant était sujet à des colères très intenses dés que sa mère disparaissait et de fait, elle n’était pas là souvent nous dit Freud qui en déduit que la bobine donne à l’enfant les moyens d’user de l’objet exactement comme il aurait aimé pouvoir le faire avec sa mère: une présence déclinable à volonté soumise à ses besoins.  Ici le besoin d’utiliser les mots nous apparaît dans toute son évidence: c‘est le même besoin que celui qui s’affirme dans la nécessité de maîtriser les éléments et les personnes de notre entourage. L’enfant humain s’affirme comme agissant dans un environnement au sein duquel il fait d’abord l’expérience de son insignifiance, de son absence de pouvoir. Le besoin dont il est question est donc un besoin de reconnaissance mais aussi de maîtrise, d’appropriation et d’affirmation de soi dans une situation. 



Mais cette affirmation ou cette manifestation de pouvoir à l’égard des choses se manifestent aussi dans l’évidence de sa dépendance à une société, à ce que l’on pourrait appeler la persistance d’une interface socialisante humaine. C’est justement au final toute la différence avec la magie: le nounours apparaîtra grâce au père ou à la mère mais pas tout seul. Il faut que les parents comprennent. Il faut que tout le monde comprenne. Cette jouissance des biens, des ressources et des personnes rendue accessible par le mot va de pair avec la communication. Ce que l’on exprime pour soi comme besoin ne peut aboutir et être satisfait qu’à la condition d’être compris par les autres dans des termes qui conviendraient tout aussi bien pour eux. Le mot fort va convenir pour tous les objets et êtres lointains et pas seulement la mère ici et maintenant.  Cette situation à laquelle « Je » suis confronté maintenant ne peut se résoudre qu’à la condition d’être ramenée à toutes les situations approchantes dans les mêmes termes. Elle ne sera réalisée pour elle-même que si justement elle ne sera pas exprimée telle qu’elle est, en elle-même, mais pour autant qu’elle puisse être vécue par n’importe qui d’autre avec n’importe quelle autre mère. Je dois donc renoncer à ce qu’elle soit unique si je veux qu’elle soit comprise et satisfaite.Agir sur les choses suppose que l'on passe par un mode de symbolisation qui sera compris de tous donc commun au sens de partageable;  mais aussi de banal.

                Grâce à Freud et à Bergson, nous réalisons très clairement le problème posé par le partage d’expérience et le fait que la solution que sont les mots, l’accès à la langue n’est que partiellement efficace. Quelle est l’expérience que fait l’enfant? La perte, les départs fréquents de sa mère, situation devant laquelle il s’éprouve totalement impuissant. Il est né dans un monde dans lequel s’effectuent des situations sur lesquelles il n’a aucune prise. On pourrait dire qu’il n’a pas de « Je », c’est-à-dire qu’il n’a pas les moyens d’être celui qui dit « Je », qui s’affirme comme le sujet d’actions qui dés lors seraient les siennes. Il est impossible pour tout enfant humain d’être le sujet de ses actes tant qu’il ne se met pas sur la voie qui lui permettait de se désincarner comme le sujet « je » de verbes dans les phrases. 

 

Bien sûr, on peut objecter que l’enfant peut crier, hurler, et c’est bien ce qu’il faisait avant, mais, pour reprendre les termes mêmes d’Aristote, il utilise alors de la phoné, de la voix sans logos et ce à quoi Freud assiste finalement c’est justement le moment où l’enfant articule le logos à sa phoné. Dans l’opposition entre la bobine absente et la bobine présente, mais surtout dans l’opposition des consonances « Oh » et « ah », il perçoit la capacité à « faire sens », à symboliser le départ de la mère, à exprimer plus tard la totalité du mot « fort » et du mot « da ». Il pourra signifier ses états d’âme et clairement exprimer à sa mère qu’il ne veut pas qu’elle parte.

C’est la frustration de ne pas avoir de pouvoir sur les choses et sur les êtres qui va provoquer l’entrée de l’enfant dans une faculté de symbolisation et d’expression qui s’appelle le langage. Pour interpeller sa mère il va passer par la langue maternelle et ne peut faire autrement. Chacune et chacun de nous fait exactement la même chose et c’est pour cela que nous parlons.

Mais alors qu’en est-il du partage d’expérience? Il faut bien saisir la portée énorme de ce qui se passe devant Freud (et bien se souvenir que c’est exactement ce qui arrive pour nous aussi). L’expérience de l’abandon que vit l’enfant  est symbolisée par un jeu mais dans ce jeu déjà pointe une opposition de syllabes qui préfigure l’usage des antonymes, de termes qui expriment des situations contraires. Ce qui permet à l’enfant d’exprimer et de partager avec ses proches l’expérience vécue, c’est cela même qui ramène cette expérience à toutes celles qui font se succéder de la proximité et de l’éloignement.  Nous ne pouvons donc partager une expérience qu’en la dépouillant de tout ce qui la rend singulière. Ce qui est paradoxal ici c’est que cette symbolisation grâce à laquelle l’enfant va manifester un pouvoir et une maîtrise sur les situations, c’est-à-dire finalement avoir un « je » est aussi celle qui lui fait perdre le contact avec le ressenti propre, « pur », unique et propre à lui de cette situation. 

Le « besoin » dont nous parle Bergson est donc bien compris, grâce à Freud, c’est le besoin de s’affirmer en tant que « je ». Ce besoin qui existait déjà avant, mais était frustré, se transforme et trouve une voie de satisfaction grâce à la langue.  Mais précisément cette affirmation va, par conséquent, se transformer en fonction de la langue, en épousant sa structure. Et c’est ici que nous retrouvons toute la démonstration de Henri Bergson.

Pour partager ce que j’éprouve, il va falloir que je le dise, mais je ne pourrai le dire qu’en acceptant le fait que ce ne sera pas exactement ce que j’éprouve. Le langage est la dimension qui nous permet de franchir le pas de l’expression comprise par les autres mais c’est aussi celle de l’approximation « généralisante ». Les mots communs sont comme des étiquettes grâce auxquels nous exprimons nos sentiments comme on classe des documents dans un tiroir « étiqueté ». Plus tard l’enfant en s’engageant plus avant dans la voie sur laquelle le « oh et le ha », le « fort et le da » l’ont placée, pourra dire le sentiment d’abandon qu’il éprouvait, mais il l’exprimera de façon globale, commune banale, c’est-à-dire au gré d’une modalité qui ne correspondra jamais complètement à ce qu’il éprouvait vraiment. Choisissant la voie du partage, il abandonne celle de l’authenticité. Les humains sont un peu comme une tribu d’individus qui ont préféré faire tribu que rester dans l’unicité d’un sentiment non partageable.  Nous préférons nous entendre approximativement sur des concepts que de rester murés dans la vérité de ressentis exclusifs propres à chacune et à chacun.

Pour bien comprendre la deuxième phrase du texte, il faut situer l’existence de l’homme dans la nature « au tout début », dans une antériorité radicale et à tous égards première. Dans cette nature, tout est lié, continu, sans « pointillés », mais l’humain ne peut se développer, ni agir, ni croître s’il n’établit pas de distinctions.  La vallée n’est séparable de la montagne que dans l’esprit des hommes parce qu’ils ont convenus de la meilleure façon de symboliser par un signe toutes les vallées et toutes les montagnes. Cela n’est possible que si les termes « vallée » et « montagne » sont « généraux », communs. Tous les lieux investis par les hommes sont ainsi offerts à un tel travail de « quadrillage », de dissociation. Les mots découpent une réalité continue et en elle-même indivisible selon les articulations d’étiquettes globales, générales, communes à une langue. Voir, c’est distinguer. Nous « voyons » la vallée sans forcément nous rendre compte qu’elle ne fait en elle-même que « continuer » la montagne et nous faisons ça tout le temps. 

            

Dire qu’il y a là une « vallée » est donc à la fois humainement exact et naturellement faux. Nous instaurons sur le fond d’une réalité qui est « UNE », totale, « toute »,  des divisions générales, génériques (des genres) grâce auxquelles tout est plus pratique mais c’est un monde humain et cette propension à la distinction et à la généralité s’effectue dés la perception. Nous disons que nous voyons des « choses » alors mêmes qu’il n’y a, à parler strict, qu’un flux, qu’une continuité, qu’un seul et même courant. 

Et il en va des choses comme il en va de nos sentiments.  Nous avions besoin d’annexer les éléments du paysage, de les soumettre à nos besoins vitaux, de nous les approprier pour les soumettre à nos usages, à nos modes de vie, pour créer des « ententes » de personne à personne, même globales, imparfaites, générales et approximatives.  Nous préférons partager des expériences que nous qualifions de loin plutôt que de les vivre isolément de prés. Tout s’éclaire ainsi des formulations de Bergson: les « choses » ne nous apparaissent qu’au travers de deux « filtres », de deux grilles de perception qui nous sont propres, à nous humains, et qui finalement nous éloignent d’elles. 

A proprement parler, il n’y a pas de « choses » dans la nature mais qu’une unité « toute », confondue au sein de laquelle tout est lié. Ce que nous percevons est ce que nos besoins et nos mots ont déjà transformé, dénaturé, remâché. 

La puissance de cette double médiation, de ces deux « filtres » est telle qu’elle s’insinue aussi, comme nous l’a bien fait comprendre Freud, entre nous et nous-mêmes. Nous faisons bel et bien partie intégrante du monde, de la nature et cette continuité que nous y déformons s’effectue aussi en nous: c’est cette masse d’affects, d’impressions brutes et « données » qui suivent leur cours dans ce que nous appelions notre sensibilité, laquelle désigne finalement cette partie mondaine de nous-mêmes, en prise avec la totalité de la nature. Nous n’en avons pas conscience ou plutôt ce dont nous prenons conscience en elle sont déjà de sentiments découpés par nos besoins et nos mots. Nous vivons ainsi dans la méconnaissance totale de cette continuité affective brute qui pourtant s’active en nous.

« Ce qui est originalement vécu » est unique, confus, confondu, mêlé, ce n’est jamais simplement de l’amour ou de la haine, de la joie ou de la peine, c’est un peu tout ça et c’est justement cette confusion qui manifeste une sensibilité unique: la notre. Mais si nous en restions là, non seulement évidemment nous ne pourrions pas la partager mais nous ne pourrions même pas la connaître, nous mêmes. Nous la vivrions sans savoir que nous la vivons.



                Nous comprenions bien le rôle que la puissance de « découpe » des mots a joué dans notre rapport à la nature. Nous posons des pointillés dans la continuité d’un paysage, par exemple, et distinguons ce qui constitue la vallée, la montagne, l’arbre et la terre, le fruit, etc. Nos actions suivant les pointillés de cette découpe, notre exploitation de la nature, la construction d’un milieu humain dans ce paysage ou d’une plantation sur cette terre va évidemment actualiser cette capacité des mots de faire littéralement apparaître des « choses » qui en fait ne sont telles que pour un esprit humain modelé, structuré par sa langue maternelle.

Mais voilà que Henri Bergson accentue le trait en situant cette puissance de découpe et de dénaturation dans notre rapport à nos sentiments. Il y a ‘extériorité de la nature et il y a l’intériorité de nos sentiments. Dans les deux cas, les mots jouent un double rôle de césure, de séparation, et de banalisation. Que sais-je de ce que j’éprouve? Ce que les mots m’en disent. Mais il convient ici d’insister sur la corrélation entre la conscience et la langue, car sans les mots, pourrais-je avoir une idée de ce que je ressens?  Non évidemment , je serais noyé dans un flux indistinct d’impressions multiples et confondues dont je ne pourrais rien saisir. Que je suis en train d’être triste ou nostalgique ou amoureux ne serait pas connu de moi et je resterai perdu dans des affects diffus, indicibles, mais tout aussi bien inidentifiables. 

Il nous est finalement très difficile, voire purement impossible de nous représenter cette immersion dans un flux d’impressions parce que nous avons fait « inconsciemment » le choix de la langue, le choix de la symbolisation, exactement comme le petit fils de Freud. 

(Une petite parenthèse  s’impose ici car le terme « inconsciemment » pose vraiment question:  était-ce vraiment un « choix »? Aurions-nous vraiment pu continuer à endurer , par exemple, les absences de la mère sans ressentir le besoin de nous affirmer, de symboliser une action dont nous sommes les victimes et nous abstenir de la redoubler, de la jouer, de la mimer pour petit-à-petit accéder au moyen de la changer, d’exprimer notre désir de la mère disparue? Il faut envisager les conséquences de ce « refus » là (si tel est bien le terme). Probablement sommes-nous alors confrontés à ce que nous appelons des troubles d’ordre autistique ou aphasique (incapacité de parler). Le refus de la communication s’apparente au refus de la banalisation, mais aussi à celui de toute vie sociale)


Ces « mille nuances fugitives et mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtres », sommes nous bel et bien certain qu’elles se manifesteraient de cette façon à une personne qui n’aurait pas les mots? Non, c’est impossible puisque privée des mots pour le dire, cette personne serait aussi finalement privée des mots pour l’’identifier. Ce qu’elle éprouve, c’est exactement dont il est impossible qu’elle s’aperçoive qu‘elle l’éprouve. Représentons-nous une douleur suffisamment immersive pour qu’aucune partie de nous ne puisse s’extraire d’elle. Nous n’avons pas mal, nous sommes alors purement et simplement LA douleur même, vécue sans médiation, dans une sorte d’éternel présent hébété, total. Nous ne faisons qu’un avec une douleur que nous ne pouvons pas dire ni nous rendre conscient. Ce que nous vivons, parce que nous ne faisons que le vivre, nous ne savons pas que nous le vivons.

C’est à cet instant que l’auteur introduit une référence fondamentale et problématique: « nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens ». Celle ou celui qui se rapproche le plus de cette trame confuse et bigarrée de sentiments mêlés, indiscernables n’est pas l’autiste ou l’aphasique mais, selon lui le poète ou le romancier, lesquels sont étonnamment des « professionnels » de l’usage des mots. Littéralement Bergson se contredit, du moins en avons-nous l’impression: celui qui perçoit le mieux le sentiment pur, débarrassé du filtre déformant des mots, c’est le poète. 

Pour les peintres, les musiciens, les sculpteurs, les cinéastes, cela serait peut-être plus compréhensible puisque ils utilisent un autre moyen d’expression que la langue. Mais comment des utilisateurs de la langue pourraient-ils outrepasser l’obstacle de la ligue et attendre la pureté des affects?


Réponse: parce qu’ils l’utilisent « à contre-emploi », c’est-à-dire que la pratique artistique de la langue vise, non pas la communication, mais, au contraire, l’expression de la singularité pure. Lire le roman ou le poème d’un auteur, c’est se confronter à une forme d’opacité, de non-transparence radicale par quoi quelque chose de la singularité de cet auteur s’exprime, mais ne s’exprime pas pour se faire comprendre par des mots banalisés et banalisants. L’écrivain s’est engagé dans une traque: celle du sentiment mais il ne dispose que des mots car comment définir autrement la nature de ce qui est ressenti? Ces mots: il va s’agir de les affûter, de les multiplier, de les relier autrement que dans l’usage courant de la langue, non pas pour se démarquer mais pour échapper à l’effet de banalisation dont ils sont les artisans.

En d’autres termes, le poète a consenti le même sacrifice que celui du petit fils de Freud: il veut la présence de sa mère quitte à user de mots qui conviendront à tous les enfants qui manquent de leur mère à 6 mois (donc tous les enfants, en fait), MAIS il n’a pas renoncé à la possibilité d’utiliser la langue contre elle-même de telle sorte qu’il pourra dire pourquoi son manque de la mère ou son sentiment d’abandon n’est pas le même que celui d’un autre enfant, le plus saisissant étant que cette description trouvera en nous un écho et que nous nous y retrouverons sûrement mais pas du tout par le biais de ces fausses ententes un peu hypocrites qui jalonnent notre quotidien. 

C’est comme si empruntant le vecteur des mots, le poète ou le romancier avait creusé une brèche entre les sensibilités de ces lectrices et lecteurs les plus attentifs, les plus affûtés de telle sorte que décrivant un sentiment singulier par un style qui lui est propre, il touchait également en nous une sensibilité singulière qui nous est propre et qui a été révélée bel et bien par des mots. Cette contradiction: il nous faut l’appeler « style littéraire » et finalement « art ». 

Tout impliqué qu’il est à dénoncer la fonction de banalisation et de dénaturation des mots, Henri Bergson n’approfondit pas du tout cette contradiction dans ce texte et c’est bien dommage, car elle pointe vers une limite de la thèse qu’il défend: cette langue qui nous trompe et nous sépare de nous-mêmes est aussi cette langue qui nous sauve et qui nous réconcilie à condition que nous osions en faire un autre usage, un usage littéraire et stylisé.  L’expérience est donc bel et bien partageable, transcriptible y compris dans ses aspects les plus authentiques et les plus singuliers, les plus individuels mais à condition d’utiliser la langue à contre-emploi, ce qui est à la portée de toutes et tous, pour peu que nous essayions. 



« Mais le plus souvent nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur ». Mais de quel déploiement extérieur s’agit-il ici? On peut reprendre le terme de déploiement littéralement, exactement comme le déroulement d’une bannière qui flotte au vent et « revendique bruyamment son appartenance au clan des « Tristes » des « Joyeux » ou des « Nostalgiques ». On « clame » au monde entier le mot qui traduit ce que nous ressentons adhérant ainsi à l’effet de masse partagé par toutes celles et tous ceux qui connaissent le mot et ressentent (plus ou moins) la chose. De l’unicité du ressenti ne restera finalement rien. 

Mais cette « extériorité » ne désigne pas seulement l’acte de l’expression orale ou écrite car de moi-même à moi-même, c’est bien le mot qui fera signe du sentiment et non le sentiment lui-même. L’influence de la langue est suffisamment et originellement enracinée en nous que rien de ce qui nous affecte ne peut échapper à la conscience. Autrement dit ce déploiement est extérieur parce que nous nous disons à nous-mêmes ce que nous éprouvons. Nous sommes à nous-mêmes un interlocuteur bavard, perpétuel qui tient ainsi une sorte de journal à flux tendu rendant compte des actualités les plus récentes.

C’est bien ce que nous avons également compris grâce à Sigmund Freud: le bébé de six mois ne se contente pas, par le jeu, de mimer la scène de son abandon pour l’exorciser, la dépasser et finalement prendre le pouvoir sur la situation. Il exprime l’abandon de sa mère par le resserrement d’un nouveau lien avec une autre forme de mère qui est la langue maternelle et grâce à laquelle il est en train d’acquérir ce que l’on pourrait appeler une intelligence linguistique (c’est-à-dire classifiante, catégorielle et découpée) de toute situation, de toute expérience. Cette capacité de mise à distance de l’épreuve qu’il fait de l’absence de la mère est exactement celle par laquelle il est aussi en train de se dire à lui-même ce qui lui arrive. Par conséquent il n’est pas seulement en train de s’affirmer dans le monde mais aussi de se signaler à lui-même dans le monde, de créer ce que l’on pourrait appeler une interface d’où chaque fait intérieur ou extérieur sera commenté, restitué, c’est-à-dire « pensé ». Quiconque se penche un tant soit peu sur sa vie intérieure n’y trouvera qu’un monologue sans pause de mots grâce auxquels les évènements aussi bien extérieurs qu’intérieurs sont appréhendés, témoignés c’est-à-dire conscients. Dans cette perspective aussi indiscutable que troublante, nous réalisons qu’en un sens, le partage de l’expérience se fait bien avant l’échange exprimé d’une personne à l’autre puisque déjà dans la restitution de l’évènement de soi à soi, déjà s’insinuent potentiellement les autres. 

Dans la symbolisation des évènements vécus, dans l’articulation linguistique de leur restitution (le Oh et le Ah) et a fortiori dans le Fort et dans le Da, s’impose un relais de médiation de soi aux autres mais aussi de soi-même à soi-même, de telle sorte qu’aucun sentiment ne peut être pensé, réalisé au sens de pris en conscience sans être déjà commun. L’être humain n’est probablement pas tant naturellement sociable que linguistiquement. L’idée même de sociabilité au sens d’expérience humainement partageable est ainsi toujours préalablement efficiente dans la façon dont tout individu se rapporte à lui-même ce qu’il est en train de vivre.


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