lundi 5 septembre 2022

Croire à la Skholé

 


     
           Je voudrai attirer fortement votre attention sur ce tout premier cours qui ne ressemblera à aucun des autres que nous vivrons ensemble parce qu’il est pour moi non seulement l’occasion de vous exposer les modalités concrètes de l’enseignement de la philosophie en terminale mais aussi d’évoquer un certain état d’esprit, une attitude qui correspondent à la discipline, à sa naissance historique mais aussi à la façon dont je l’approche en tant qu’enseignant (et cette approche évidemment vous concerne). Les enseignants de philosophie ont parfois la réputation d’être des contestataires de l’ordre établi, des révolutionnaires invétérés. Non seulement ce n’est pas vrai mais il se pourrait qu’ils fassent partie, au contraire, de celles et ceux qui essaient de conserver pour le moins un écho d’une attitude, d’un ethos, d’un rapport à l’existence et au monde, d’un style de vie ou d’une feuille de route qui exprime exactement ce que peut être la place de l’humain dans le monde, ou en termes plus simples la chose à faire et la juste personne à devenir (je ne dis pas « la personne juste » mais «  juste la personne »).


1) L’enseignement de la philosophie en terminale en 2022

La philosophie n’est pas qu’une façon de penser, c’est aussi une façon d’être et elle existe depuis très longtemps (au moins le 8e siècle avant JC) et il se trouve que l’Etat français demande aujourd’hui à des personnes dans une société et une évolution des mentalités et des techniques qui n’a plus aucun rapport avec les conditions historiques dans lesquelles la philosophie est née de l’enseigner à des adolescentes et des adolescents de 17/18 ans. Là: de deux choses l’une, soit l’on considère que la philosophie doit s’adapter totalement, c’est-à-dire se soumettre à des « plis » profondément ancrés dans nos modes de vie d’aujourd’hui comme les réseaux sociaux, la communication, l’individualisme, la consommation, la compétition, la dénaturation de l’être au profit du paraître, et alors la philosophie devient au mieux une sorte d’avatar du développement personnel, de divertissement exotique à partir duquel on fait du stage en entreprises, ou encore une sorte de hobby dont on se gratifie dans un profil faceBook: « j’aime la pizza, le hip hop et la philo », soit au contraire on prend les choses un peu plus au pied de la lettre et alors on tente d’enseigner la philosophie à partir d’elle, c’est-à-dire de comprendre en quoi consiste cette attitude et de la maintenir parce qu’il y a peut-être comme « une feuille de route » qui s’y dessine. On est alors extrêmement réaliste: de fait il y a de la philosophie en terminale, ce qui signifie qu’aussi étrange que cela puisse paraître, l’histoire des institutions françaises a abouti à cette donnée: il y a de la philosophie pour tout élève de terminale avec une note au bac à la clé, des exercices, des auteurs, des techniques, et si c’est le cas, c’est bien que quelque chose de la philosophie telle qu’elle est apparue dans l’histoire de l’humanité a su « demeurer ». Sans se croire investi d’une mission divine ou surnaturelle, il nous importe à nous de faire avec ça et de comprendre pendant toute cette année  1) quelle est exactement cette attitude qui correspond à la philosophie 2) de la pratiquer aujourd’hui puisque « elle est là » 3) de l’amadouer suffisamment pour qu’elle ne soit pas un boulet dans votre scolarité (finalement ce sont là les trois leitmotivs de l’enseignement de la philosophie)


2) Faire de sa présence un acte et non « acte de présence »

La philosophie se voit souvent taxée d’étrangeté, de difficulté, d’intellectualisme exacerbé, de prise de tête. Ma fonction n’est pas de vous persuader qu’elle n’est pas cela (même si je pense qu’elle ne l’est pas évidemment) mais simplement d’exercer mon métier du mieux que je peux parce que je l’ai choisi et parce qu’il existe. Mon propos, c’est d’en faire et finalement pas parce que « c’est bien » , pas parce que ça nous ouvrirait l’esprit et ça nous ferait changer d’horizon, pas vraiment non plus parce que je me sentirai investi d’une mission éducative ou morale mais plus simplement  parce que «  je suis là » et que, s’il y a bien une chose à laquelle je crois, c’est que l’homme est une créature dotée de cette capacité de transformer des hasards en raisons d’être et ce dont vous pouvez être absolument certaines et certains c’est que , même si c’est peut-être une succession de hasards qui vous fait être aujourd’hui là, même si c’est peut-être un hasard si je suis votre enseignant de philosophie. A partir de maintenant, rien de ce qui finalement est d’abord une rencontre ne sera vécu par nous comme hasardeux. Ce que cela signifie est très simple: cela veut dire deux choses:

  1. Je ne viendrai jamais en cours comme si je pouvais tout aussi bien être ailleurs, comme s’il était insignifiant que je sois plutôt ici que là. Je serai totalement « là » et que « là ».
  2. J’attends la même chose de votre part et absolument tout dans mes cours est fondé sur cette qualité de présence qui n’est pas évidente et qui finalement signifie une seule chose très concrète, très matérielle: quand vous viendrez dans cette salle, vous avez eu cours avant ou bien vous aurez discuté avec vos copines et vos copains, ou vous étiez avec vos parents, ou vous avez regardé une vidéo, peu importe, prenez bien en considération le fait que pour moi le franchissement du seuil de la 404 ne sera jamais anodin, ne sera jamais hasardeux, ni même routinier, ou « normal » (surtout pas « normal ») mais vaudra exactement comme la signature implicite d’un contrat par lequel vous consentez à faire de votre présence un acte et pas seulement acte de présence qu’il soit 8h du matin ou 17h30 dans l’après midi. Cette signature est absolument essentielle, incontournable. La philosophie est une matière comme les autres, c’est vrai, mais en même temps il est impossible d’enseigner une discipline sans être partie prenante de cette pratique et il se trouve que parmi les différentes attitudes qui sont défendues et accréditées par de nombreux philosophes, il en une qui revient sous la plume de Montaigne mais aussi d’Epictète, de Marc-Aurèle, d’Epicure, de Socrate et d’autres, c’est d’être attentif à l’instant présent en tant qu’il est présent, être aux aguets, comme dit Gilles Deleuze, et ce n‘est pas là un mantra du développement personnel, c’est le seul moyen de rester humain: vivre chaque instant avec ce mélange de naïveté (comme un nouveau-né) et de fatalité (comme un sage) être « un enfant chenu », une sorte de Candide soucieux de réaliser ce qui fait de tout instant quelque chose d’étrange, de nouveau, de miraculeux, et, en même temps, quelque chose d’incontournable qu’il faut accepter sans trop perdre de temps à s’indigner. « Le glorieux chef d’oeuvre de l’homme c’est vivre à propos » (liv 3 - chap 13 « de l’expérience »).

Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c'est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois et César et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation, celle-ci l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols : « II a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ?   C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. » Pour se montrer et exploiter, Nature n'a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. […] «FAIRE BIEN L'HOMME ET DÛMENT»

            Les Essais (1588) Livre 3 chapitre 13 - De l’expérience


Ce que nous disent donc de très nombreux philosophes, notamment grecs, c’est qu’il existe une sorte de « clé » qui finalement nous ouvre à peu prés toutes les portes: celles du bonheur, de l’efficacité et aussi de l’éthique (c’est le souverain Bien), à savoir être présent au présent simplement mais intensément. Quoi que vous fassiez ou viviez, vivez le bien. C’est un conseil de vie très simple, élémentaire, que vous avez peut-être croisé dans une vidéo de développement personnel, mais tel n‘est vraiment pas le cadre dans lequel nous évoquerons cette incitation à vivre l’instant présent tel qu’il se donne. C’est une invitation très simple qu’il est très facile de respecter: vous vous levez le matin, vous avez envie d’un café, faites le bien, en y étant, vous discutez avec quelqu’un soyez y vraiment et ainsi de suite. C’est exactement ce que veut dire Montaigne, et c’est très juste. Donc quand vous êtes en philo, vous êtes en philo. Il faut bien comprendre que vous gagneriez évidemment à tenir ce simple principe dans tous les cours et dans tous les instants,  mais ce n’est pas toujours évident, parce que c’est plus facile à faire quand on n’est pas seul à le faire. Le propos consiste donc pour moi à vous dire d’emblée que j’attends cette qualité de présence de vous et que je l’exige aussi de moi. 

On pourrait résumer complètement cette attitude en disant simplement qu’il ne s’agit pas de faire acte de présence mais de faire de votre présence un acte. Comme mon travail d’enseignant de philosophie m’a convaincu du bien fondé de cette façon d’être, je fais mon possible pour actualiser dans mes cours et sur ce point je n’y vais pas avec le dos de la cuillère, c’est-à-dire que j’utilise toutes les ressources qui sont à ma disposition pour que le cours de philosophie soit un moment et un lieu où chacune et chacun peut, comme dit Spinoza, libérer sa puissance d’agir, matérialiser sa capacité d’attention, écouter, réaliser, intervenir, bref faire de sa présence un acte.

A bien y réfléchir, je n’insiste ici finalement que sur une capacité qui correspond exactement à celle dont ou vous demande de faire preuve dans une épreuve. De nombreuses qualités sont attendues qui correspondent au travail fait dans l’année mais pas exclusivement, il y a aussi une forme de disponibilité, d’intensité de présence, d’attention. Un élève qui n’est pas au niveau, c’est un élève qui est en cours comme il aurait pu être ailleurs mais en fait, très souvent, on constate que c’est malheureusement le leitmotiv de sa vie. Quoi qu’il vive, il le vit petitement, chichement. Je suis là mais j’aurais tout aussi bien pu être ailleurs. C’est là le sens très profond de cette phrase de Malraux: « l’homme est une machine à transformer des hasards en destin », autrement dit, l’important n’est pas du tout que votre vie soit objectivement faite de hasards, mais que  vous, vous ne la viviez pas comme telle, que vous lui donniez du sens et ce sens finalement c’est l’intensité avec laquelle vous la vivez, voire la passion avec laquelle vous la vivez. Il faut être passionnément vivants, passionnément « là ». La profondeur philosophique et éthique de cette phrase est insondable: la question n’est pas de savoir si la vie, si votre rapport à l’existence et au monde, à la planète ont un sens, la seule question est de savoir si vous avez assez de puissance, assez d’énergie pour lui en donner un, sachant que c’est à partir de cela que vous êtes une personne ou un individu. C’est d’autant plus important à réaliser à l’époque que nous vivons parce qu’évidemment les conditions d’existence de l’humain sur terre sont mises en question et qu’aucune autre époque n’a eu à faire face à ça. Cette attention à ce que vous vivez et surtout cette attention à votre présence en cours de  philosophie ne vous est pas demandée en tant que service que vous me rendriez ou en tant que devoir qui serait noté, à une prescription quelconque. C’est plus simple que ça, elle est l’origine même de la philosophie.

Pourquoi ne peut-il pas exister de philosophie sans attention à soi? Parce que la philosophie est une pratique et une attitude qui commencent avec l’étonnement, c’est ce que nous dit déjà Aristote au 4e siècle avant JC et plus proche de nous, c’est ce que nous dit Baptiste Morizot: « La philosophie est l’exercice rigoureux d’une curiosité à l’égard de ce que l’on croyait savoir » Et cette curiosité n’a ni limite ni tabou, c’est-à-dire qu’il n‘y a pas de certitude que l’on ne puisse remettre en cause dés lors que l’on procède à un travail rigoureux et la philosophie est ce travail rigoureux. Nous tenons ici un critère vraiment décisif dans votre aptitude à la matière, mais vous réalisez bien que ce critère ne concerne pas uniquement vos capacités scolaires.

A ce moment là de compréhension de la matière, il y a trois possibilités:

  1. Soit on essaie d’enseigner la philosophie telle qu’elle est apparue dans l’histoire des hommes, mais alors, on va se heurter au fait que la société n’est pas la même et que notamment le rapport que nous avons au travail n’a rien à voir avec ce qu’il était au 8e siècle avant JC, dans les cités grecques, et dans cette perspective la philosophie ne serait qu’orale. C’est impossible!
  2. Soit on va en sens inverse et on situe la philosophie comme un ensemble de techniques oratoires et dissertatives qui doit faire sa place parmi les autres matières comme par exemple le management, la gestion des ressources humaines. On estime possible de faire des stages de philosophie en entreprise. On considère alors que la philosophie est une connaissance mais c’est assez appauvrissant voire totalement faux parce que la philosophie est une matière qu’il est impossible de pratiquer sans conscience et que ce n’est pas la même chose de prendre conscience et d’avoir la connaissance de….Elle est un type d’attention consciente à la vie, au monde et pas seulement une connaissance. Ainsi, par exemple, c’est une chose de savoir comment la mort corrompt le vivant et une toute autre chose de réaliser que l’on va mourir.  Quand Platon affirme que philosopher c’est apprendre à mourir, il ne veut pas dire qu’il faut connaître par coeur les processus cellulaires de nécrose et d’apoptose.
  3. Il y a une 3e  voie qu’évidemment j’ai choisie et qui consiste à miser « comme cela »: en début d’année sur notre capacité à assumer pleinement la situation du monde et de la société telle qu’elle est aujourd’hui en affirmant qu’il est possible de comprendre et d’appliquer sur notre époque un mode de compréhension, de pratique voire une éthique de la curiosité et de l’attention qui remonte bel et bien à l’origine même de la philosophie.  Cela va créer des décalages, des dissensions mais tant que cela ne nous fait sombrer ni dans le pessimisme, ni dans la dépression, tout va bien. 



3) La skholé (éducation), la philia (amitié), la Polis (la cité)

(A partir de là prendre des notes) Or cet exercice de retour aux sources va nous permettre de saisir tout ce qui a évolué dans notamment trois domaines: l’éducation (skholé), l’amitié, la cité et la distinction entre le public et le privé (entre la polis et l’oïkos).

Pour être le plus concret possible, il convient d’insister sur le fait qu’il me semble évident que ces trois domaines et l’effet de dépaysement que la pratique de la philosophie provoque aujourd’hui sont liés et qu’en un sens, la difficulté de certaines et certains élèves vient profondément de ce décalage. Donc il va s‘agir pour moi de vous exprimer le plus simplement possible le choix que j’ai fait et ce que cela va susciter comme répondant de votre part. Choisir de ne renoncer à rien et d’enseigner aujourd’hui la philosophie d’aujourd’hui dans un lycée d’aujourd’hui sans pour autant renoncer complètement à ce qu’est la philosophie depuis toujours, cela suppose d’abord de savoir ce qu’était l’éducation avant. 


1er Moment: Ecole vient du latin scola, terme qui dérive lui-même du grec skholé qui signifie « loisir studieux ». L’école signifie « loisir de l’étude ». Il faut vraiment réfléchir à ça: l’école désigne en fait un « loisir »  et évidemment le mettre en regard avec les conditions actuelles, l’état d’esprit qui vous fait venir au lycée. Les grecs avaient parfaitement intériorisé ce fait que tout être humain est « curieux » et je le pense aussi. La question est donc: « qu’est-ce qui a pu s’accumuler comme couche de crasse, d’indifférence, de souffrance, d’humiliation dans l’esprit des lycéens pour que le lycée leur apparaisse comme un lieu de torture? » Bien sûr, chacune et chacun d’entre vous a sa réponse qui probablement s’appuie sur des noms précis d’enseignants ou de surveillants un peu obtus, ou ennuyeux. Mais au-delà de ces noms qui jalonnent l’histoire personnelle de chacune et de chacun, il y a autre chose qui domine et qui est le rapport des adultes au travail, le sens que le mot travail revêt aujourd’hui (et qui ne vous donne pas envie) travail comme gagne pain, comme condition extrême de la survie, ou d’une considération sociale  correcte. 

Nous sommes une petite classe dans un petit lycée de province et nous n’allons pas changer la société à nous tous seuls, mais nous allons réfléchir sur la société et il n’est pas dit au final que des prises de conscience qui se produiront ici ou là dans votre groupe n’aient pas de résonances à un moment donné sur la ville, la région et pourquoi pas davantage. De plus, je ne vais pas certainement pas jouer au prof libéré, sympa, cool, un peu copain avec ses élèves, pas du tout (je suis très réticent à cette idée pour des raisons qui  seront développées ultérieurement). Donc je ferai l’appel, n’attendez pas de moi un traitement de faveur quelconque, etc. Par contre, je ne perds pas de vue cette origine étymologique de l’école, du lycée. « Il fut un temps où les élèves venaient au lycée pour apprendre des choses » et voilà l’un des premiers défis de notre collaboration: je garde pour vous et seulement pour vous (parce que j’ai déjà fait l’expérience de la surdité de certains rouages de l’administration) cette conviction que j’ai en moi selon laquelle tout élève est curieux de ce qu’on va lui apprendre pourvu que cela lui apparaisse évident, clair et surtout « puissant ». Apprendre c’est jouir de l’augmentation de sa puissance d’agir mais apprendre ne rime pas forcément avec savoir, bien au contraire. Apprendre, c’est le contraire du complotisme et donc ne pas se prendre pour un omniscient.  C’est retrouver cette source d’une curiosité à l’égard de ce qu’on croyait savoir. Je sais que c’est très difficile, que c’est peut-être pas comme ça que vous vous ferez des copines et des copains, je sais qu’il y a parfois des enseignants qui sont dans une méconnaissance complète de cette étymologie ou qui font mine de l’ignorer, je sais qu’il est de bon ton de dire que le lycée c’est nul, que l’éducation n’est plus ce qu’elle était, tout ça, mais si je puis me permettre, je m’en fous totalement et pour moi chaque cours commencera, chaque franchissement du seuil de cette porte par une élève ou par un élève sera pour moi comme une sorte d’appel à la skholé: « tiens! Voilà quelqu’un qui est venu pour apprendre des trucs! »

Praxis et Poiesis - Pour vraiment approfondir le décalage entre la skholé et le lycée d’aujourd’hui, il faut le mettre en rapport avec le travail et la complète mutation qui ‘est opérée entre l’action du point de vue des grecs et l’emploi aujourd’hui. L’idée qu’il faille travailler pour vivre est une condition qui, pour les grecs, correspondaient à celle de l’esclave. Pour un grec de l’antiquité aujourd’hui, l’écrasante majorité des humains est composée d’esclaves. Un homme libre est un homme dont le rapport à l’activité est celui de la praxis, c’est-à-dire une action qui ne s’effectue pas en vue d’autre chose, mais qui se justifie et n’a de valeur que pour elle-même. Dés lors que l’on fait quelque chose en vue d’un autre objectif que cette action elle-même, on est dans la poiesis. En fait tout est un peu une question d’état d’esprit. La chose fondamentale est la réalisation de ce que c’est qu’un acte et au fait qu’aujourd’hui la question de la valorisation financière et sociale des actes crée un état d’esprit au sein duquel une employée dans une crèche fait moins qu’un trader à la bourse, beaucoup moins. Mais la question pourtant demeure: qu’est-ce qu’agir?  Est-ce qu’un enseignant fait vraiment moins qu’un animateur d’émissions de divertissement sur C-News, par exemple? Tout ceci a rapport à l’argent mais aussi à la représentation et à la communication.

Il faut raison garder sur ce point. Il n’est pas question pour nous de devenir les critiques acerbes de notre époque: elle est ce qu’elle est, mais néanmoins, lire les grecs nous permet de comprendre qu’agir n’était pas la même chose pour eux et pour nous. Qu’est-ce qui est le mieux j’en sais rien mais si la skholé vous intéresse, il faut absolument réaliser ce qu’est l’action pour un athénien du 8e. Nous parlons de société dans lesquelles l’art avait une autre place que celle qu’elle a aujourd’hui. Comme c’est un Cours de philosophie, le moins que l’on puisse nous demander c’est d’abord de comprendre philosophiquement l’action et ensuite d’agir conformément à ce que nous aurons compris, donc effectivement selon d‘autres critères que ceux de notre époque. Il convient aujourd’hui de penser vraiment à la praxis dans le cours de philo dans votre pratique de la philo.




2e moment (l’amitié: philia) -  Il existe une autre donnée qui fait partie intégrante de la naissance de la philosophie et qui a considérablement changé, rendant sa pratique aussi nécessaire que décalée, c’est l’amitié. Il suffit de revenir à l’étymologie du terme même de philosophie pour se rendre compte qu’elle contient une référence à l’amitié. Philo / Sophia veut dire « amour de la sagesse ».  Mais, d’une part, cela ne désigne pas tant l’amour que l’on éprouve à la sagesse que celui qui relie les hommes entre eux épris qu’ils sont de la sagesse et d’autre part cette amour est en fait «  amitié », sachant qu’il y a pour les grecs trois sortes d’amour (Eros Philia Agape: faire la distinction). L’ami désigne un type de relation qu’il serait assez difficile de comprendre aujourd’hui et pourtant nous allons essayer de le faire. Ce terme d’amitié ne s’applique pas du tout à une personne avec laquelle on pourrait tout partager parce qu’on la connaîtrait depuis toujours. Ce n’est pas l’ami d’enfance auquel on peut tout dire parce qu’on le connaît depuis toujours. Au contraire, c’est quelqu’un avec qui on peut avoir une discussion vraiment porteuse justement parce qu’on n’a pas de personnage à défendre, d’image à parfaire ou à figurer, à feindre. C’est quelqu’un avec qui on va pouvoir faire de la philosophie parce que justement ce n’est pas quelqu’un de notre famille, laquelle est une communauté qui malheureusement fonctionne souvent avec des images, avec des clichés qui nous sont donnés et que nous avons parfois à combattre mais dans une lutte qui, à bien des égards est perdue d’avance. Le Père, par exemple, doit prendre sur lui une multiplicité d’images de ce qu’un père doit être. S’ il s’est focalisé sur une image d’autorité, par exemple, il reprendra durement son fils qui rentre tard tel pour tel soit et le fils en retour trouvera dans l’image du fils rebelle une sorte de réponse à un comportement qui ne vient pas tant de la personne elle-même que d’une certaine représentation de ce qu’un père est supposé être (sachant qu’au contraire, chaque père a à inventer un certain style de paternité). 

L’ami, c’est le plus parfait inconnu (être chien et loup) - Si on résume, le sens de l’amitié est très particulier dans son rapport à la philosophie parce qu’on est en relation avec une personne suffisamment inconnue de nous pour que nous puissions évoquer avec elle des discussions débarrassées de tout intérêt, de toute image, de toute figuration (un ami est une personne avec laquelle nous n’avons aucun statut à défendre, aucune image à feindre  de telle sorte que finalement c’est seulement en tant qu’être humain qu’il ou elle est notre « ami »). On apprécierait peut-être plus ses parents parfois si l’on se disait qu’au-delà de ce rapport familial c’est un humain (on se rend parfois compte tardivement que son père aurait été finalement quelqu’un de sympathique si on avait pu le voir et le fréquenter indépendamment du fait que c’était notre père). Le lien familial ne fait pas que resserrer les liens, il les distend aussi. L’ami, au sens philosophique du terme, c’est le parfait inconnu, la perfection dans une forme de froideur, de distanciation mais qui du coup rend possible des discussions ou des réflexions universelles sur des sujets « Humains » et non personnels. Cette amitié là est donc parfaitement impersonnelle presque qu’anonyme. On n'y avance pas ses pions dans une stratégie d’avancée professionnelle, sociale. On n'a rien de personnel à y gagner  donc tout peut y être matière à réflexion. 

On pourrait rapprocher ça d’une expression populaire, un peu insultante quand on dit à quelqu’un qu’il raconte trop sa vie, ou bien plus vulgairement qu’on en a rien à faire de sa vie. Un « ami » au sens de l’amitié philosophique, c’est quelqu’un qui n’en a rien à faire de notre vie mais avec qui du coup, on peut parler de l’existence, sachant que vivre, ce n’est pas exister (distinction Vivre / Exister)



3e moment - L’espace public de la polis (Agora): Le troisième point dont il faut avoir connaissance pour bien saisir la différence totale de perspective entre la philosophie à l’époque où elle est née et notre époque à nous, c’est la différence entre le public et le privé, entre la cité et la maisonnée, entre la Polis et l’Oïkos. Cela a quelque chose à voir avec l’ami parce que la philia est aussi selon Aristote le lien qui relie entre eux les citoyens d’une même ville ou d’un même pays et il insiste bien sur le fait que ce lien ne peut pas être génétique précisément parce que être un citoyen c’est sortir de sa famille, c’est sortir du lien génétique.

C’est grâce à Aristote et à Hannah Arendt que nous pouvons nous faire une idée précise de ce que fut dans l’histoire de l’occident l’acte de créer une cité, acte qui n’a vraiment rien de « normal ». Des humains acceptent dans un territoire donné de suivre les mêmes lois: c’est ça une cité, et c’est aussi pour les grecs la capacité à faire advenir un lieu public au sein duquel tout homme libre a droit à la parole et à décider d’une action collective dans l’intérêt de la cité (Thémistocle à Salamine en 480 avant JC et les fameuses trières). Un lieu public, une agora c’est un lieu dans lequel des amis font une cité. Et donc, si effectivement nous vivons une époque un peu paradoxale dans laquelle nous sommes constamment en train de nous contacter tout en nous entendant de moins en moins, c’est parce que les réseaux sociaux jusque là n’ont pas réussi à se constituer  en tant qu’ agora, en tout cas en France, alors qu’elle le pourrait, mais en Europe on ne l’a pas constaté. L’idée même selon laquelle tout citoyen d’une cité est justifié à participer à un prise de décision publique est une idée à laquelle aujourd’hui personne n’adhère (et ce n’est pas là seulement une question de gouvernance).

Mais qu’est-ce que ça signifie exactement un espace public? Il se trouve que nous en avons un exemple en ce moment même: une res publica à l’intérieur de laquelle on peut cultiver la philia comme qualité citoyenne, c’est exactement « une classe », à savoir un lieu dans lequel de parfaits inconnus vont oeuvrer chacune et chacun à leur manière pour que des actions, des réflexions et des attitudes humaines voient le jour dans le monde, et c’est tout. 

C’est quelque chose que l’on perçoit très bien dans la procédure de l’appel. Bien sur, cela a une fonction administrative mais il ne tient qu’à nous de comprendre que ça va bien au-delà, que votre « oui » au prénom que je prononce n’est pas seulement une manière de signaler votre présence mais de l’assumer au sein d’un espace public pour que quelque chose existe dans cet espace.  J’espère que vous y prendrez la parole mais même si ce n’était pas le cas, il ne faut jamais sous-estimer la multitude de signaux qui font une présence. Nous retrouvons une fois de plus cette question essentielle: voulez vous faire seulement acte de présence ou de votre présence un acte? Nous vivons une époque dans laquelle les liens humains se constituent autour de la famille pour quelques-uns d’une conception nationaliste et patriarcale de la nation, des certains agrégats ou marques de consommation (on se reconnaît en tant que client d’Amazon ou d’Apple) mais pas en tant que philia citoyenne. 

On perçoit la gravité de la situation lorsque l’on pense au rapport entre politique et Economie. Le politique aujourd'hui est littéralement laminé, dévasté, broyé par l’économique, ce qui signifie en termes grecs que l’Oïkos, c’est-à-dire la préoccupation de la maisonnée écrase la cité, la polis (avec un S). C’est pour cette raison que la notion même d’espace, de service public, de « sens de l’état » sont aujourd’hui dépourvues de sens et qu’il n’y a donc pas de Philia, d’amis, avec lequel nous puissions vraiment faire cité, pas davantage que philosopher. 

Grâce à cette référence historique à la naissance de la cité grecque, nous réalisons pleinement tout ce qui fait qu’enseigner la philosophie revêt une dimension un peu anachronique, décalée parce que nous ne disposons plus vraiment ni de la notion d’espace public, ni de celle de Philia citoyenne et encore moins de la skholé, telle qu’elle était conçue,  perçue et pratiquée au 5e siècle avant JC. La tentation pourrait être jugée comme très forte de passer notre temps à dire que l’humanité est débile, que l’époque est immonde, d’en rajouter encore une couche au pessimisme ambiant sur le climat de notre société. 


4) Choisir Montaigne plus que Houellebecq (la quasi-causalité plus que le désespoir) 

L’indignation ne fait pas droit, ni argument, ni réflexion, et encore moins philosophie. Il est absolument impossible de philosopher en ne mobilisant que des passions tristes comme l’aigreur, la négativité, la culpabilité, le ressentiment. C’est là l’intuition commune de Nietzsche et de Spinoza. Ce que nous allons faire plutôt, c’est bien réaliser ce qu’était la skholé, et nous efforcer contre vents et marées de l’édifier, ici et maintenant, entre nous. Cela signifie que vous venez pour apprendre des trucs et que moi, je vais faire en sorte qu’ici en effet, des choses soient apprises, que nous soyons "amis" en ce sens là. Que le sentiment d’un décalage entre ce qui devrait être et ce qui est nous saisisse à plusieurs reprises, c’est certain et c’est peut-être nécessaire notamment par rapport aux questions qui concerne le travail, la politique, le bonheur, etc. Mais notre propos à nous ici, ce n’est pas du tout de faire du Houellebecq,  du Michel Onfray ou du Finkielkraut mais de faire entre nous ici et maintenant un travail «  de salubrité publique », quelque chose qui fasse advenir la skholé.

Quelque chose de l’indignation systématique, de l’anathème ciblé ou pas ciblé, de la critique permanente de la réalité telle qu’elle est, pose problème et ne permet pas de construire une réflexion philosophique. Nous en avons eu l’exemple avec l’après guerre et la façon dont l’Europe a tenté de se reconstruire après le Troisième Reich et le génocide juif, tzigane, homosexuel, ce que l’on a appelé la Shoah. L’indignation, l’anathème global et quasi imposé sur toute tentative de compréhension de ce qui s’était réellement passé a rendu quasi inaudible le message de Hannah Arendt sur la banalité du mal. La thèse qu’elle a défendue dans ce recueil d’articles consiste à pointer comme responsable de la Shoah une forme d’obéissance à la norme, à une forme de conformité qui est bel et bien efficiente dans toute société. Ce qu’elle a proposé est un paradoxe, à savoir que rien n’est plus monstrueux que «  la volonté d’être normal », c’est-à-dire de pouvoir se soustraire à la responsabilité de penser et d’assumer ses actes sachant que cette inclination est effective en fait chez tous les hommes et qu’elle se manifeste dés que certaines  circonstances historiques le permettent.

Ce que je me suis efforcé de faire c’est d’essayer d’éclairer le fait que la philosophie est née dans une époque au sein de laquelle le rapport de la population à l’éducation, au travail, à la cité, à l’économie était quasiment le contraire des conditions que nous connaissons aujourd’hui. Plutôt que de militer dans la rue pour que l’évolution rende à nouveau possible ces conditions d’exercice là, nous pourrions profiter de ce qui nous est offert par le lycée pour faire advenir quelque chose qui ressemble la philia, à la polis, à la skholé, simplement, résolument, efficacement. C’est l’esprit dans lequel je travaille depuis que je suis dans ce lycée.

Alors évidemment, on ne passe pas par un claquement de doigt d’une société dans laquelle le travail est « poiesis » à une école dans laquelle on tente d’être dans la « praxis » et évidemment je n’oublie pas  que vous êtes là pour avoir votre bac. Ce que j’ai évoqué aujourd’hui est finalement le fond d’écran qui transparaîtra souvent dans le cours et tout ce que je vais d’écrire maintenant à savoir les exercices, les points de méthode et le climat que nous allons instauré a pour finalité de favoriser cette skholé mais il est certain que tout ce que nous parviendrons à gagner sur ce terrain là vous sera favorable aussi d’un point de vue scolaire.




5)  Lignes directrices de la pratique de la philosophie en terminale

Quels sont ces lignes directrices que vous et moi allons essayer de tenir pendant cette année?


  1. Une exigence de clarté quasi totale, c’est-à-dire le souci constamment maintenu même dans les heures les plus ensommeillées de l’après midi d’intervenir quand vous voulez la clarification d’un terme ou d’une idée. Ne vous demandez pas ce que je vais penser de vous ni ce que vos camarades vont penser de vous. Si vous êtes largué(e), dites le assez vite et assez franchement pour que l’on puisse remédier à cette situation et cela suppose que vous indiquez précisément sur quel point porte vote incompréhension. Pas de « je comprends rien depuis le début » Vous avez également le recours à mon adresse mail pour me dire ce qui vous a échappé d’une séance à l’autre. Attention, chaque cours commencera par l’interrogation orale de l’une ou l’un d’entre vous.
  2. La skholé, vous l’avez bien compris, ce n’est pas Cyril Hanouna, mais ça suppose que puisque vous êtes venus pour apprendre quelque chose, vous n’hésitez pas à intervenir calmement, à prendre la parole en cours (il m’arrive de faire cours à partir des interventions des élèves). Il faut qu’il se passe quelque chose en cours qui ne soit pas du brouhaha mais qui vous permette de vous exprimer.
  3. Dans ce but je tiens un blog depuis 12 ans maintenant. C’est sur lui que je m’appuie pour vous donner une version écrite du cours au fur et à meure que je le construis. Il est rédigé intégralement. Il faut y aller une à deux fois par semaine (ou plus si vous le souhaitez). Ce blog me donne beaucoup de souplesse dans mon adaptation aux classes, à celles pour lesquelles il y a beaucoup d’intervention et à celles où il y en a très peu. Cette souplesse ne signifie pas légèreté, bien au contraire. On ne fait rien d’intéressant, de puissant  si on n’y apporte pas un minimum de solennité. On y tient et faire cours, comme vous allez vous en rendre compte « j’y tiens! »
  4. Il y aura donc des interrogations orales, des exercices écrits et des explications de textes et dissertations qui seront faits ici, en cours, en temps limité, mais sans que je vous prévienne. Ce n’est pas pour vous embêter, c’est juste que j’envisage cette année des moments dans le cours pour lesquels je vous donnerai une demi-heure, une heure ou deux éventuellement pour faire progressivement votre dissertation ou votre explication qui finira par être ramassée et noté en fin de parcours. Chez vous vous n’aurez qu’à faire deux choses: relire le cours dans la perspective d’une interrogation orale ou écrite (les deux étant possibles). Il y aura aussi des exercices d’écriture libre qui paraîtront dans le blog.
  5. En dernier lieu, je voudrai insister sur le fait qu’on peut trouver partout matière à faire de la philo, même si le jour du bac il faudra faire attention, mais dans le cours, on peut tout réquisitionner, d’une chanson de maître Gims à une série Netflix. Je pense au cinéma et aux séries. En fait tout est mobilisable en philosophie, absolument tout mais jamais présenté oui dit de façon personnelle. Il est absolument impossible que vous racontiez votre vie. Vous pouvez et même devez rester à l’affût mais pas, en tant que personne privée.
  6. Une dernière chose: la philosophie, c’est finalement un certain rapport, une certaine utilisation, une certaine attention portée aux mots, attention que l’on pourrait qualifier de très intense. Il s’agit d’être à l’affût de tout ce qui pourrait créer du sens, mais en tout cas nécessairement, d’apporter aux mots un sens qui n’est pas celui des expressions communes. On ne fait pas de philosophie pour communiquer, on fait de la philosophie pour créer des concepts et éventuellement les affects qui accompagnent la réalisation des concepts. Ainsi, par exemple: « avons-nous le temps? » Est un énoncé qui va forcément nous faire parcourir le chemin entre l’acception usuelle, habituelle des termes et un sens plus affûté, plus profond.  A bien des titres, finalement la pratique de la philosophie est le passage d’un idée reçue à une idée conçue.


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