lundi 19 septembre 2022

Terminales 3/5/7: Avons nous le temps? (3)

 3) Le temps trouvé ( Kairos)


Mais alors, dans cette typologie des différentes sortes de temps, quels sont ceux que « nous avons », c’est-à-dire ceux à l’égard desquels nous pourrions prétendre à une forme de « maîtrise » quelconque ?

A) Certainement pas la première (le destin ou finalement l’Aiôn) qui représente finalement le temps en tant qu’écoulement continu et irréversible. Il n’est rien de ce temps là que nous puissions transformer ni sur lequel nous pourrions agir. Nous ne pouvons que l’accepter. Nous ne l’avons pas mais il nous est impossible d’être ailleurs ou autrement qu’en lui, par lui. Il est cela même par quoi être signifie « devenir ». Quoi qu’il advienne, c’est forcément dans le cours de ce flux là qu’il advient. On peut même affirmer que l’association du destin (A)  avec l’occasion (E) définit finalement l’attitude stoïcienne. S’accorder avec ce qu’il est absolument impossible d’éviter dans la conscience pleine et assumée d’une réalisation, c’est ça le Kaïros. Nous n’avons pas le temps mais nous pouvons nous satisfaire de l’être, c’est-à-dire de ne pas pouvoir être autrement que dans le flux de ce devenir.

B) Le progrès décrit un temps humain divisé, impulsé, organisé par des humains.  Nous percevons bien qu’il y a là une tentative d’appropriation de l’Aiôn par l’être humain. Comment faire en sorte que ce temps qui file, qui semble suivre un cours cyclique soit mesurable et a fortiori que de cette organisation en jour, en heures, en minutes, il en résulte du bien-être humain dans une sorte de dynamique au gré de laquelle il n’y aurait que du meilleur à venir (évidemment cette conception du temps est gravement affectée aujourd’hui par D en fait)? Avons nous ce temps là? En temps qu’espèce, la réponse est évidemment oui, en tant qu’individu c’est non (aucun individu humain ne peut avoir la prétention de maîtriser ce temps là. Il semble suivre le fil d’une inexorabilité qui n’est pas identique à celle de l’Aiôn puisque elle s’appuie finalement sur le désir de l’être humain de tendre vers une forme de perfection jamais atteinte mais toujours en perspective. On pourrait ici parler de ligne asymptotique (de plus en plus proche de l’axe des abscisses mais jamais confondu). C’est donc par excellence le temps que l’on n’aura jamais, mais dont on aspirera toujours à s’en rapprocher. 

C) Avons nous le temps de l’hyper-temps?  Non et c’est là aussi paradoxal car l’hyper temps est finalement celui au sein duquel la chose à faire la tâche à accomplir parasite et finalement étouffe totalement la perception d’un temps « pur ». L’hyper temps est l’épreuve que nous faisons qu’aucune unité, portion de temps n’est suffisante pour que nous accomplissions tous nos projets. C’est un temps que nous n’avons pas mais en même temps, nous réalisons que c’est faute d’attention de notre part. Nous n’y prêtons pas attention à l’Aiôn.  Nous nous faisons abuser par la croyance que la technologie nous permettrait d’atteindre une sorte de "démultiplication" proche du don d’ubiquité.


D) De toutes les déclinaisons du temps proposés par Pascal Chabot, celle-ci est sans conteste la plus claire pour la question posée puisque finalement la notion même de délai désigne cette portion de temps avant qu’on n’en ait plus.  C’est sur le fond de la conscience qu’on n’y peut rien (au temps qui passe) que l’on essaie de pouvoir un petit peu. Etant entendu que la fin est annoncée, incontournable, que puis je faire ou être de ce temps qui file vers un catastrophe annoncée?

E) L’occasion est, par contre, non pas le temps que l’homme « aurait », mais celui dans l’instantanéité duquel il lui est donné de se satisfaire de ne pas l’avoir. C’est le Kaïros le temps venu de se satisfaire d’être et d’agir, temps où étrangement nous pouvons nous réjouir de l’impression confirmée selon laquelle « tout est accompli », rien n’est à rajouter (c’est le contraire même de l’hyper temps). Le temps d’effectuation des événements est bienvenu quelle que soit la nature des évènements. 

        Pour bien comprendre cette dimension qui est sans conteste la plus féconde philosophiquement, on peut songer à l’expression: « c’est l’occasion ou jamais » que nous utilisons quand nous avons la certitude que telle action que nous préméditions peut s’effectuer à cet instant là parce que la configuration est favorable, parce que "les étoiles sont alignées", comme on dit, bref parce que tout conspire vers cette effectuation: cela peut-être la décision d’une offensive sur tel front dans une bataille, la sortie d’un livre dans l’effervescence d’un évènement de l’actualité, une déclaration d’amour dans un contexte affectif, etc.  Cela ne peut se réaliser que dans cet instant. Il n’est pas question ici d’avoir le temps mais de trouver le bon moment, sachant qu’il y en a un. Mais nous pouvons ici, dans l’esprit des Stoïciens, rajouter une considération essentielle: la formulation suivant laquelle « c’est l’occasion ou jamais » peut être appliquée, en fait à tout instant qui « arrive ». Cette expression ne nous décrit pas une sorte de conseil de vie, d’attitude ou de leitmotiv de la motivation personnelle à agir mais le mode de fonctionnement de la plus stricte effectuation objective du temps.  C’est cela même qui exprime le sentiment de fatalité que de nombreux penseurs relient au Stoïcisme: il  n’y a pas de meilleur moment pour ce moment d’être ce moment parce que de fait il « est ».

Il faut relier le temps de l’occasion avec celui de l’inexcusabilité (sechercher continuellement des excuses). Nous évoluons dans un rapport au temps et aux actions que nous déclenchons qui est souvent celui du conditionnel et de l’excuse, du report, de la procrastination mais nous savons bien que nous sommes à côté de la plaque. Tel amoureux transi peut se répandre en excuse en adjurant la personne aimée qu’il aurait pu être plus prévenant qu’il aurait pu lui offrir de fleurs, etc. Et la personne en question peut (et même doit finalement) lui dire que le problème n’est pas celui de ce qu’il avait l’intention de faire mais de ce qu’il a fait ou pas fait.  « Tu ne l’as pas fait », c’est justement ça le problème. Tu n'est pas autre chose que tes actes et tes "non-actes". Tout est dans cette ligne de frontière très tenue, très fine mais en même temps très juste et parfaitement « pure », intransigeante. Il n’y a pas de meilleure occasion pour un évènement, concerté ou non, d’être, que celui dans lequel il « est ». Nous n’avons finalement au regard de l’occasion, ou finalement du Kairos, pas d’autre temps que celui-là. Rien finalement n’advient jamais autrement que dans ce régime où le temps lui-même se trouve :« c’est l’occasion ou jamais » parce que de fait, c’est maintenant.


Cette considération est peut-être l’une des plus profondes que l’on puisse concevoir sur ce sujet: le fait que tel ou tel instant  soit comme ceci ou comme cela tient à rien. Il aurait parfaitement pu être « autre », mais de fait, il a été « celui-ci » et pas un autre et commencer à arguer sans fin sur ce qu’il aurait pu être n’est pas seulement vain, caduque, mais surtout complètement « faux » il est exactement tel qu’il devait être, et ce depuis toute Eternité.  Ce n’est pas du tout qu’il est ce qu’il est à cause d’un destin qui était déjà écrit quelque part, c’est plutôt « qu’être tel qu’il est »  est un destin, crée le destin.  Chaque instant qui est dans sa pure et simple manifestation est « le » destin.  Il est tout à la fois exact d’affirmer qu’il n’arrive que des moments qui auraient pu être autre ET que tout ce qui arrive dés lors que ça arrive (et pas avant) est un destin. Ce terme ne désigne pas l’acte par lequel des Dieux ou un Dieu éternel écrase votre présent, mais plutôt le mode d’effectuation même de tout présent. C’est le présent qui se fait par lui-même éternel. dans son mode d'effectuation: ce qui arrive est tel u'il arrive. Et c'est tout. Il faut que dans un temps que nous appréhendons, nous humains, en tant que Chronos, nous percevions la fatalité cyclique de l'aiôn, et cela grâce à l'acquisition de la sagesse du Kaïros: tout, absolument tout de ce sujet se résout probablement dans cette phrase


4) L’Eternel retour (Nietzsche)

L’éternité ou l’inéluctabilité, c’est le mode d’effectuation de tout présent. Nous avons tellement l’habitude de définir le destin comme cette dimension pour laquelle tout et écrit d’avance que nous ne réalisons pas que cette loi selon laquelle nous ne pouvons pas éviter que cela soit comme il est (c’est le destin!) C’est cela même qui inscrit dans nos vies « le présent », c’est la machine même à faire du réel: c’est ça le destin.

Mais cette proposition dans laquelle s’exprime toute la sagesse Stoïcienne semble entrer en contradiction avec le passage des Confessions de Saint Augustin. Si le présent demeurait, dit-il, il n’est pas présent mais éternel, dont pour être présent, il faut qu’il passe et disparaisse, fuit. Comment comprendre l’invitation des stoïciens à vivre le présent comme une forme d ‘éternité vouée à être, de tout temps, et la proposition de Saint Augustin?

Il faut vraiment bien saisir le fond de l’argument stoïcien: que cet instant soit, c’est du hasard, il aurait pu être autrement. Seulement voilà, il « est » et à compter de cet instant, du simple fait qu’il soit, plus rien n’est du hasard tout est fatalité.  Le temps est une succession de présents qui, en tant que présents, une fois effectués sont des éternités. Mais cela ne signifie pas que le présent demeure, comme disait Saint Augustin qui finalement n’évoque qu’une sorte d’ « arrêt sur image » d’un instant qui dure sans changer, sans se transformer. Les Stoïciens sont au contraire des penseurs du devenir: les instants ne cessent de se succéder mais comme autant de moments d’éternité. Ce n’est pas un seul et même présent qui revient toujours comme une incessante répétition du même, c’est le présent qui évolue sans cesse mais en se succédant éternellement et différemment. L’éternel retour ce n’est pas la répétition du même mais au contraire la loi infrangible de la succession d’un instant éternel à un autre instant éternel, comme une spirale et non comme un cercle.


Avoir le temps, cela pourrait signifier dans cette acception qui, sans conteste, la plus profonde, parcourir cette spirale pour plutôt réaliser et accomplir personnellement le détour métaphysique de cette « usine à instant donné » qu’est l’existence.  La plupart d’entre nous nous contentons d’accueillir l’instant, de nous en réjouir ou de nous en lamenter en restant complètement étranger au processus singulier et clandestin de sa « fabrique » qui est l’infini.

Dans cette intuition que Nietzsche  développera en 1881 et qui reprend de façon plus intacte et plus existentielle une idée des Stoïciens, nous nous rapprochons de la possibilité de résoudre tous les paradoxes du temps: sa possession et sa fuite, son intériorité et son extériorité radicale, son accessibilité et son échappement. Mais cela réclame une certaine lenteur car c’est le type même d’idée que l’on gagne à ne jamais croire acquise. Autrement dit nous n’en finirons jamais de réaliser sa pertinence et en un sens c’est justement cela qu’elle nous dit: « que nous n’en finirons jamais. »

"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.


                    Cette intuition de Nietzsche qu’il faut vraiment prendre au sérieux (nous savons  notamment par Lou-Andréas Salomé, que Nietzsche croyait vraiment à l’éternel Retour: « il n’évoquait cette idée qu’à voix basse » confiera-t-elle) apparaît comme une solution à tous les paradoxes sur lesquels nous butons dés qu’il est question du temps mais principalement par rapport à cette contradiction selon laquelle le temps est la dimension de notre impuissance radicale et pourtant qu’il est possible de régler une certaine attitude à partir même de cette impossibilité. L’idée selon laquelle il existe toujours une marge de manœuvre ou plutôt une certaine ligne d’attitude possible, une éthique, à l’égard même de ce qui peut sembler inéluctable se modélise et finalement se résout entièrement dans cette intuition qui pourtant nous semble évidemment si peu réaliste. Nous n’avons pas le sentiment de faire se succéder autant de cycles infinis que d’instants (parce qu’en fait c’est ça l’idée: chaque instant vécu l’est pour l’éternité, se répète à l’infini). Bien au contraire: nous voyons se succéder les instants à vitesse grand V ou pas (selon le temps affectif) mais nous n’avons jamais l’impression de rentrer dans une éternité de cours quand « là », nous sommes en cours ou de lecture quand nous lisons maintenant ou de conversation quand ici nous discutons.

Comme il importe vraiment de bien situer la nature fondamentale de cette idée et son grand retentissement dans la philosophie de Nietzsche et la philosophie en général, nous pourrions utiliser le moyen d’exemples bien connus de vous pour la comprendre. 

Nous avons toutes et tous déjà vu ces fictions dans lesquelles le héros ou l’héroïne doit désamorcer un mécanisme ou une bombe avant qu’elle explose. Le réalisateur fait exprès de montrer le cadran de l’arme et les secondes défiler jusqu’à ce que le processus soit désamorcé une microseconde avant l’explosion. Pour reprendre la terminologie de Pascal Chabot ,vous sommes alors dans « le délai » (d), et d’ailleurs certaines personnes aujourd‘hui utilisent finalement cette image pour nous sensibiliser au changement climatique et aux catastrophes à venir. Quel temps « avoir » ou « trouver » dans une telle situation?


Cela semble impossible, à moins de distinguer radicalement le temps de vivre et le temps d’être. Toute la pression émotive que nous éprouvons devant ces films repose sur la peur de mourir, sur l’imminence d’une cessation brutale de la vie, de ce que c’est que vivre. Toute la sagesse des stoïciens, de Montaigne, de Marc-Aurèle, etc, repose au contraire sur être et exister. Autant il semble impossible de bien finir de vivre, autant l’activation d’une sagesse, d’une attitude devient praticable dés que l’on pense à être. En même temps, il est impossible d’exister sans vivre même si justement ces sagesses nous incitent à ne jamais vivre sans exister.  Face aux éventuelles dernières secondes de ma vie, la question à se poser est-elle de les prolonger à tout prix ou des les « habiter »?  Est-il possible de ne m’impliquer que dans cet ouvrage qui consiste à « être »  tout au long de ma vie?


Nous pouvons ici penser à un épisode très célèbre de l’Odyssée: Pénélope est « assiégée », sommée de se prononcer en faveur de l’un des prétendants dont elle fera le roi d’Ithaque puisque Ulysse ne revient pas de Troie. Elle décide de faire un ouvrage tissé, le linceul de son beau-père Laërte  et promet de choisir une fois la toile terminée. Mais elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, se vouant ainsi à une sorte de répétition à l’infini d’un même acte. Cela pourrait ressembler aux châtiments éternels des héros de la mythologie si précisément, ce n’était pas par elle-même qu’elle se l’impose et à bien es égards elle ne se l’impose pas du tout. Quelque chose d’incroyablement puissant, profond, inattendu se révèle ici dans une épopée grecque, quelque chose de quasi féministe avant l’heure mais surtout de très précieux pour notre sujet, puisque Pénélope trouve ici un temps qu’elle n’a pas. Quelque chose de l'aiôn est insinué dans Chronos, par quoi Pénélope trouve le temps d'être. Dans ce cycle de création et de destruction qu'elle impose à sa toile, elle se déprend de la pression d'une temporalité que les hommes, les mâles veulent consacrer à leur gloire, à leurs honneurs, à leur richesse. 
                    (Une petite parenthèse ici s'impose pour justifier le terme de "féminisme", ou plutôt de "féminité". Il ne fait aucun doute que la sensibilité à l'Aiôn définit quelque chose de l'ordre de la féminité, alors que Chronos est un temps patriarcal, masculin, comme l'illustre bien d'ailleurs les actions du Titan de la mythologie. Pénélope est probablement la figure la plus accomplie de la féminité (avec Antigone). Elle vit l'instant de tisser pour parcourir une boucle dont il s'agit finalement de ne pas sortir comme une praxis, comme une tâche dont on ne finirait pas de venir à bout, parce finalement quelque chose de l'authentique structure des instants s'y manifeste)

Pénélope trouve le temps d’ETRE dans une temporalité exclusivement animée par la perspective d’AVOIR. Nous avons bel et bien le temps à condition de ne pas le confondre avec un quelconque délai, ou avec l’hyper temps, ou le progrès. 

On peut envisager l’hypothèse que Pénélope ici agit avec une sorte de présomption, d’intuition de ce que Nietzsche formulera bien plus tard philosophiquement comme Eternel retour.




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