3) Le temps trouvé ( Kairos)
Mais alors, dans cette typologie des différentes sortes de temps, quels sont ceux que « nous avons », c’est-à-dire ceux à l’égard desquels nous pourrions prétendre à une forme de « maîtrise » quelconque ?
A) Certainement pas la première (le destin ou finalement l’Aiôn) qui représente finalement le temps en tant qu’écoulement continu et irréversible. Il n’est rien de ce temps là que nous puissions transformer ni sur lequel nous pourrions agir. Nous ne pouvons que l’accepter. Nous ne l’avons pas mais il nous est impossible d’être ailleurs ou autrement qu’en lui, par lui. Il est cela même par quoi être signifie « devenir ». Quoi qu’il advienne, c’est forcément dans le cours de ce flux là qu’il advient. On peut même affirmer que l’association du destin (A) avec l’occasion (E) définit finalement l’attitude stoïcienne. S’accorder avec ce qu’il est absolument impossible d’éviter dans la conscience pleine et assumée d’une réalisation, c’est ça le Kaïros. Nous n’avons pas le temps mais nous pouvons nous satisfaire de l’être, c’est-à-dire de ne pas pouvoir être autrement que dans le flux de ce devenir.
B) Le progrès décrit un temps humain divisé, impulsé, organisé par des humains. Nous percevons bien qu’il y a là une tentative d’appropriation de l’Aiôn par l’être humain. Comment faire en sorte que ce temps qui file, qui semble suivre un cours cyclique soit mesurable et a fortiori que de cette organisation en jour, en heures, en minutes, il en résulte du bien-être humain dans une sorte de dynamique au gré de laquelle il n’y aurait que du meilleur à venir (évidemment cette conception du temps est gravement affectée aujourd’hui par D en fait)? Avons nous ce temps là? En temps qu’espèce, la réponse est évidemment oui, en tant qu’individu c’est non (aucun individu humain ne peut avoir la prétention de maîtriser ce temps là. Il semble suivre le fil d’une inexorabilité qui n’est pas identique à celle de l’Aiôn puisque elle s’appuie finalement sur le désir de l’être humain de tendre vers une forme de perfection jamais atteinte mais toujours en perspective. On pourrait ici parler de ligne asymptotique (de plus en plus proche de l’axe des abscisses mais jamais confondu). C’est donc par excellence le temps que l’on n’aura jamais, mais dont on aspirera toujours à s’en rapprocher.
C) Avons nous le temps de l’hyper-temps? Non et c’est là aussi paradoxal car l’hyper temps est finalement celui au sein duquel la chose à faire la tâche à accomplir parasite et finalement étouffe totalement la perception d’un temps « pur ». L’hyper temps est l’épreuve que nous faisons qu’aucune unité, portion de temps n’est suffisante pour que nous accomplissions tous nos projets. C’est un temps que nous n’avons pas mais en même temps, nous réalisons que c’est faute d’attention de notre part. Nous n’y prêtons pas attention à l’Aiôn. Nous nous faisons abuser par la croyance que la technologie nous permettrait d’atteindre une sorte de "démultiplication" proche du don d’ubiquité.
E) L’occasion est, par contre, non pas le temps que l’homme « aurait », mais celui dans l’instantanéité duquel il lui est donné de se satisfaire de ne pas l’avoir. C’est le Kaïros le temps venu de se satisfaire d’être et d’agir, temps où étrangement nous pouvons nous réjouir de l’impression confirmée selon laquelle « tout est accompli », rien n’est à rajouter (c’est le contraire même de l’hyper temps). Le temps d’effectuation des événements est bienvenu quelle que soit la nature des évènements.
Pour bien comprendre cette dimension qui est sans conteste la plus féconde philosophiquement, on peut songer à l’expression: « c’est l’occasion ou jamais » que nous utilisons quand nous avons la certitude que telle action que nous préméditions peut s’effectuer à cet instant là parce que la configuration est favorable, parce que "les étoiles sont alignées", comme on dit, bref parce que tout conspire vers cette effectuation: cela peut-être la décision d’une offensive sur tel front dans une bataille, la sortie d’un livre dans l’effervescence d’un évènement de l’actualité, une déclaration d’amour dans un contexte affectif, etc. Cela ne peut se réaliser que dans cet instant. Il n’est pas question ici d’avoir le temps mais de trouver le bon moment, sachant qu’il y en a un. Mais nous pouvons ici, dans l’esprit des Stoïciens, rajouter une considération essentielle: la formulation suivant laquelle « c’est l’occasion ou jamais » peut être appliquée, en fait à tout instant qui « arrive ». Cette expression ne nous décrit pas une sorte de conseil de vie, d’attitude ou de leitmotiv de la motivation personnelle à agir mais le mode de fonctionnement de la plus stricte effectuation objective du temps. C’est cela même qui exprime le sentiment de fatalité que de nombreux penseurs relient au Stoïcisme: il n’y a pas de meilleur moment pour ce moment d’être ce moment parce que de fait il « est ».
Il faut relier le temps de l’occasion avec celui de l’inexcusabilité (sechercher continuellement des excuses). Nous évoluons dans un rapport au temps et aux actions que nous déclenchons qui est souvent celui du conditionnel et de l’excuse, du report, de la procrastination mais nous savons bien que nous sommes à côté de la plaque. Tel amoureux transi peut se répandre en excuse en adjurant la personne aimée qu’il aurait pu être plus prévenant qu’il aurait pu lui offrir de fleurs, etc. Et la personne en question peut (et même doit finalement) lui dire que le problème n’est pas celui de ce qu’il avait l’intention de faire mais de ce qu’il a fait ou pas fait. « Tu ne l’as pas fait », c’est justement ça le problème. Tu n'est pas autre chose que tes actes et tes "non-actes". Tout est dans cette ligne de frontière très tenue, très fine mais en même temps très juste et parfaitement « pure », intransigeante. Il n’y a pas de meilleure occasion pour un évènement, concerté ou non, d’être, que celui dans lequel il « est ». Nous n’avons finalement au regard de l’occasion, ou finalement du Kairos, pas d’autre temps que celui-là. Rien finalement n’advient jamais autrement que dans ce régime où le temps lui-même se trouve :« c’est l’occasion ou jamais » parce que de fait, c’est maintenant.
4) L’Eternel retour (Nietzsche)
L’éternité ou l’inéluctabilité, c’est le mode d’effectuation de tout présent. Nous avons tellement l’habitude de définir le destin comme cette dimension pour laquelle tout et écrit d’avance que nous ne réalisons pas que cette loi selon laquelle nous ne pouvons pas éviter que cela soit comme il est (c’est le destin!) C’est cela même qui inscrit dans nos vies « le présent », c’est la machine même à faire du réel: c’est ça le destin.
Mais cette proposition dans laquelle s’exprime toute la sagesse Stoïcienne semble entrer en contradiction avec le passage des Confessions de Saint Augustin. Si le présent demeurait, dit-il, il n’est pas présent mais éternel, dont pour être présent, il faut qu’il passe et disparaisse, fuit. Comment comprendre l’invitation des stoïciens à vivre le présent comme une forme d ‘éternité vouée à être, de tout temps, et la proposition de Saint Augustin?
Il faut vraiment bien saisir le fond de l’argument stoïcien: que cet instant soit, c’est du hasard, il aurait pu être autrement. Seulement voilà, il « est » et à compter de cet instant, du simple fait qu’il soit, plus rien n’est du hasard tout est fatalité. Le temps est une succession de présents qui, en tant que présents, une fois effectués sont des éternités. Mais cela ne signifie pas que le présent demeure, comme disait Saint Augustin qui finalement n’évoque qu’une sorte d’ « arrêt sur image » d’un instant qui dure sans changer, sans se transformer. Les Stoïciens sont au contraire des penseurs du devenir: les instants ne cessent de se succéder mais comme autant de moments d’éternité. Ce n’est pas un seul et même présent qui revient toujours comme une incessante répétition du même, c’est le présent qui évolue sans cesse mais en se succédant éternellement et différemment. L’éternel retour ce n’est pas la répétition du même mais au contraire la loi infrangible de la succession d’un instant éternel à un autre instant éternel, comme une spirale et non comme un cercle.
Dans cette intuition que Nietzsche développera en 1881 et qui reprend de façon plus intacte et plus existentielle une idée des Stoïciens, nous nous rapprochons de la possibilité de résoudre tous les paradoxes du temps: sa possession et sa fuite, son intériorité et son extériorité radicale, son accessibilité et son échappement. Mais cela réclame une certaine lenteur car c’est le type même d’idée que l’on gagne à ne jamais croire acquise. Autrement dit nous n’en finirons jamais de réaliser sa pertinence et en un sens c’est justement cela qu’elle nous dit: « que nous n’en finirons jamais. »
"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.
Comme il importe vraiment de bien situer la nature fondamentale de cette idée et son grand retentissement dans la philosophie de Nietzsche et la philosophie en général, nous pourrions utiliser le moyen d’exemples bien connus de vous pour la comprendre.
Nous avons toutes et tous déjà vu ces fictions dans lesquelles le héros ou l’héroïne doit désamorcer un mécanisme ou une bombe avant qu’elle explose. Le réalisateur fait exprès de montrer le cadran de l’arme et les secondes défiler jusqu’à ce que le processus soit désamorcé une microseconde avant l’explosion. Pour reprendre la terminologie de Pascal Chabot ,vous sommes alors dans « le délai » (d), et d’ailleurs certaines personnes aujourd‘hui utilisent finalement cette image pour nous sensibiliser au changement climatique et aux catastrophes à venir. Quel temps « avoir » ou « trouver » dans une telle situation?
Pénélope trouve le temps d’ETRE dans une temporalité exclusivement animée par la perspective d’AVOIR. Nous avons bel et bien le temps à condition de ne pas le confondre avec un quelconque délai, ou avec l’hyper temps, ou le progrès.
On peut envisager l’hypothèse que Pénélope ici agit avec une sorte de présomption, d’intuition de ce que Nietzsche formulera bien plus tard philosophiquement comme Eternel retour.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire