dimanche 25 septembre 2022

Terminales 3/5/7: réponses à deux questions sur la tripartition Aiôn / Chronos / Kaïros

 


Lors des derniers cours, deux questions m’ont été posées (en terminale 5, par Héloïse et par Leelou) auxquelles je n’ai répondu que partiellement voire imparfaitement. Les développements qui suivent essaient de corriger ce manquement. Elles concernent la tripartition grecque du Kairos, de l’Aiôn et de Chronos. 

  1. N’y aurait-il pas quelque chose de l’Aiôn qui s’« effectue », se réalise de toute façon chez tout être humain même celle ou celui qui ne se perçoit et ne perçoit sa vie que dans Chronos? Et si oui, quoi?


C’est une excellente question, comme toutes celles auxquelles il n’est pas facile de répondre. Nous comprenons bien, dés lors que nous réalisons en quoi consiste l’Aiôn qu’il s’effectue « tout le temps » et c’est même plus que cela, il est ce qui s’effectue « de tout temps ». L’Aiôn est ce temps qui n’a début ni fin et qui ne connaît aucune rupture, aucune discontinuité. Toute personne qui, aussi occupée soit-elle à voir s’écouler le temps de Chronos, temps discontinu et partageable, au contraire, est à son insu nécessairement traversée de ce flux de temporalité de l’Aiôn, ne serait-ce que parce que rien ne lui échappe de l’univers, et qu’en un sens, cette temporalité là est peut-être encore plus à même de s’assimiler à la vérité ultime de la vie, de l’être et de la matière que la représentation cosmique et spatiale d’un Tout, d’un « univers ». Le temps social est un filtre déformé et déformant de l’Aiôn qui ne peut en aucune manière être stoppé ou remplacé par Chronos (il peut être impacté dans son essence mais pas dans son existence comme le prouve le réchauffement climatique).

Nous réalisons ainsi qu’il y a non seulement l’émergence physique de ces deux temps mais aussi qu’à ces deux temps correspondent des « consciences » qui se télescopent , c’est-à-dire que je peux développer une conscience chronologique dans Aiôn  (finalement c’est l’histoire, les religions créationnistes (Judaïsme, christianisme et Islam) et c’est aussi la croyance au progrès de votre civilisation)  mais aussi une conscience de l’aiôn dans Chronos. Or, s’il y a conscience, il y a aussi inconscient. Très en marge, très décalée de toutes les perspectives freudiennes (intéressantes et très pertinentes en elles-mêmes, mais centrée un peu exclusivement sur la sexualité), ne serait-il pas envisageable d’interpréter  nos rêves, nos lapsus, nos soi-disant moments d’égarement ou de distraction ou encore d’absorption dans certaines rêveries comme étant non pas des absences d’attention en général, mais des décrochages du temps de chronos au bénéfice du temps de l’Aiôn? Jusqu’à quel point les intuitions, les fulgurances, les errances souvent moquées des artistes, des rêveurs, des lunatiques, voire des hystériques ou des mystiques ne pointeraient-elles pas vers une vérité pure, vers l’affleurement absolument incontournable à bien des égards de l’Aiôn dans Chronos? Evidemment cette possibilité contrarie grandement notre esprit cartésien et rationnel mais il est aussi de nature à expliquer ce paradoxe fondamental et sidérant qu’est l’accord de notre sensibilité de réceptrices ou de récepteurs à des oeuvres d’art pourtant inimaginables, irreprésentables, imprévisibles avant d’être.  Pourquoi quelque chose de nous dit-il « oui » clandestinement au cubisme de Picasso, à l’impressionnisme de Monet, à Cézanne alors même que nulle part en aucun temps personne n’avait seulement envisagé qu’une telle peinture soit possible?




Il est absolument impossible à quiconque de s‘extraire de l’Aiôn, tout simplement parce que rien de tout ce qui advient, qui s’effectue dans le monde ne semble suivre un autre courant, mais il nous est tout aussi impossible de nous représenter, nous humains, quoi que ce soit sans le situer sur l’échelle de cet autre temps qui est Chronos. Ce qu’est une vie humaine dans Aiôn est dérisoire, alors que Chronos nous fournit des points de repère et d’organisation de notre vie sûrs, stables, reconnaissables, sociaux. Faire droit à Aiôn dans Chronos est tout à la fois évident (parce que de toute façon Aiôn embrasse une réalité plus vaste que Chronos, plus « écrasante ») et très complexe, très audacieux, peut-être un peu dément parce que quelque chose de cette intuition fait advenir à la surface de notre existence un temps dont on peut vraiment dire qu’il n’est pas humain, pas divisible, pas mesurable, incommensurable avec les évènements de notre petite vie. Comment moi, qui ai tel âge, telle espérance de vie nécessairement limitée puis-je faire droit dans « mon » existence à une temporalité sans début ni fin, cyclique, imperceptible, continue, cosmique? Et, en même temps, comment éviter de le faire puisque, de fait, Aiôn « est » ou plutôt « devient », et la loi même de cet incessant devenir cyclique? On comprend que la plupart des hommes ne comprennent pas ce temps mais on comprend aussi que c’est lui qui finalement les comprend eux, au sens de contenir, effectuer. Les hommes se réalisent dans un temps qu’ils ne réalisent pas ou plutôt qu’ils sont assez rares à réaliser. Et d’ailleurs  cette réalisation est-elle possible? La réponse de Nietzsche est « oui » et cette réalisation porte le nom de l’Eternel retour comme nous le verrons. 


Cela signifie donc que la plupart des humains pensent mener leur vie exclusivement dans chronos, c’est-à-dire dans une dimension au sein de laquelle le présent n’est qu’un moyen en vue de cette fin qu’est le futur. Dans chronos, le temps est divisé en parcelles qui se succèdent et au sein de laquelle aucun présent n’est jamais vécu « pleinement ». C’est exactement le temps décrit par Pascal: « Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » On vit « pour avoir les moyens » au sein d’une dimension où rien ne compte davantage que de « pouvoir voir venir » sans le moins du monde s’occuper de « se sentir devenir », ou encore de « devenir ce que l’on est. » Par conséquent ce qu’Aiôn insinue dans ces vies humaines qui ne s‘appréhendent elles-mêmes qu’au fin de Chronos, c’est la contradiction, la discorde: « Eris », le cours contrariant d’une existence qui cent fois sur le métier de la transformation et du cycle remet l’ouvrage de la représentation de soi (persona) et de la linéarité. L’humain, c’est l’animal malade du refus de devenir soi-même dans l’aiôn.


  1. Devant les conséquences ruineuses de cette « maladie », c’est-à-dire les dommages engendrés par une créature qui ne pense qu’au progrès, à la croissance, à l’exploitation exponentielle des ressources sur le fond d’une efficience temporelle qui est celle du cycle de la nature, la révolte ne serait-elle pas la seule solution envisageable? 

Aiôn est un temps dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas facile à percevoir, à ressentir. Notre « conscience » est plus à l’aise avec Chronos. Aiôn implique un effort d’attention considérable qui n’est pas à la portée d’une personne ayant tout investi dans le temps social des humains. Comment se révolte dans une dimension qui finalement ne vit que des « révolutions ». Si la structure même de la temporalité est un cycle, alors chaque instant de ce cycle est un cycle. Il ne fait aucun doute qu’une attention exclusivement portée et investie dans Chronos est une catastrophe, aussi bien sur un plan écologique, qu’économique, que politique, social et humain. Mais où situer alors le terrain de la lutte? 

La raison essentielle pour laquelle cette lutte serait une erreur, ou du moins contre-productive, c’est que l’aiôn, des trois termes grecs, est finalement celui qui est le plus « là ». C’est même bien plus que cela, il est le processus même par le biais duquel est bien « là » ce qui est « là ». Il existe donc une sorte de justesse, d’effet d’évidence, de réalisation pure, fluide et continue dans toute affirmation de ce temps, dans tout appel à la prise de conscience de ce temps. Ce n’est pas là une position qu’il conviendrait de revendiquer défensivement, comme si elle n’allait pas de soi puisque finalement rien ne saurait dans l’univers aller davantage de soi que cette temporalité là.  Comme dans toute argumentation assumée et pensée , il convient de s’installer dans la pleine positivité de sa raison et de parler à partir d’elle. Que nous ayons à lutter pour faire entendre une évidence plus que toute autre « première », c’est là l’anomalie et rien ne saurait être plus ruineux que de prendre acte de cette anomalie, de l’accepter en utilisant un registre de parole agressif et victimaire.  


La ligne de cohérence de la prise en considération de cette temporalité cyclique, imperceptible, et surtout desanthropocentrée est la plus profonde, la plus ferme, la plus assurée. C’est à partir d’elle qu’il faut parler. Ainsi par exemple, dans le discours de Greta Thunberg à l’Onu du 23/09/2019, discours qu’elle adresse aux dirigeants politiques les plus influents de la planète, la formule « comment osez-vous? » est juste, exacte, bien pensée et surtout bien sentie. Où allez vous chercher un droit qu’il est absolument impossible que vous ayez acquis autrement que frauduleusement? Cela doit faire drôle à des chefs d’état ou de gouvernement d’entendre une adolescente les resituer à une échelle purement « planétaire » et leur dire, alors qu’ils sont nécessairement entourés de personnes qui n’osent jamais élever le ton en leur compagnie, voire même les contrarier. 

C’est la même prise de parole qu’Antigone devant Créon dans la pièce de Sophocle. Or ce style de prise de parole porte un nom, c’est la parhésia, terme qu l’on peut traduire par franc parler ou mieux encore « dire vrai ». La parhésia désigne un type de discours qui dit la vérité non pas à partir d’un raisonnement, d’une démonstration, mais plutôt d’une puissance « pure », d’une éthique relevant d’une telle adéquation à soi qu’il est impossible de douter de l’implication de la personne. Evidement on peut répondre que l’implication dans un discours ne prouve rien mais il ne s’agit pas ici d’un discours fanatique. La parhésia, c’est au contraire une parole qui a vraiment raison, sauf que cette raison vient d’une cohésion, d’une justesse, d’une droiture qui trouve ses racines dans une évidence suffisamment ancrée, suffisamment juste qu’elle relève alors d’une pleine positivité que rien ne peut remettre en cause.  Quand Thunberg dit à Trump « comment osez-vous? », tout le monde sait qu’elle a raison mais évidemment les fans de Trump ou les climato-sceptiques choisissent consciemment ou pas de faire semblant de ne pas saisir cette origine parhésiastique. La parhésia c’est l’affirmation selon laquelle il existe un très haut degré de sincérité qui atteint le niveau d’une vérité objective. C’est exactement le terme à partir duquel quand nous entendons un homme politique dire une énormité, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’il faut quand même une certaine dose de « mépris de soi » pour oser sortir quelque chose d’aussi faux, d’aussi malhonnête. Evidemment Trump, une fois encore, est l’archétype de la mauvaise boussole. Si l’on croit à la parhésia, alors on cesse de trouver des excuses à Trump et à ses électeurs: ils savent très précisément ce qu’ils font le premier en soutenant des thèses complotistes, les seconds en votant pour lui. La parhésia est un type de discours qui s'ancre dans l'estime de soi, dans l'intuition juste et profonde selon laquelle aussi loin que l'on puisse aller dans les concessions de notre persona au regard des autres demeure en nous, avant toute autre perspective, une "assise", une adéquation nécessaire de soi-même à soi-même. La parhésia est un type de discours qui dit vrai parce que la légitimité évidente de la cause défendue va de pair avec une certitude non jouée, non simulée par quoi l'orateur ou l'oratrice s'éprouve elle-même justifiée à exister dans l'émergence  d'une prise de parole spontanée au sens étymologique: allant de soi, valant par soi. Etre soi, par conséquent,  c'est ce qui s'accomplit dans la libération d'une parole allant de soi.

Beaucoup considèrent Thunberg ou même Antigone comme des héroïnes révoltées (on peut discuter de ce rapprochement mais il a été fait par le philosophe Bernard Stiegler et l’écrivain JMG Le Clézio). Mais en fait dans ces deux cas de figure, il existe une réalité à partir de laquelle ce qu’elles affirment s’impose avec évidence. Ce qu’elles défendent n’est « révoltant » qu’au regard d’un ordre qui a fini par s’installer durablement mais qui contrarie une tradition plus ancienne (l’inhumation des corps humains pour Antigone) ou une évidence plus première et surtout plus large (la planète pour Greta Thunberg). Elles ne sont pas tant révoltées que traditionalistes à bien des égards, voire « conservatrices » si l’on donne à ce terme un sens tout autre que politique (la démence, en l'occurrence, serait plutôt du côté de Margareth Thatcher). Qu’il existe une parhésia dans l’acte de faire affleurer l’Aiôn par la parole dans une société dominée par Chronos, cela ne saurait faire le moindre doute. 




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