« Les sept samouraïs » d’Akira Kurosawa raconte apparemment l’histoire d’un village de paysans fatigué de voir une bande de brigands dérober leurs récoltes demandant à sept samouraïs d’organiser la défense de leur territoire et de leurs biens. Pourtant cette description qui correspond en un sens à « l’action » du film ne constitue en aucune manière « l’objet » du film, notamment parce que le combat que mènent les samouraïs contre les pillards cache celui qu’ils livrent, en pure perte, contre les villageois, opposition plus que combat, dépassement d’un modèle de société par un autre. Autant on peut se révolter et l’emporter contre des brigands, autant on ne peut rien contre les mouvements lents, sournois de cette tectonique des plaques sociétales qui transforment des paysages historiques en supprimant des métiers, des valeurs, des corporations, des codes. La succession des plans qui marquent la fin du film illustre parfaitement la véritable issue du seul combat : les samouraïs se recueillent devant les tombes de leurs compagnons d’armes : quatre bosses de terre surmontées d’un sabre tandis que les villageoises piquent les tiges dans les rizières.
Dans son livre « l’image-mouvement », Gilles Deleuze nous livre une clé de l’œuvre de Kurosawa qu’il rapproche d’une conception japonaise de la topologie: « on ne commence pas par un individu, pour indiquer le numéro, la rue, le quartier, la ville, on part au contraire de l’enceinte, de la ville, et l’on désigne le grand bloc, puis le quartier, enfin l’aire où chercher l’inconnue. » Il ne faut pas partir de l’homme, de la psychologie. Les personnages ne sont que ce qu’ils peuvent être placés où ils le sont, dans cette configuration géographique là, dans telle situation historique, telle évolution sociétale, tel glissement économique. Le cinéma peut servir à cela : « fixer l’objectif de la caméra sur la fonction de fabrique du « matériau humain » par des lieux, des mouvements, des situations, comme si l’homme ne faisait, ainsi qu’une mauvaise herbe, que pousser dans les interstices des choses, des forces et des éléments. » L’homme est l’inconnue de l’équation du réel, mais même pas une inconnue que l’on cherche, plutôt celle qui se débat entre des chiffres donnés dans l’efficience d’une équation que personne n’essaie de résoudre.
C’est pourquoi l’on peut parler sans contradiction d’un cinéma à la fois humain et radicalement inhumain : il s’agit de poser les conditions inhumaines dans lesquelles quelque chose comme « de l’homme » fait plus ou moins son chemin, et l’on pourra ainsi trouver une belle moisson de caractères, non pas tant assignables au « moi » des personnages, qu’aux interstices dans lesquels ils peuvent germer dans le peu de place que leur ont laissé « les choses ». A cet égard, le samouraï « transfuge », joué par Toshiro Mifune est particulièrement intéressant : fils de paysan essayant désespérément de s’extraire de sa condition pour devenir un samouraï, il passe indifféremment du grotesque au sublime, montrant ainsi l’incroyable amplitude d’attitudes que l’on peut produire dans la « ligne de faille » entre ces deux positions entre lesquels il oscille constamment sans se retrouver jamais en l’une ou l’autre.
De ce point de vue, on pourrait dire que le travail des samouraïs arrivant au village et organisant sa défense reprend trait pour trait le sujet même du cinéaste : comment faire de l’espace une souricière pour les hommes ? Souricière dans laquelle ils se feront, se donneront chair dans le fil du devenir de leur mort. Les brigands ne peuvent plus envahir le village que par une seule entrée, donc ils la prennent, un à un, comme dans la file d’attente d’une tragique entrée en scène dont aucun ne sortira vivant. Mais entretemps ils auront parcouru le village de droite à gauche puis de gauche à droite, harcelés par les paysans, décimés par les samouraïs, ce mouvement latéral étant, pour le dernier combat, écrasé par celui de la pluie battante. C’est comme si Kurosawa nous disait en substance : « vous voyez cette oscillation d’un curseur latéral dans le flux vertical de la pluie tombante, ça s’appelle « de l’humain », de la « volonté de brigands » empêchée par de la « volonté de paysans », elle-même aidée par du « code d’honneur de samouraïs ». Ce ne sont pas les hommes qui font les mouvements, ce sont les mouvements qui font les hommes.
Le village n’a finalement servi que de laboratoire expérimental à certaines observations humaines dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont totalement dépourvues du moindre jugement moral :
1) La cohabitation prolongée de deux corporations régies par des codes sociaux, comportementaux et éthiques différents, voire opposés ne se conclue pas plus par un mélange que l’huile ne se confond avec l’eau.
2) La noblesse n’a aucun avenir, tout autant au sens social du terme de noblesse qu’au sens moral. On retrouve dans ce film certains traits de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel, à savoir que les samouraïs, reconnus et admirés de tous, sont finalement dépassés par ceux qui, ayant échoué à se faire considérer par les autres, tirent du travail de la terre une autre modalité de reconnaissance, celle d’une humanité conquise par la transformation des choses : les paysans.
3) Les êtres humains ne sont jamais pathétiques ou héroïques « dans l’absolu », ils le sont au gré des situations, des mouvements possibles dans un espace donné et plus cet espace est restreint, plus « les oscillations de l’aiguille » sur le cadran allant de la médiocrité au sublime sont fortes. C’est peut-être ça le cinéma tel que Kurosawa le pratique : la focalisation d’un cadre de vision sur des lieux suffisamment étroits pour que des variations sensibles considérables puissent être enregistrées dans un champ d’efficience humaine comme on dirait d’une zone sismique à haut risque.
Bien sûr, il est difficile de réprimer un mouvement d’admiration pour le dévouement des samouraïs mais leur observation sans faille du bushido repose finalement sur l’effacement complet de leur être au bénéfice de la seule considération d’un espace. Que peut un lieu ? Comment s’y imprimer plutôt que s’y exprimer ? Ils constituent de ce point de vue le « matériau » conducteur idéal du travail de focalisation du cinéaste. Ils sont ce que c’est que de n’être « que là », c’est exactement ce qui définit la figure du samouraï idéal telle qu’elle est rendue par celui des sept qui, reconnu par tous comme le meilleur escrimeur, suscite chez le plus jeune d’entre eux un mouvement de vénération.
Lorsque Kurosawa filme les « gens du peuple », et plus particulièrement les paysans, on perçoit qu’il est fasciné par ce mélange de vulgarité, de veulerie mais aussi de libération d’énergie joyeuse et finalement de puissance, de débauche vitale, la caméra se fixe parfois sur des postures ou des physiques improbables dans lesquels on retrouve presque, dans le grotesque des figures, l’art du peintre Bruegel ou celui de Bosch. Le plan fixe ou le traveling avant ne sont jamais alourdies par la lourdeur d’un jugement. Il s’agit bien de filmer de la matière humaine en « composition » dans le dénuement d’une situation critique. Lorsque le philosophe Emmanuel Kant dit que « le bois dont l’homme est si courbe que l’on ne peut rien y tailler de bien droit », Kurosawa, comme tout artiste, répond par les mouvements de sa caméra : « Mais qui parle de tailler ? Il n’est question ici que d’observer, et si le bois humain était sans nœud, il n’y aurait là la matière d’aucun film. » C’est pourquoi l’art de Kurosawa explore la frontière ténue entre l’éthique et l’éthologie pour finalement la nier et rapprocher les deux notions. L’éthique désigne la capacité d’un homme à se déterminer face à une situation difficile impliquant un problème de conscience, situation impossible à trancher en vertu du seul principe de distinction du bien et du mal. L’éthologie définit la science du comportement des espèces animales. Une espèce animale se définit finalement par le nombre d’affects au travers desquels elle perçoit et construit son monde. Dans la multitude de données impressives que constitue une forêt, la tique ne saisit que la lumière, l’odeur et la chaleur, la première pour grimper sur une branche, la seconde pour sentir le corps animal qui passe en-dessous d’elle, la troisième pour trouver la zone de la peau dans laquelle elle va s’implanter pour sucer le sang. C’est l’exemple que prend souvent le philosophe Gilles Deleuze pour définir ce qu’est l’éthologie, soit une biologie comportementale. Ce que nous sommes se dessine dans le processus de quadrillage de nos ressentis ainsi que dans leur modalité. Le paysan, aussi misérable soit-il, a trouvé son lieu, son quadrillage et dans ce cadre il peut libérer sa pleine puissance.
Une fois encore, c’est la délimitation d’un périmètre, d’une aire, qui, dans « les sept samouraïs » joue le rôle principal dans le travail de réduction de l’éthique à l’éthologie car les hommes dans l’enceinte du village font ce qu’ils font là où ils peuvent le faire et c’est tout, comme un rat dans un labyrinthe. Il ne saurait être question de dire à l’homme comment se comporter dans telle ou telle situation mais d’être seulement attentif à la fibre humaine en train de germer au cœur de la situation et l’homme réduit à cela ne se pose probablement pas davantage de question que la tique sur sa branche, étant entendu qu’il peut ce qu’il peut et qu’il est là où il est. La seule chose qui compte est de trouver les configurations de lieux et de mouvements dans lesquelles nous pouvons libérer notre pleine puissance de tique, de paysan, de brigand ou de samouraï. Au lieu de se demander sans cesse ce qu’il doit faire, l’homme serait bien inspiré d’être seulement attentif à exister, à libérer ce qu’il peut au cœur des situations parce qu’il « n’est » rien d’autre. C’est ce que comprennent bien les vrais samouraïs dont les actes ne dépassent jamais du cadre extrêmement strict de la seule chose à faire, comme le marque dés le début du film le sauvetage de l’enfant. Evidemment l’un des traits les plus importants de ce débordement de l’éthique par l’éthologie consiste pour l’homme à se détacher de l’idée de sa condition privilégiée, à se percevoir lui-même comme une pure et simple efficience vitale oeuvrant au cœur des choses. Il y a dans la perspective du regard toujours extérieur d’une caméra l'angle de vision idéale d'un grand Dehors qui fait du cinéma l’instrument parfait de cette attention là.
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