lundi 24 octobre 2011

Texte d'Emmanuel Levinas - La question:" de quel droit?" a-t-elle un sens?"

Ce texte pourrait être utilisé dans une troisième partie. Il situe l'origine du droit naturel dans la rencontre du visage de l'autre être humain. Contre l'argument visant à défendre l'idée que la question: "de quel droit?" n'a aucun sens, il définit l'origine même de notre répulsion à tuer l'autre personne dans le face à face avec un visage, lequel par son caractère nécessairement énigmatique me fait immédiatement saisir qu'il existe une autre dimension que celle physique des corps et des choses.



« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»

Quelques éléments d’explication : Ce texte soutient l’idée selon laquelle c’est par son visage que nous percevons l’autre personne comme « autre ». Il se passe là quelque chose qui n’a aucun rapport avec la vision des autres parties de son corps. De fait regarder quelqu’un, ce n’est pas fixer ses pieds. Nous portons spontanément nos yeux vers son visage. Pourquoi après tout ? C’est une évidence du protocole de la rencontre. Par le terme « éthique », Levinas veut dire que le rapport à l’autre personne n’est pas une rencontre physique dés que nous rencontrons son visage. Quelque chose de cette expérience nous place d’emblée sur un autre plan qui n’est plus le face-à-face matériel entre deux corps. C’est comme si par le visage, l’autre sortait du cadre de la limitation de son corps comme « vu ».
En effet, voir une chose, c’est la limiter en tant que chose. Si je perçois la couleur des yeux d’une personne, cela signifie que j’isole mentalement ses yeux de son visage et que je qualifie la nuance chromatique de l’iris. Je porte une attention purement plastique à son visage, je détaille ses qualités exactement comme fait une esthéticienne lorsque elle se porte vers la forme des pommettes, des lèvres, travaille les contours des yeux avec du mascara. Elle travaille le visage comme matière. Mais si on réfléchit un peu, on réalise qu’elle ne peut pas faire ça sans se détacher d’un rapport premier qui est celui que nous percevons tous d’abord quand nous regardons un visage et qui consiste dans le fait qu’il est une source continue d’expression. Il exprime un sens avant d’être comme ceci ou comme cela. Avant de voir « ce qu’il est », nous sommes « portés » par l’émergence première de sa capacité d’expression. Je ne vois pas un visage comme un objet dont je peux dire tout de suite ce que c’est, le ranger dans une classification. Les appréciations sur ses caractéristiques se produisent toujours dans un second temps. Un visage nous imprime toujours d’abord le flux d’une certaine tension forte ou faible, il nous tranquillise ou nous effraie mais il « s’adresse » à nous avant même d’être une présence matérielle devant nous. Il n’est pas là en tant que chose mais toujours déjà comme message.
Ce fait est particulièrement notable et troublant lorsque nous considérons le visage d’une personne endormie ou morte. Nous comprenons alors que le phénomène toujours préalable de l’adresse du visage est indépendant de la volonté de la personne, laquelle ne veut rien me dire alors que son visage ne cesse de dire. Nous « lisons » un visage avant de le voir alors que nous ne lisons pas une table ou une chaise. Je ne vois quasiment jamais des « yeux », je capte un regard et celui-ci s’impose d’emblée à moi comme bienveillant, attentif, inquiétant, agressif, etc. Mais la teneur du message n’est justement jamais aussi simple que ça. Même si le visage de l’autre me sourit, je n’interpréterai pas ce sourire comme étant forcément de la joie ou de la gentillesse communiquée. Cette gentillesse sera connotée par quelque chose de tout-à-fait unique, spécifique qui tient au visage et qui fait aussi que ce n’est pas « que » de la gentillesse qui m’est dite, mais une expression de gentillesse particulière lisible au travers d’un visage particulier, lequel me dit peut-être autre chose. L’expression d’un visage n’est jamais réductible à la simplicité caricaturale d’un mot, et c’est aussi en cela que consiste l’expérience de la rencontre de l’autre comme altérité radicale. Si l’autre n’était que corps, je pourrai le réduire à un ensemble de données, de caractéristiques par quoi je le définirai par une perception et un jugement « posés », comme lorsque je dis d’un pull qu’il est bleu ou d’une maison qu’elle est grande, parce qu’il n’y a rien du pull ou de la maison qui brouille l’attribution d’une qualité à leur être. Ils sont ce que je dis qu’ils sont, et c’est tout. Les expressions émises par un visage ne sont jamais aussi définissables. Nous avons toujours envie, lorsque nous essayons de les décrire, de parler de « cette façon inimitable » d’exprimer la joie, ou la peine, ou autre chose. Les plis du visage écrivent autre chose qu’une qualité stricte, donnée. Ils débordent de toute part la simplicité d’une étiquette, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont pas figés, comme un tag mais un tag étrange, magique qui ne cesserait de s’écrire de lui-même sur le mur jusqu’à être l’expression particulière de ce mur, laquelle s’adresserait directement aux passants.
C’est par le fait de cette primauté involontaire de « l’adresse » que le visage est toujours une peau « nue », exposée. Entrer dans une pièce pleine de monde, c’est savoir plus ou moins consciemment que vous allez avoir à assumer cette sorte de continuelle « avant garde » de vous-même qu’est votre visage comme si vous alliez chercher les gens, comme si vous les interpelliez sans le vouloir, comme une main se lance attendant désespérément d’être acceptée par l’adoubement que constitue le fait d’être serrée. Quoi de plus humiliant qu’une main tendue sans être serrée et qui reste là suspendue, dans l’attente d’une reconnaissance qui ne vient pas ? Il y a quelque chose de cette main tendue dans le visage, et c’est justement cela que certains d’entre nous parfois essaie d’atténuer voire d’annuler par le visage fermé. Nous essayons de nier cette donnée brute du caractère « demandeur » du visage par l’expression du contraire : « je ne vous demande rien » mais cette tentative est un peu vaine parce que nous essayons alors d’infléchir le cours d’un phénomène qui consiste purement et simplement dans le fait d’être d’abord une adresse, un message.
 Avoir un visage, c’est envoyer perpétuellement des SMS à notre insu, comme si notre portable émettait constamment aux autres des messages vrais, troublants, incompréhensibles, infiniment intimes et personnels sans que nous le voulions, de telle sorte que nous sommes en situation d’avoir à assumer devant les autres ces messages étranges que nous leur envoyons sans savoir en quoi ils consistent. Notre présence ne se manifeste que sur le fond de cette libération incontrôlable de données dans lesquelles notre être le plus juste, le plus profond consiste. Avant que je parle devant des auditeurs, quelque chose de moi toujours prend d’abord la parole pour dire « n’importe quoi », en ce sens que cela n’a pas la clarté d’une parole, et ce « n’importe quoi » sera pourtant plus moi que tous les mots que je dirai après, justement parce que lui, contrairement à mes mots n’est pas volontaire. Je peux tenter de reprendre à mon compte les expressions de mon visage, derrière la nature conventionnelle d’un code d’expressions sociales normées : enterrement = visage peiné, mariage = visage heureux, etc, demeurera toujours la « certaine manière » qu’a mon visage d’exprimer ces impressions conventionnelles, manière qui les débordera vers quelque chose d’inimitable qui est « moi ».

C’est pourquoi la vulnérabilité de ce discours incontrôlable qui « m’échappe » et me trahit est aussi la marque d’une invulnérabilité fondamentale, celle du « Tu ne tueras pas ». Le sens des expressions de mon visage m’échappe, dans tous les sens du terme : parce que je les libère d’abord, parce que je ne les comprends pas ensuite et les personnes qui reçoivent ces expressions ne les comprennent pas davantage. Je suis donc comme un sphinx qui ne fait que poser des énigmes impossibles à résoudre, et je suis cela « d’abord », primitivement. Je suis visuellement ce qu’il est impossible de réduire à des caractéristiques visuelles parce que les expressions de mon visage se produisent à la vue de tout le monde, concrètement mais en, même temps, manifestent une mobilité, un « brouillage », une complication au niveau du contenu exprimé qui dépasse le contexte physique de la manifestation : ça « renvoie à  quelque chose » mais on ne sait pas quoi. Cela a à voir sans aucun doute avec cette certitude que l’opinion commune exprime quand nous disons que nous ne pouvons pas savoir ce que cache le visage d’une personne, à cette nuance près que Levinas nous fait réaliser que cette personne non plus ne le sait pas. Mon visage manifeste un degré de « vouloir dire » brouillé, incompréhensible, involontaire, qui dépasse du cadre du vouloir dire de mes mots, et c’est ce qui fait que les autres sont forcés de me reconnaître du non perceptible, de l’insaisissable, ce que finalement nous appelons « une âme ». Un visage, pour le dire clairement, « ça dit » mais je ne sais jamais exactement ce que « ça dit ». Il y a bien « quelque chose » puisque il y a expression mais ces expressions, en ne se laissant pas assimiler, m’empêchent de les réduire à du connu. Je suis donc toujours placé par le visage devant de l’inconnu, et c’est exactement cela que nous appelons l’Autre. Notre « âme », la nature sacrée, inviolable de notre personne, c’est ce que nous portons par notre visage, c’est « là » sans être jamais « là » en tant que tel, marque physique d’un au-delà du physique.

Si un meurtrier me tue, il met un terme à mon être physique mais pas à cet « au-delà du physique » dont mon visage n’a jamais cessé de faire signe (au-delà que je perçois toujours sur le visage du mort – tradition du masque mortuaire). C’est finalement toute la différence entre casser un objet et tuer un homme : l’objet ne s’échappe pas de la perception que l’on en a, le briser n’est « que le briser ». Le visage n’est pas perçu, il est « lu » comme un roman étrange qu’on ne pourrait pas éviter de lire mais dont on ne comprendrait pas la moindre ligne. Il suffit que chacun de nous s’interroge sur les moments où nous avons du mal à regarder quelqu’un dans les yeux pour trouver notre dérobade à l’authenticité d’un face à face avec l’authenticité de l’autre. Parfois nous ne tenons plus le choc de cette confrontation avec de l’incompréhensible, de l’inconnu mais nous savons bien que c’est justement dans cet inconnu que l’autre personne est vraiment. C’est en cela qu’elle consiste. Or je peux tuer le corps de l’autre mais je n’ai aucune prise sur cette instance de « vouloir dire » dont le visage porte les traits indécryptables ce qui veut dire que je peux tuer cette autre personne mais pas ce phénomène de « polarisation devant de l’inconnu » en quoi consiste vraiment le fait qu’elle soit Autre, soit ce qui fait d’elle une personne « sacrée », c’est-à-dire une personne « de droit ».
Le visage est finalement pour Levinas l’origine même du droit naturel. On n’a un peu tort de dire qu’il n’est pas écrit, il est écrit dans les traits de notre visage. Que certaines personnes le remettent en cause tient à ce qu’il est presque trop constamment là pour être aperçu. Il est donc aussi l’origine la plus évidente de la question : « de quel droit ? ». Cette interrogation a, par conséquent, le sens que le visage lui donne, sens présent mais sens indéterminé. Le visage dit sans dire « quelque chose ».
La fin du texte est consacrée à la distinction entre ces signes extérieurs que nous ne cessons d’envoyer aux autres par le biais d’un encodage social, connu, facile à décrypter et les expressions du visage. Je veux bien dire quelque chose par mes vêtements, mes objets les plus familiers, ma  façon d’être au milieu des autres, mais, d’une part, ces messages sont compréhensibles, d’autre part ils le sont par référence à un contexte extérieur. Avoir une voiture avec chauffeur envoie un message de richesse dans un contexte social où cela marque le fait d’avoir de l’argent. Si marcher un pied était socialement étiqueté comme un luxe de privilégié, les riches marcheraient à pied. Par opposition, les expressions d’un visage sont incompréhensibles et ne signifient que par elles-mêmes. Elles ne font appel à aucun fond social donné. Quelles que soient les circonstances dans laquelle je rencontre un visage, l’efficience de ses expressions ne vient que de lui. Il « fait sens d’être » et l’on pourrait dire aussi qu’il n’a pas « d’autre être que de faire sens ».

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