A la vente de « temps de cerveau humain disponible », il s’agit donc de substituer un rapport tout autre à l’image. Le guérilla marketing ne « s’adresse » pas au cerveau, contrairement au « message publicitaire », il force le passage par l’empreinte, par l’immersion dans un milieu dont on perçoit brutalement la texture « imageante » de telle sorte qu’il n’est plus du tout question de concevoir une image fictive à vocation incitative pour un spectateur réel mais de faire image du réel, dans le réel pour un spectateur mis en situation dés lors de s’interroger sur son statut fictif. Mais comment faire surgir cette texture imageante du décor urbain ?
Peut-être d’abord en déshumanisant la ville, en la déshabillant de cette dimension sociale et idéologique à l’intérieur de laquelle des éléments ne cessent de s’échanger des signaux pour susciter des climats entre « bons entendeurs ». Il y a là quelque chose de l’adolescence ou de l’adolescence retardée de certains adultes qui unit les taggers, les skateurs, les danseurs de Hip hop, les musiciens ou les jongleurs de rue dans une même perspective qui consiste à élire la rue comme un terrain de jeu, donc comme le support plastique d’une pratique. Le skateur vit la rue comme l’indice d’une certaine déclivité dans la pente, le musicien s’installera dans une résonance (dans les couloirs de métro à Paris, il s’agit de s’installer dans une configuration de murs, de coins, susceptible d’émettre « le bon son », le juste écho), le tagger s’intéresse à la qualité d’empreinte graphique des parois, des revêtements. La rue est passée au crible des critères de son appréciation comme matériau d’expression artistique. Comment des corps peuvent-ils moduler la matière de cette corporéité citadine de façon à y émettre un certain genre de signaux qui ne serait plus pollué par des transmissions d’homme à homme mais qui s’apparenterait plutôt à des signes de vie, comme le fait toute œuvre d’art, laquelle ne consiste jamais dans son message. Les vrais artistes de rue ne sont pas en « démonstration », ils testent la capacité d’émission d’énergie vitale d’un boulevard, d’une avenue, d’une galerie de métro, comme un vieil instrument à vent laissé là dont personne ne s’apercevrait que l’on peut souffler dedans. C’est une certaine façon de verticaliser la ville, de suspendre un temps le faux semblant de sa fonction transitive, exclusive et fonctionnelle de réseau urbain. Le passant peut croire qu’il est dans cette rue pour aller à son travail, ou pour acheter ceci, mais la vérité, c’est qu’il circule dans une configuration dans laquelle ne cessent de grouiller et d’interagir une multiplicité de flux de potentiels physiques (sonores, lumineux, volumétriques, atmosphériques, etc.) et le seul à tester ces potentiels, c’est le tagger, le skateur, le musicien (et peut-être le guérillero marketing) les seuls à s’intéresser à l’épaisseur de l’asphalte, à la densité sonore, aux nuances de couleurs, aux jeux de lumière du soleil, etc.
La rue cesse alors de revêtir une signification claire vouée à la communication pour devenir un « no man’s land » au sens propre du terme, c’est-à-dire « la terre d’aucun homme ». Nous « sous-utilisons » la rue, pris que nous sommes dans des considérations personnelles et abstraites (sa carrière, son argent, sa reconnaissance), nous ne percevons pas le potentiel de libération de forces d’une place, d’un carrefour ou d’une grande artère dans la ville et nous jugeons presque déplacée la présence dans la rue du musicien, du dessinateur, du jongleur que nous allons jusqu’à traiter de « parasites » alors qu’eux se situent à la seule bonne hauteur de ce qu’elle est. Mais pourquoi la « terre d’aucun homme » ? Parce que la rue n’est plus un espace de communication publique dans lequel les hommes disent des choses claires aux hommes (relation horizontale) mais un lieu d’expression des forces dans le flux duquel les hommes « participent de l’exprimé » plus qu’ils ne s’imposent comme exprimant (relation verticale).
Edvard Munch décrit ainsi l’intuition de sa toile « le cri » : « j’ai eu le sentiment que les couleurs criaient ». Elles ne crient pas pour dire quelque chose à quelqu’un, elles crient parce que c’est là, en un sens, le propre de la couleur (les couleurs sont le jeu de la lumière renvoyée et la lumière, tout comme le son se propage par des ondes). La toile évoque une sorte de « sous humanité » et pas tant parce que la forme centrale peut apparaître comme celle d’un homme passé au laminoir des forces, pressurisé dans leur étau mais parce que la réalité humaine de cette forme n’est pas du tout évidente. Crier est ici un acte pur qui fait passer la question de savoir quel est celui qui crie à un plan plus que secondaire. Ce n’est pas le cri de quelqu’un, c’est le fond sonore de la texture ondulatoire des forces. Ce n’est pas que ce cri soit désespéré parce que ce serait « encore » un message humain, une communication d’homme à homme et l’on voit bien que l’humanité est expulsée de cette toile. Ce n’est pas un cri qui dit, c’est un cri qui « est », donc, en ce sens, inespéré plus que désespéré.
La référence à cette toile pour évoquer le guérilla marketing semble de prime abord complétement déplacée puisque le marketing est un message, à moins, dans ce concept que la guérilla ne fasse littéralement imploser le marketing, à la fois comme communication et comme fonctionnalité. Cela reviendrait à poser cette pratique comme délibérément artistique. Le message est le simple prétexte d’un phénomène dont on ne voit pas, dans son approche délibérément et exclusivement plastique, comment il pourrait être autre chose que de l’art, au sens que Gilles Deleuze lui a donné : « le propre de l’art est de capter des forces ». Il s’agit de saisir la rue comme « crop circle », configuration non humaine « taggée » dans un champ de blé au gré des contours d’un pochoir extra-terrestre. On peut toujours objecter que cela reste de la communication dans la mesure où même si les codes sont brouillés, le jeu entre les signifiants ne peut se concevoir qu’à partir d’un fond signifiant (Monsieur propre est un « sigle » que l’on plaque sur une bande d’un passage pour piétons) mais la nature même du clin d’œil se fonde sur la propreté du blanc, donc sur un regard qui, à un moment donné, a porté sur la rue un éclairage décalé dans la mesure où il s’agit bien d’y sentir ce fond de libération de flux physiques (lumière, couleurs) là même où nous sommes plutôt attentifs à saisir les flux sémantiques (porteurs de sens humain).
Question de Kevin Ozanon:
RépondreSupprimerLa guérilla marketing est considérée comme étant un ensemble d’actions non conventionnelles utilisées généralement par des annonceurs n’ayant pas les moyens d’utiliser les canaux marketing traditionnels ou souhaitant sortir des sentiers battus de la communication plutôt que de l'intégrer dans une grande campagne. Ils font se genre de projets pour faire une publicité dites "efficace" mais les gens comme nous la verrait-elle pas comme étant une sorte d'œuvre d'art utilisée pour masquer le décor et ainsi donner un aspect "imaginaire" de ce qui nous entourent… Ces skateurs de rue, musiciens, ou encore dessinateur de dessin d’art seraient-ils pas tout simplement des publicitaires faisant apparaître leurs publicités dans le réel pour éviter un tout autre budget et ainsi ne pas affronter et déranger les différents médias en eux-mêmes.
Ces différentes façons de publicités sont en quelques sortes des œuvres plutôt innovantes que marquantes car toutes images n’aient pas digne de concevoir une certaine ampleur d’importance à son égard donc cela nous semble distrayant et même des fois incompréhensibles. Toutes œuvres de ce genre sont faites pour dénoncer ou encore choquer notre quotidien alors que souvent nous voyons plutôt cela comme étant une image interne plutôt humoristique que tout le reste de nos pensées.
La guérilla marketing reste un moyen de transmission peu utilisée de nos jours même si le phénomène ne fait que de prendre de l’ampleur, ce qui nous laisse penser que notre vie de tous les jours peut finir voire devenir en quelques sortes un tableau dont représenteraient Picasso, Van Gogh ou bien d’autres peintres dignes de ces noms célèbres.
Elle est tout de même pas du tout voir parfois très peu légalisée donc faut il punir ce genre de publicité ou au contraire s’y convertir au plus vite ?
Je répondrai à votre question par une autre question: "vous semble-t-il plus juste d'être considéré par une certaine façon de faire de la publicité comme "ce temps de disponibilité neuronale" sur lequel va s'inscrire comme sur un écran, telle ou telle réclame pour telle ou telle firme ou bien d'être éveillé par une modalité plus agressive de votre vision habituelle de la rue pour l'éprouver telle que vous ne pouviez pas l'imaginer mais aussi telle qu'elle "est". "L'artiste, dit Bergson, est le seul à voir les choses telles qu'elles sont" et c'est pour cette raison que nous le marginalisons, pour ne pas avoir à reconnaître que nous vivons dans une hallucination qui nous semble seulement réelle parce qu'elle "collective". La publicité selon Patrick Le Lay participe de cette hallucination collective, pas le guerilla marketing.
RépondreSupprimerDans votre commentaire, vous dites une chose très juste, très sensée et qui peut aller très loin:" le guérilla marketing nous laisse penser que notre vie quotidienne peut devenir un Picasso, un Van Gogh". Dans certaines toiles de Van Gogh, on saisit bien que cette touche en spirale, en tourbillon qui caractérise son style pictural n'est justement pas seulement cela mais la réalité du ressenti d'un cyprès dans une campagne arlésienne où le vent ,la chaleur, le balancement et la légèreté de la branche composent VRAIMENT une spirale. Nous comprenons alors la phrase de Bergson: l'artiste perçoit les choses telles qu'elles sont. C'est en ce sens que le guérilla marketing est sans nul doute un art plus qu'une technique de vente. Il ne l'est que par prétexte, parce qu'il faut bien une raison pour ceux qui passent leur temps à en chercher une. La réponse à votre question se déduit naturellement de tout ceci. On peut ajouter que la plupart des manifestations de guérilla marketing bien qu'étant à la limite sont plutôt du côté de la légalité., mais vous avez raison de dire qu'elles sont violentes. Disons qu'elles testent la limite. Merci pour votre commentaire et pour votre question.