Ce texte peut sembler difficile, peut-être à cause du style et de la langue de Pascal, philosophe du 17e siècle. Néanmoins, il répond parfaitement à la question et serait idéal pour une première partie dans la mesure où, en premier lieu, la question à laquelle il essaie de répondre est exactement celle du sujet posé : d’où vient qu’il y ait du « Droit » ? « Quelle est l’origine des lois ? D’autre part, il répond à cette interrogation : « la coutume », ce qui est une certaine manière de remettre en cause à la fois le droit positif et le droit naturel. Le droit est ce que les mœurs et les habitudes cristallisent dans l’esprit des peuples, et c’est tout. Si le droit positif a ce sens (minimal) de s’imposer (il permet de maintenir l’ordre), il ne s’appuie sur aucune justification « de droit », il n’a aucune légitimité antérieure et naturelle. On obéit à la loi parce que c’est la coutume, cela ne va pas chercher plus loin et n’a donc pas « grand sens » si par ce terme on entend une justification morale supérieure. Pascal se pose donc la question de savoir « de quel droit y a-t-il du droit ? » et il répond : d’aucun droit. L’origine du droit, c’est son absence de fondement légitime. C’est juste ce qui, pour des raisons obscures, a fini par s’imposer à l’esprit des populations.
« Sur quoi fondera-t-il (1) l’économie du monde (2) qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce que la justice ? Il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les Etats du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession, les lois fondamentales changent (…) Plaisante justice qu’une rivière limite. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tous pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point (…)
De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout change avec le temps. La coutume est toute la justice, par cette seule raison qu’elle est reçue (…) Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et pas davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger qu’il admirera qu’un siècle lui ait acquis tant de pompes et de révérence (…) C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut les tromper (…) il ne faut pas qu’ils sentent la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on veut pas qu’elle prenne bientôt fin. »
(1) Par ce « il », Pascal désigne l’être humain en général
(2) Par économie du monde, il faut entendre la façon dont évoluent les affaires des hommes. Comment réguler tous les actes et évènements qui se déroulent ?
Quelques éléments d’explication :
Ce texte envisage des réponses possibles à la question de savoir ce qui fonde l’existence du droit mais il les rejette toutes sauf l’habitude et la tradition. La question : « de quel droit ?» a donc à la fois du sens, puisque c’est bien le problème examiné par Pascal ici, mais elle n’en a pas parce que la réponse qu’il finit par formuler revient à dire que le droit ne s’appuie aucunement sur un argument de droit. Dans le premier paragraphe, Pascal s’en prend au droit positif. Mais il prend la question du fondement du droit à la racine même en envisageant réellement toutes les possibilités. On ne peut pas s’appuyer sur le désir ou les envies de chaque citoyen car aucune direction commune ne pourrait alors donner naissance à des « règles » de droit. On peut penser, à l’inverse qu’il existe « une » justice », une seule version du bien mais alors, comment expliquer la diversité des Droits positifs de chaque pays ? L’auteur ici s’en donne à cœur joie en moquant par plusieurs exemples, cette absurdité des différences territoriales sous l’influence de laquelle ce qui ici est interdit est autorisé là. « Plaisante justice qu’une rivière limite » : tout n’est que question de géographie pour le droit positif, c’est-à-dire de référence des principes du « bien agir » au périmètre national dans lequel l’acte se déroule. J’ai raison de faire telle chose de tel côté de la frontière espagnole, mais j’aurai tort de l’autre. Ce serait pourtant le même acte. Le découpage des juridictions fait perdre tout sens vrai à la notion de droit.
Dans le deuxième paragraphe, Pascal attaque aussi le droit naturel, du moins il l’attaquerait s’il existait car, selon lui, ce n’est pas le cas. Je ne peux pas qualifier sérieusement de « juste » un droit positif qui varie aussi facilement d’un lieu à un autre mais s’il y avait du droit naturel, nous rencontrerions dans la multiplicité des droits positifs quelques lois qui dépasseraient la parcellisation des frontières. Mais, selon Pascal, il n’y en a pas. La fantaisie et les différences culturelles entre les peuples sont si fortes qu’on ne trouve aucun point commun entre tous les droits positifs. Ce jugement peut sembler rapide mais il convient de l’appliquer rigoureusement pour l’accepter. On peut trouver, dans la comparaison de certains droits positifs, des points communs, notamment en Europe et aux Etats-Unis (ce qui, historiquement s’explique) mais si nous nous intéressons aux droits positifs de tous les pays, de toutes les collectivités, il est évident que nous sommes confrontés à des différences de mœurs et de règles irréconciliables : « la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. »
Devant cette absence de légitimité du droit positif et l’inexistence du droit naturel, l’homme est renvoyé à des réponses plus concrètes, moins inspirées. Le fondement du droit peut venir alors de l’autorité du législateur, ou du Prince (prince et principe ont la même racine étymologique « princeps : titre porté par les empereurs romains, premiers du Sénat), ou enfin de la coutume. Pascal se rallie à cette troisième solution, probablement parce qu’elle est la seule qui puisse expliquer la qualité essentielle du droit qui est la durabilité. Je peux bien faire un lien entre une loi donnée et la marque d’un législateur ou d’un souverain, je peux même mettre sur le compte du pouvoir de la fonction de l’un et l’autre l’origine de la notion de droit et son acceptation ancestrale par les populations. Il y aurait du droit pour les mêmes raisons historiques que celles qui font qu’il y a des rois et des juristes, mais cela ne tiendrait pas compte du fait que précisément l’autorité des rois et des juristes s’appuie fondamentalement sur la croyance par les peuples dirigés qu’ils sont l’un comme l’autre légitimés à édicter des règles, des lois et des statuts. Ce ne sont pas les souverains qui fondent la justice, c’est la croyance dans la justice de leur règne qui fait les souverains, même si cette justice s’appuie sur un « droit divin ». Le droit remonte donc à plus loin que « le pouvoir du chef. Mais à quand ? C’est une bonne question dont on pourrait dire qu’elle contient finalement sa propre réponse parce qu’il n’y a rien à désigner pour répondre à la question du fondement du droit. Ce n’est pas « quelque chose », c’est un pur effet de cristallisation de la durée. Nous avons tous déjà éprouvé ce sentiment de consentement et d’impuissance mêlés devant l’argument de « la coutume » : « on a toujours fait comme ça ». Ce que la tradition a mis des siècles et des siècles à établir ne va pas être changé en un instant par quelqu’un. Les hommes se plient alors à un pur argument de longévité comme s’ils ressentait, dans la seule permanence d’un principe, une solidité s’imposant à eux de « plus haut » qu’eux. Ce qui dure « dure » parce que « cela dure ». Il suffit d’oser remettre en cause certains principes pour sentir à quel point certaines parties d’une population ont le sentiment de perdre leur identité.
C’est la terrible phrase de Pascal : « la coutume est toute la justice, par cette seule raison qu’elle est reçue. » On perçoit bien ce qu’il veut dire quand on pense à la tautologie : « la loi est la loi ». Beaucoup de personnes, souvent des représentants de l’ordre, reprennent cette formulation, en semblant persuader d’énoncer une vérité ultime, profonde, indépassable. C’est un peu troublant quand on y pense, car cette phrase, finalement, ne dit absolument rien et si une personne s’adressait à nous pour dire que « le chien est le chien » ou que « le vert est le vert », on serait tenté de le prendre pour un idiot. Ce que dit cette phrase, c’est que « c’est comme ça » et qu’il faut arrêter de se chercher des raisons pour se dérober à elle parce que la loi est la loi. On n’obéit pas à la loi parce qu’elle est juste mais simplement parce que c’est la coutume. On ne sait pas d’où viennent les coutumes et c’est précisément cette absence d’origine assignable, lisible qui en fait la justesse et la force. La question : « de quel droit ? » a un sens qui pointe vers ce fond de tradition et de coutume ancestrale d’où tout acte humain retire sa légitimité comme conformité à ce qui a été posé par la coutume comme attitude « bonne, convenable ». Mais elle n’en a aucun si l’on entend par là un fondement légitime qui justifierait au nom d’un droit premier une action seconde. On n’obéit pas une loi parce qu’elle est juste mais peut-être parce qu’on la croit juste et cette croyance ne s’appuie, en dernière analyse que sur la durée de la coutume.
On mesure donc la faiblesse radicale du fondement réel du droit : la longévité ne constitue d’aucune manière un gage de justesse ou de justice, mais il convient, selon Pascal, de dissimuler cette faiblesse car autrement les hommes se rendraient compte qu’ils sont menés par des principes absurdes qu’ils n’ont jusque là accepté qu’en vertu de leur durabilité. Si l’on enlevait aux hommes le voile de cette adhésion aveugle à la coutume, ils verraient alors le vrai visage du droit qui est celui du non sens, et cesseraient de lui obéir ce qui entraînerait un désordre extrêmement dangereux. Pascal n’a rien d’un anarchiste : il perçoit l’origine véritable du droit, à savoir la coutume mais il ne jugerait pas comme souhaitable l’acte de réalisation par le peuple d’un fondement aussi arbitraire et insensé : « elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. »
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