dimanche 2 octobre 2011

"Ce n'est qu'un début"- La philosophie en maternelle

Après avoir vu ce documentaire, on peut être parfois admiratifs de certaines intuitions de thèses ou de distinctions, ou bien encore d’authentiques prédispositions à l’exercice de la philosophie tel qu’ils ou elles le pratiqueront peut-être en Terminale. Il est possible de se livrer au petit jeu qui consisterait à plaquer la référence, l’auteur ou la distinction conceptuelle qui se profile à l’horizon de telle ou telle remarque. Pourtant, en adoptant ce type de lecture, on commettrait peut-être une erreur de perspective qui reviendrait à affirmer : « ils pensent bien…pour des enfants » et ce serait aussi une certaine façon de les considérer comme au début d’une route dont nous nous aurions déjà parcouru une bonne portion, en tout cas, une plus grande portion qu’eux. Ce n’est pas que leur prise de parole ne soit pas balbutiante, hésitante, approximative, au contraire, elle l’est, mais c’est plutôt exactement parce qu’elle est balbutiante, hésitante et approximative qu’elle se situe précisément dans le rayon d’une efficience philosophique authentique et puissante. Ils utilisent pendant les séances de philosophie une dimension de la parole que nous, les adultes, ne pratiquons que rarement. Je veux parler de ces instants qu’on pourrait dire de grâce où on perçoit bien qu’ils sont en train de réaliser ce qu’ils disent en même temps qu’ils le disent si bien que la langue est comme engourdie, en suspens. Elle est parfaitement en phase avec le flux épais de la révélation. Les visages sont alors graves, figés dans leur mouvement comme un arrêt sur image. Ils sont aux aguets de ce qu’ils ne se savaient pas avoir à dire quand ils ont pris la parole. Contrairement à nous la bonne grosse formule attendue de diversion ne va pas venir combler un vide gênant. L’enfant ne parle pas pour parler, il parle pour dire.
Peut-être peut-on ici citer un exemple : nous sommes parfois étonnés par l’inventivité et l’extrême révérence qu’une personne d’origine étrangère manifeste dans la connaissance et l’usage de notre langue maternelle, comme si précisément le fait qu’elle soit notre langue maternelle nous avait paradoxalement empêché d’en saisir la subtile authenticité. Ne faut-il pas se rendre comme étranger à sa propre langue pour accéder avec un émerveillement légitime à la justesse inédite et unique de son jeu de nuances ? Marcel Proust a dit que « les chefs d’œuvre sont toujours écrits dans une sorte de langue étrangère ». Ce que les enfants, dans ce documentaire, parviennent à réaliser de temps en temps, c’est le chef d’œuvre d’une parole étrangère, soit le contraire absolu de la parole qui s’écoute. C’est une parole qui tente, qui se risque à l’aventure de la formulation en acceptant la possibilité que ce qui est visé par la formulation soit trop lourd, trop grave ou trop fuyant pour être vraiment circonscrit par elle. Il arrive, dans le documentaire que la prise de parole de certains enfants soit une prise d’autorité, une mise en avant de soi, c’est-à-dire ce qu’elle est le plus souvent pour les adultes : une façon de s’imposer à l’autre comme le détenteur du savoir sur la chose dite, mais elle est, le plus souvent le contraire de ça, soit une mise en retrait à l’égard de la chose dite, laquelle se manifeste physiquement et plus du tout « dans » la langue, une parole détachée de l’ambition de la compréhension dans tout ce que ce terme implique de fermeture, d’assimilation à l’égard de la chose comprise donc « avalée ». A plusieurs reprises, c’est comme si la stupeur du visage, au beau milieu de la prise de parole, portait, par le creux de son empreinte ce que les mots peinent et tardent à exprimer, mais précisément à cause de cela le disait finalement mieux que le discours, avec le tact qui caractérise toute modalité de désignation ne revendiquant pas la totalisation de son sujet.
On peut bien sûr trouver tout ceci un peu facile et considérer qu’il s’agit là d’une manière maladroite de défendre une prise de parole très pauvre, dans son contenu, comme l’illustreraient certaines séances plus ternes, réduites à des « moi, je… ».Il y a pourtant un moment du documentaire pendant lequel on saisit à quel point ce chef d’œuvre de la parole étrangère peut se révéler d’une justesse et d’une violence redoutable. De retour de l’école, les parents questionnent leur enfant et on saisit bien qu’ils ne l’interrogent pas pour apprendre quelque chose de lui mais pour lui faire répondre ce que eux souhaitent lui faire comprendre, à savoir que c’est justement parce qu’ils l’aiment qu’ils le grondent. C’est donc un dialogue à sens unique pendant lequel les adultes sans même s’en rendre compte sont moins à l’écoute qu’en plein travail de conditionnement comme tous ces professeurs qui sont tellement préoccupés de « faire dire » quelque chose à l’élève qu’ils ne prêtent aucune attention à ce qu’il dit.
 Et l’enfant précisément parce qu’il n’est pas du tout en train de prétendre par sa parole au monopole de la connaissance du sujet situe la question à un niveau premier, élémentaire que ses parents vont recevoir brutalement en pleine face. Eux veulent à toute force obtenir de leur fils qu’il reconnaisse la charge affective, aimante de la remontrance, voire de la punition sur le type : « comprends que l’on te gronde pour ton bien parce que nous t’éduquons. » Et lui, avec un sens brut et cruel de l’à propos qui lui échappe en partie leur répond en substance : « la question n’est pas là, le fond de cette affaire ne réside pas dans la question de savoir ce que vous me faites en me grondant mais plutôt ce que vous vous faites à vous-même en le faisant. Or ce que vous vous faites à vous même ce n’est pas du bien mais du mal. Cessez de vous faire du mal en m’éduquant, rien ni personne ne réclame de vous ce genre de sacrifice. » Tout cela se résume dans une formule qui tombe comme un couperet : « ça ne rend pas heureux d’avoir des enfants. » Autrement dit l’enfant a renversé la vapeur, interrogé par des parents qui veulent à toute force le faire réfléchir, c’est lui qui leur envoie la formule qui tue et devrait les faire réfléchir.
On mesure ainsi toute la différence entre la prise de parole adulte qui ne vise le plus souvent qu’à se faire reconnaître de l’interlocuteur comme le connaisseur de la chose dite : « nous savons que nous te grondons pour ton bien. » et la prise de parole enfantine, étrangère à elle-même, qui dans la naïveté brute de son rapport premier à la vindicte éducative tire une conclusion d’autant plus juste que  dégagée de tout travail d’interprétation : « ce que vous faites est ce que vous ressentez en le faisant, pas le sens « édifiant » que vous voulez lui donner, pour vous trouver méritant, et finalement digne d’éloge ».
Ce qui est donc le plus marquant dans ce documentaire, c’est sa capacité à décourager ce que l’on pourrait appeler le syndrome « école des fans » de Jacques Martin, pour celles et ceux qui s’en souviennent, ce regard amusé de l’adulte devant l’adulte en miniature dans lequel ne font que se profiler des qualités d’adulte et qui ne l’interroge qu’à la lumière d’un savoir sur la vie que lui l’adulte détient mais que l’enfant ne détiendrait pas encore. En d’autres termes, ces enfants ne font pas « déjà » de la philosophie, ils  font seulement de la philosophie, exclusivement. Ils ne font que ça si par « philosophie » on entend justement cette parole ou cette écriture qui ne s’expriment jamais de façon dogmatique mais toujours expérimentale, dans la lente progression d’un effet de sidération à l’endroit de cette chose toute à la fois exprimée et excédant de toute part l’absorption dans l’exprimé. Blanchot dit dans « le livre à venir » qu’une écriture qui n’est pas maintenue dans l’orbe de l’ineffable n’a nulle part de lieu d’être, ce qui nous ramène à l’étymologie de l’enfant : in-fans, celui qui ne parle pas, ou qui ne parle pas bien.
Et si ce n’était pas « que le début », si c’était déjà l’arrivée, tout ce que la philosophie a à être, tout ce vers quoi elle nous incite à revenir, pour autant qu’on le puisse ? Mais de quoi s’agit-il ? On peut citer ici un passage dans lequel Gilles Deleuze évoque l’écriture philosophique : « on n’écrit vraiment qu’à la limite de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance, et qui fait passer l’un dans l’autre. Combler l’ignorance, c’est remettre l’écriture à demain, ou plutôt la rendre impossible. » Autrement dit, on n’écrit pas pour se rendre plus savant mais plus ignorant. On écrit pour ne pas savoir la chose dont on parle, c’est-à-dire pour réaliser, à mesure qu’on avance à tâtons dans la tentative de sa clarification, les multiples prolongements de ses ramifications sombres, de ses tunnels. Alors que nous, adultes, parlons toujours à partir du postulat cartésien de la clarté et de la distinction de l’idée dont on parle, c’est comme si la lenteur balbutiante de la parole de l’enfant nous rappelait à la nature arbitraire de ce postulat ainsi qu’à l’humilité requise par notre immersion présente au cœur de réalités complexes ne rendant juste et légitime que la parole hésitante, frêle, dépassée, dans l’acte de dire par une sorte d’intuition géniale et instante de ce que parler veut vraiment dire, à savoir non pas s’avancer, ni communiquer, ni envoyer des messages, mais tenter, vaciller, « émettre », comme on dit qu’on « émet » une hypothèse. Parler comme on lance une sonde, un ballon d’essai. Il y a là un caractère brouillon de la « communication » qui dit la vérité d’un acte autrement plus important : « libérer des flux d’intensité pensive, voire « suspensive », comme une façon d’opposer au « je pense donc je suis » de Descartes une sorte de « je suis… je pense » de l’in-fans, comme si même cela méritait d’être un temps placé entre les parenthèses de la supposition, de la sous position, d’une folle exigence de neutralité « atermoyante ».
C’est exactement ce temps de la neutralisation pensive et hésitante qui s’installe à partir de la bougie allumée et crée immédiatement un rempart contre les vagues du temps médiatique, lesquelles ne cessent pourtant de heurter les limites de cet espace infranchissable. Dehors, c’est le bavardage des actualités, des jugements comminatoires et idéologiques, c’est le matraquage publicitaire et l’empreinte des clichés auxquels ces enfants n’échappent pas mais autour de la flamme, les enfants reviennent à cette juste adéquation entre ce que l’on pourrait appeler le ressenti interrogatif d’une existence qui n’est pas encore le marche pied d’une carrière ou d’une incessante reconnaissance sociale (bien que cela commence à poindre) et l’expression vacillante de ce trouble. Ce qui se produit alors est un retour à la réalité « plastique » de la vie : Kiria dit qu’elle ne voudrait pas être noire parce qu’elle n’aime pas la couleur. Nous sommes comme dans l’aire de repos de l’autoroute idéologique. Quand elle prendra la route, il lui sera impossible de dire ça « comme ça » parce que cette approche plasticienne de l’existence lui sera, comme elle l’est à chacun sauf quand il pratique une activité artistique, interdite.
Cela ne signifie pas que les débats soient toujours réussis, ils sont souvent court-circuités par des « moi, je.. », brouillés par des anecdotes ou des oppositions de personnes, mais ils évitent presque toujours les généralisations gratuites et ne se fourvoient jamais dans une idéologie quelconque. Même quand l’enfant juge, on sent bien qu’il « essaie ». Est-ce que je peux dire ça ? Est-ce que cela peut résonner ici ? Comment va réagir la maîtresse ? Est-ce que cela peut s’intégrer à ce champ d’attention constitué par les intensités d’écoute des copains ? On atteint quasiment ce même degré d’expérimentation dans la parole que celui que décrit Kierkegaard, fils de Pasteur, lorsque il maudit Dieu à pleine voix pour voir s’il ne va pas être foudroyé sur place. C’est bien à ce fond plastique de l’expression que l’enfant touchant sa bouche pour dire qu’il va falloir parler nous renvoie dés le début du film.
L’intuition philosophique première dans laquelle ce chef d’œuvre d’une parole enfantine étrangère puise sa source et son efficience est exactement celle que les adultes font semblant d’avoir dépassé en faisant comme si l’expérience de vivre allait de soi et ne constituait plus à ce titre une « expérience » mais une habitude voire un dû. Le langage maîtrisé nous dote de cette fausse assurance par l’entremise de laquelle nous donnons sans cesse l’impression de savoir où nous allons. Ce qui se réveille au contact de ce phrasé lent des enfants, cherchant leur mot sans craindre les blancs, les temps d’attente et les balbutiements, c’est exactement quelque chose de cet effet de sidération d’une existence sans plan de carrière et qu’on ne peut approcher plus littéralement que par l’expérience du trouble et de l’oscillation, ce qui est tout le contraire de la parole évasive.
On est ainsi parfois étonné de saisir dans les conversations que des personnes âgées nouent avec de tout jeunes enfants l’efficience d’un lien, d’un plain pied. C’est peut-être que l’un comme l’autre sont débarrassés de tout ce fatras d’apparence qui le plus clair de notre vie nous contraint à faire comme si nous savions ce que vivre « est ». Entre celui qui n’est pas encore engagé dans la simulation d’une existence où il n’est question que de « faire ses preuves » et l’autre qui, les ayant déjà faites, en a saisi la nature vaine et dérisoire, le dialogue s’installe et il ne sera pas fait que de « mots ».

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