Quand on dit d’une personne atteinte d’un cancer en phase terminale qu’elle est condamnée, on affirme qu’elle va bientôt mourir. On désigne un processus irréversible qui peu à peu « travaille » à la fin de sa vie, épuise rapidement ses réserves de vitalité. Finalement la pente « douce » du tarissement progressif de nos forces subit une brusque accélération et c’est très exactement ce que nous appelons une maladie mortelle. Quand nous voyons l’un de nos proches emporté par la dynamique de ce glissement, nous sommes touchés, éventuellement traumatisés par la nature inexorable de cette descente mais nous percevons peut-être inconsciemment qu’il y a quelque chose de cette mort que nous jugeons atroce qui finalement « est » cette personne même.
Dans le film d’Ingmar Bergman « Cris et chuchotements » décrivant les derniers jours d’une femme entourée par ses sœurs, leurs maris respectifs et la servante de la maison, l’héroïne soudain se lève, terrorisée et hurle : « Mais enfin, je meurs ! », comme si d’un seul coup, la solitude aussi contrainte qu’évidente de sa situation la prenait brutalement à la gorge ainsi qu’une irrécusable vérité. Nous passerons tous probablement par cette phase de réalisation ; peut-être d’ailleurs pouvons-nous y travailler dès maintenant. Dans ce cri, c’est la révélation crue, physique, présente de sa mortalité qui s’impose. Cette mortalité qui fait partie intégrante de notre condition, nous pourrions dire que nous la connaissons sans la connaître ou plutôt sans la reconnaître et certains diraient peut-être ici qu’elle n’est pas reconnaissable, sauf dans les derniers moments, et encore ! Aussi dure que puisse sembler cette affirmation : la réalisation de cette mort a du moins cette qualité de constituer une vérité, et ce n’est pas rien, peut-être est-ce même là le commencement de Tout, d’une forme de sagesse « pure », sans additifs, et indépassable.
Il n’est même pas interdit de penser qu’une certaine invulnérabilité se profile dans le mouvement physique de réalisation de cette mortalité. La maladie ne me détruit pas comme un processus extérieur grignotant peu à peu la vitalité de « mon » être, je suis aussi ce processus. Je meurs sous mes propres coups parce que je ne peux pas me désolidariser aussi facilement que le font certains de ce que « mon corps » fait. Le dérèglement du corps, c’est toujours « mon » corps. Il y a quelque chose de moi, qu’on ne peut absolument pas appeler ma volonté, qui œuvre en accord avec ce processus et ce cri de l’héroïne de Bergman est tout autant de douleur, de panique et d’angoisse que d’une forme remarquablement aboutie de vie « réalisée ». L’entourage voit peu à peu la personne condamnée sombrer mais d’une part, il n’y a pas de corde à lui lancer, d’un point de vue médical, et d’autre part les sables mouvants dans lesquels elle s’enlise décrive le mouvement de vérité de ce qu’elle est, de ce qu’elle n’a jamais cessé d’être.
Troy Davis a été condamné à mort par l’état de Géorgie et exécuté le 22 septembre 2011 à 05 h 08, mais là, nous avions une corde. Nous lui avons imposé une mort qui ne peut d’aucune manière constituer pour lui quoi que ce soit de « vrai ». C’est d’une vérité existentielle dont il est ici question c’est-à-dire de ces instants dans le présent desquels nous réalisons physiquement « un fait », comme les données plastiques d’une réalité « crue ». « Mais enfin, je meurs ! », c’est une vérité criée. Il n’est rien de l’efficience vitale de Troy Davis qui puisse faire entendre la même clameur. Ce serait plutôt un « Mais enfin, je suis tué ! ». Quelque chose a lentement, sciemment conspiré, travaillé à sa fin, quelque chose qui n’a rien à voir avec cette secrète inclinaison à mourir qui travaille continuellement notre appétit de vivre.
Les partisans de la peine capitale feront sur ce point l’objection suivante : « oui, comme le policier tué dans un parking de Savannah » mais cette remarque met sur le même plan « la mort qui se produit » et « la mort qui se décrète ». Aussi loin qu’un homme puisse aller dans la cruauté de la mort qu’il inflige à l’autre (et tout le monde sait que les circonstances de ce meurtre sont pour le moins troubles, l’accusation ne reposant dans l’affaire Troy Davis que sur des témoins qui se sont majoritairement rétractés), il n’atteint jamais la puissance oppressive et inexorable de la « machine pénale humaine ». Lorsque c’est le droit d’un état qui condamne à mort, le condamné n’a pas raison de vouloir vivre. Tout autour de lui : les conditions de sa détention, les procédures en cours lui renvoient le reflet d’une existence mise en sursis par un appareil judiciaire auquel tous ces concitoyens participent et à l’idéologie duquel ils adhèrent.
Aussi paradoxal que cela puisse apparaître, il y a toujours « quelque chose de récupérable » dans la mort violente, fortuite et accidentelle que l’on subit, ne serait-ce que ce cri de vérité : « mais enfin, je meurs ! » ne durerait-il qu’un millionième de seconde, car aussi tué qu’on soit, il faut à notre organisme laisser le temps de « fermer les volets » comme on dit d’une maison de vacances qu’on quitte pour la rentrée. Ce n’est pas là une question de décalage entre la mort clinique et une mort attentive « à se vivre », c’est plutôt qu’il n’existe de mort que dans ce second sens. La mort clinique à laquelle nous accordons tant d’importance est une mort constatée, de seconde main. Elle est comme le rebord extérieur d’une chose que ne nous intéresse que par son intériorité. Même pour nos proches, nous sommes touchés par ce que cela a été pour eux de mourir, mais pas par la linéarité d’une courbe sur un écran.
Pour un condamné à mort, c’est différent : sa mort ne le regarde plus, elle est une affaire publique. Autrement dit, ce que c’est pour lui de mourir, c’est ce que l’autorité d’un état aura non seulement décidé, orchestré mais aussi intérieurement modélisé en insufflant au processus de la mise à mort le caractère le plus clinique possible. Le Tiers de la loi, sa nature aveugle et impartiale, se traduit concrètement ici par un protocole visant finalement à rendre la mort infligée la plus irrécupérable possible par l’exécuté. Qu’il ne s’y retrouve pas jusqu’à l’ultime instant. Peut-être n’est-il pas d’occasion plus approfondie pour la culture de constituer des mécanismes anti-vivants, d’imposer la société comme le processus de retenue de la vie. Rendre la mort « exemplaire » et la nier comme phénomène intime, refuser cette évidence de la vie solitaire. Si vivre et mourir n’étaient qu’une affaire personnelle, aurions-nous besoin de lois ? Il semble donc logique que la loi conduise à son paroxysme le fantasme de la mort provoquée. Le tableau à manettes commandant les deux injections : le sédatif et le poison illustre bien cette dénégation. Il faut que mourir « serve de leçon » et nous saisissons bien cette transformation artificielle par la culture d’une réalité naturelle « donnée » : mourir en situation imposée « parlante » , « édifiante » : être tué. Même mourir doit « faire sens » aux yeux de la communauté. L’effort normatif de l’humanité visant à insérer de force l’espace de critères de jugement dans la trame serrée d’une réalité composée d’impressions où finalement il n’a pas lieu d’être va ici au terme de sa démarche et cette démarche est mortifère.
Il n’existe pas une parcelle de cet univers, pas un seul mouvement de toutes les forces physiques qui y interagissent dont on puisse penser qu’elle poursuive un autre but que celui de « rendre la vie possible ». C’est à cette mesure là qu’il convient non pas de juger ceux qui jugent mais d’évaluer la condamnation, de la placer vraiment dans son contexte : ce qui fait sens dans une société d’hommes constitue un « contre-sens cosmique », une façon de rendre la vie impossible dans une conspiration continue du vivant à se vouloir, à s’engendrer, à persévérer dans son être de vivant. Au regard de ce contre-sens, ce n’est pas l’enfer qui guette les juristes de Géorgie mais une forme particulièrement sévère d’anémie
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