mardi 11 octobre 2011

"Les autres nous empêchent-ils d'être nous-mêmes?" - Dernier mot? Premier cri


Le passage d’un livre du philosophe français Alain peut nous aider à voir plus clair dans cette question :
« L’homme réel est né d’une femme, vérité simple mais de grande conséquence et qui n’est jamais assez attentivement considérée. Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. Ne demandez donc point comment un homme forme ses premières idées ; il les reçoit avec les signes et le premier éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe (…) tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même plus ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère.
(…) C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris bien avant de comprendre ; c’est-à-dire qu’il parle avant de penser. »
Ce qui est ici désigné par le philosophe est ce point de déviance du vivant dont la conséquence n’est ni plus ni moins que l’insertion du nouveau-né dans une société d’hommes. A partir de cette première dénaturation du cri de l’enfant par le biais de laquelle un acte physique « pur » et sans objectif : crier, est transformé en « appel », le petit homme est enrôlé, de force, dans cette « tribu des porteurs de signes à visée communicante » que sont les humains. Alain reconnaît lui-même que cet enrôlement est fondé sur une erreur d’interprétation : « l’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est aussitôt compris par sa mère.» Si nous prêtons bien attention aux termes, nous pourrions dire sans jeu de mots, que selon Alain, c’est justement dans la mesure où il n’est pas vraiment compris (le cri) qu’il est « compris » (l’appel).
Cette apparente contradiction est fondamentale : l’enfant n’est pas compris puisque il ne veut rien dire mais il est compris, au sens d’intégré, comme on dit d’une addition au restaurant que le service y est compris. On peut alors, comme Alain, considérer l’inestimable profit de l’enfant à être ainsi poussé dans une dimension au sein de laquelle tout « voudra dire », à commencer par le monde même, les phénomènes. Ce que le nourrisson est en train d’acquérir, c’est l’embryon de cette curiosité constitutive de l’humain qui nous place toujours face aux phénomènes physiques de l’univers en situation de s’interroger sur ce qu’ils « veulent dire ». Pour les mêmes raisons, aucun de nous ne saurait plus désormais rester neutre face à l’énigme de sa propre existence. De la même façon que le cri est décrypté comme la mère comme l’intention du moi de l’enfant de lui exprimer sa souffrance. Cette imposition du sens humain des faits, des phénomènes et de l’univers même, nous place de facto en situation d’être un « moi » existant. Il faut lier la procédure d’automatisme d’un tout signifiant avec celle de la distinction et de la désignation d’un « moi ». Après tout, d’un point de vue exclusivement et froidement « scientifique », nous assistons moins à la naissance d’un moi qu’à l’aboutissement d’un processus de reproduction sexuée. La coupure du cordon ombilical est, de ce point de vue, symbolique, au sens fort. Il s’agit au plus vite de marquer ce dégagement du moi de l’enfant de son ancrage dans une réalité vivante et matricielle confondante. La mère consent et souligne cet arrachement matriciel par le biais de la procédure décrite par Alain, comme si elle disait à l’enfant : « maintenant que tu n’es plus moi, tu t’adresses à moi. » De la mère physique, elle devient la mère symbolique, la destinataire de ce qui ne peut plus être quoi que ce soit d’autre qu’un « message ».
On perçoit bien dans ce rapport qui se crée, à quel point non seulement la mère n’empêche pas l’enfant d’être « lui », au sens d’avoir un moi, mais elle joue un rôle fondamental dans le fait de lui en assigner un. Crier devient : « Toi, tu me dis quelque chose à moi ». C’est déjà toute la trame d’un sujet volontaire et responsable de ses actes qui commence ici à se tisser, avec les processus d’assignations légale et morale qui en découlent (nous aurons à en rendre raison devant les autres, y compris devant un tribunal). Tu ne peux pas ne pas vouloir me dire quelque chose : sous les apparences humaines et altruistes de ce coup de force, c’est bien le processus de délimitation d’un moi « agent », décisionnaire, libre, donc sur lequel on peut faire porter le poids des faits dont il sera la cause efficiente qui se constitue et enserre déjà l’enfant dans ce que l’on pourrait appeler un « corset sociétal » rigide.
On atteint probablement l’un des points limite de la question posée par ce sujet quand on s’interroge sur la question de savoir si ce processus ne nous semblerait pas aussi évident, normal et nécessaire tout simplement parce que nous en sommes tous les produits. Se pourrait-il que rien d’autre ne le justifie que l’habitude, l’histoire, l’édifice entier de toutes les sociétés humaines (ce qui est déjà pas mal mais, en même temps, qui ne constituent que des justifications rétrospectives, donc obsolètes, comme si nous disions : c’est ce qu’il faut faire parce que c’est ce que l’on a toujours fait) ? Après tout, l’attitude du nouveau-né qui crie est mal interprétée, ou plus exactement l’interprétation c’est le parti pris d’une réception fausse du cri, la décision de lui faire dire ce qu’il ne dit pas du tout, comme si l’humain s’était constitué comme genre à part entière, de ne pas entendre ce cri pour ce qu’il est.
Le traitement du sujet passe ici un seuil important dans la tentative de son approfondissement car on comprend que les autres m’imposent un « moi », mais que c’est peut-être ça qui m’empêche « d’être », c’est-à-dire de retrouver par instants la justesse et la neutralité du premier cri. Crier juste pour crier. Etre sans vouloir dire. On n’imagine mal évidemment une mère ne répondant pas au cri de son enfant, mais peut-être existe-t-il une marge de manoeuvre entre « recevoir, entourer » et « répondre » que nous n’avons jamais vraiment explorée, la même que la juste attitude requise par une personne devant l’ami qui lui confie une peine aussi non partageable qu’incompréhensible : être vraiment là, entourer l’expression de la douleur d’une qualité de présence aussi dense que silencieuse. Etre attentif à tout plutôt qu’animé du désir de correspondre à une image, ou de satisfaire une demande.
Le texte d’Alain est à lire avec précision, surtout si l’on est tenté de le « prendre à contre-pied » : « il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend ». C’est totalement vrai, l’humain ne s’est pas construit autrement mais c’est justement cela qui se trouve à l’origine de ce constant décalage avec les choses à cause duquel il ne perçoit jamais la réalité telle qu’elle est. C’est aussi cela qui nous fait vivre dans un monde clos, fermé, opaque, structuré par des règles qui nous empêchent moins d’être « celui que l’on est » que de vivre le fait d’être pour ce qu’il est. On a beau comprendre ce qu’Alain veut nous dire, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce parti qu’il prend de ne jamais considérer l’humain comme un phénomène prenant vie et corps dans la masse indifférenciée de quantité d’autres phénomènes et cela dans la totalité d’un fait qui n’est lui même qu’un tout phénoménal : un « univers existant maintenant ». Etre, c’est prendre corps dans un monde de choses avant d’envoyer des signes à d’autres êtres humains, et aussi soutenus que soient les efforts des sociétés, des lois et des civilisations pour dissimuler l’évidence physique de cette incarnation, celle-ci se manifeste toujours à nous par le biais d’accidents heureux, comme autant de brèches dans l’échancrure desquels nous éprouvons la jouissance d’une existence aussi première, neutre que dépourvue de message.

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