Il
s’agit de concevoir des mallettes d’éducation à la santé pour des élèves du CP.
Le matériel sera utilisé par les enseignants. L’enjeu et la difficulté de ce projet
se situent dans l’association des termes de « mallette », « d’éducation »
et de « santé ». Que l’éducation à la santé puisse tenir dans une
mallette, c’est ce qui prend d’emblée l’allure d’un défi. En quoi la nature de
rangement, d’utilisation et d’exposition d’un matériel pédagogique
diffère-t-elle considérablement d’un contenu ayant une autre visée ? Il
est question de faire réaliser quelque chose à quelqu’un, de lui transmettre
les éléments d’une connaissance. Cela suppose que le contenu de la mallette ne
se trouve pas seulement dans ce contenant pour être transporté mais aussi pour
être compris. On pourrait dire que cette mallette « renferme » un
savoir de la même façon que l’on dit de l’expression d’un visage qu’elle
renferme des secrets ou de la tête d’un savant qu’elle est pleine de formules
mathématiques. Il y a quelque chose de la symbolique du fermoir à secrets, de
la pierre philosophale des alchimistes qui s’insinue dans tout projet de
contenant à visée pédagogique même quand il tend à la plus large diffusion
possible. Un coffre dont on sait qu’il renferme un ouvrage précieux acquiert
dans la dimension même de son opacité un pouvoir, un rayonnement, une intensité
suggestive. Plus il est fermé, plus il libère cette étrange puissance de
révélation. C’est tout aussi bien la malle du prestidigitateur dont personne ne
peut savoir ce qu’il va en sortir.
C’est
là tout le paradoxe des mallettes pédagogiques que d’avoir à jouer tout à la
fois du charme mystérieux et opaque de l’hermétisme et de l’efficacité
didactique de l’ouverture des esprits. Il s’agit d’éveiller les consciences, de
les mettre en situation de comprendre des nécessités de première urgence et
tout le matériel utile à cette réalisation peut se trouver dans une mallette
dans la mesure où la finalité du travail à effectuer n’est pas à proprement
parler matériel. Qu’une idée puisse être contenue dans un coffret, qu’une
histoire puisse tenir dans la reliure d’un livre, que le travail informatique
de plusieurs années puisse tenir dans une clé USB, c’est ce qui donne à ces
objets un statut particulier, un potentiel expressif, presque une aura. Ils
sont des contenants dont le contenu prête à leur hermétisme une valeur
expressive et c’est dans l’exacte mesure où ils n’en laissent rien paraître
qu’ils ne cessent de le suggérer.
Ici
en l’occurrence, l’éducation à la santé est littéralement "tout un
programme" et que celui-ci puisse se décliner en mallettes est tout à la
fois possible et impossible : possible puisque c’est à des consciences
qu’il s’adresse (quelques indications, quelques fiches suffisent, les supports
audio-visuels prennent peu de place), impossible dans la mesure où sa portée se
situe bien au-delà de toute limitation objectale. La nature de cette
dématérialisation est ici accentuée par l’ambiguïté de la notion d’éducation à
la santé. L’idée selon laquelle nous apprenons à être en bonne santé n’est pas
totalement évidente. Une expression semble ici s’imposer : celle de
« minimum vital », mais dans une acception particulière. Quels sont
les automatismes qu’il nous faut acquérir dés notre enfance pour maintenir
notre corps à un niveau de bien être et d’hygiène satisfaisant ?
Quelque
chose de ce kit d’apprentissage fait presque pendant à la trousse de première
urgence, non pas tant d’ailleurs au sens de nécessité « immédiate »
que dans la mesure où il est urgent de « prendre soin de soi ». Cette
urgence ne vient pas de la fragilité du corps mais du potentiel déstabilisateur
du milieu et des habitudes de la consommation. Ce n’est pas la santé qu’il
s’agit d’éduquer mais la réactivité de l’enfant à ce fond perpétuel
d’incitations dans lequel il vit. Un corps ne peut d’aucune façon se concevoir
autrement qu’en interaction perpétuelle avec son milieu. De ce point de vue,
aucun de nous n’est pourvu d’un corps physique mais exclusivement d’un corps
social, d’un corps en résonance avec le type d’économie dans lequel nous
vivons. Il est des corps taillés pour et surtout par des économies dites de
subsistance et d’autres (les nôtres, ceux des pays riches) constitués par des
économies d’abondance, conditionnés pour arpenter les rayons des grandes
surfaces, plus prompts à déchiffrer les étiquettes qu’à dépister les traces
d’un gibier, faits davantage pour choisir et exiger que trouver et se
satisfaire.
C’est
exactement dans cette perspective que la notion concernée par ce projet revêt
toute sa dimension : dans une société d’objets, il est nécessaire qu’un
objet assure la fonction de relais du corps à l’esprit de l’enfant précisément
parce que ce rapport a depuis longtemps et peut-être depuis toujours cessé
d’être naturel. Qu’il faille une mallette d’éducation à la santé pour rappeler
l’enfant à l’évidence ressentie de
son corps, c’est tout à la fois dérisoire et nécessaire : dérisoire au
regard de ce corps qu’il « est », nécessaire eu égard au
fonctionnement d’une société de consommation exclusivement fondée sur le
dépassement du nécessaire. Quelque chose de l’effet de minimalisation de la
mallette entre ici en résonance avec l’exigence de simplicité et de pondération
d’une alimentation saine. La clarté ponctuelle des messages envoyés aux enfants
doit les ramener à l’évidence d’une efficience physique (self care), d’un souci
de soi intuitivement présent en chacun de nous.
S’agit-il
vraiment d’ailleurs, pour cette mallette et l’enseignant qui en aura l’usage,
d’apprendre ? Ne serait-il pas davantage question de
« désapprendre », d’effectuer un travail de « déconditionnement »,
de détachement des habitudes acquises dans un milieu familial, social et
médiatique défavorables ? Dans quelle mesure les exigences de maniabilité
et de réduction des volumes ne pourraient-elles pas plastiquement suivre le
chemin de ce désapprentissage ? L’enseignant passant éventuellement d’une
classe à une autre, disposant et déplaçant sans cesse son matériel a besoin
d’une mallette pratique. Il est également évident qu’une débauche d’accessoires
et de mise en scène des contenus pédagogiques nuisent grandement à la clarté
pédagogique des messages.
Mais
il importe aussi et surtout de tabler ici sur ce fond d’efficience organique
dont il s’agit simplement de « maintenir le rendement » à flot. Dans
une société à l’intérieur de laquelle nous ne cessons de faire plus que vivre,
de « sur-jouer » la vie, de nous donner les moyens de vivre plutôt
que de vivre « tout court », un kit d’apprentissage de retour à la
vie organiquement donnée s’impose mais il s’impose du fond d’une nécessité
biologique immédiate. Qu’il nous faille apprendre à vivre, c’est tout ce que le
présupposé de notre statut d’être culturel humain exige (l’enfant sauvage),
mais l’implicite de ce projet nous invite à aller plus loin dans la mesure où
il est maintenant question d’apprendre à revenir de tout ce que notre immersion
dans une civilisation fondée sur l’incitation nous a inculqué. Il ne s’agit
plus d’apprendre à vivre parce que ce serait le propre de l’homme mais parce
que la culture de l’apprentissage a brouillé l’évidence ressentie de la
présence à soi d’un corps simplement
vivant et pour ce faire les deux médiations de l’enseignant et de la
mallette ne sont pas de trop.
Elles
ne sont néanmoins que des « médiations », des intercesseurs
condamnés, pour réussir, à disparaître. Le gage le plus évident et le plus sûr
de la réussite d’un enseignement réside dans sa capacité à faire réaliser à
l’enseigné qu’il n’a plus besoin d’être « instruit » et finalement
qu’il n’a jamais eu vraiment à l’être parce que l’enseignant a su révéler à l’élève
qu’il savait déjà ce qu’il lui a « transmis » mais qu’il avait oublié
qu’il le savait. Aucun étudiant ne trouve « vraie » l’affirmation
d’un professeur parce qu’elle le serait par « elle-même », il la juge
ainsi parce qu’elle fait écho à une expérience ou à une intuition qui se
trouvait déjà en lui, pré-formulée, comme ces agents dormants qui, en
espionnage, peuvent rester des années entières inactifs et indétectables dans
le camp ennemi et se réveiller brutalement au contact d’un nom de code.
Nous
savons qu’il existe dans notre organisme des cellules dont le but est
exclusivement d’enclencher dans d’autres cellules des processus qui s’y sont
toujours déjà trouvés. La caractéristique première et finalement exclusive de
la « cellule enseignante » réside dans ce fond de présence
structurellement stimulatrice, capable d’envoyer à la cellule enseignée le bon
code secret, la seule formule à même « d’ouvrir le coffre » ou plutôt
de libérer en lui la puissance de réalisation qui s’y est toujours déjà trouvée
contenue. Enseigner vient du latin « insignis » qui signifie
« remarquable » au sens littéral : « digne d’être
remarqué, marqué d’un signe reconnaissable ». Enseigner c’est émettre un
signe distinctif par le biais duquel l’enseigné se distinguera au sens perceptif
du terme, se saisira, se captera lui-même comme émetteur de ses propres signes.
La pratique de l’enseignement n’est finalement ni plus ni moins que l’art de
savoir se rendre infiniment contagieux, de libérer insensiblement dans le fait
de sa proximité avec la « cellule-cible » la puissance propre dans
laquelle finalement elle consiste. Autant un éducateur impose des normes,
autant un enseignant révèle un style. C’est un peu comme si dans le voisinage
avec la cellule enseignante, la cellule enseignée réalisait le flux d’intensité
virale dans lequel réside sa puissance « infectieuse » et le libérait
« joyeusement », accomplissait son devenir microbien. L’utilisation
de ces termes peut sembler antithétique avec le contexte du projet mais il
convient évidemment d’utiliser la métaphore de la contamination comme une image
particulièrement appropriée à la description la plus juste de l’expérience de
l’enseignement.
Or
cette distinction fondamentale entre l’éducation et l’enseignement change
totalement la vocation du projet : autant une mallette d’éducation se doit
d’être démonstrative, édifiante (marquer les esprits), imposante dans tous les
sens du terme (ne s’agirait-il pas dés lors d’une malle plutôt ?), autant
une mallette d’enseignement ne peut se concevoir qu’intégrée dans un mouvement
global de minimalisation, de discrétion attentive à ne pas brusquer un
processus qui se trouve être moins celui d’acquisition d’un savoir que de
réalisation d’une aptitude. Personne n’apprend à quelqu’un d’autre à entretenir
la bonne santé de son corps, il n’est question ici que de l’éveiller à la
conscience d’une efficience préexistante. Eduquer se conçoit toujours comme
l’acte de faire advenir un futur dans un présent, mais précisément comme
l’objectif a été préalablement et extérieurement fixé, il ne peut jamais
effectivement se concrétiser et il demeure éternellement un
« horizon ». L’enseignement, au sens étymologique du terme, ne réside
que dans la capacité à capter et libérer la puissance d’un devenir, permettre à
« la graine » d’émettre exactement la juste intensité de sa puissance
germinative et styllistique, parce que la graine est toujours là avant.
Dans
un programme de sensibilisation à la santé, on a beaucoup de mal à percevoir ce
qu’il y aurait à « apprendre », à faire acquérir. On perçoit bien,
par contre, tout ce qu’il est affaire de « réveiller ». La capacité
auto-guérisseuse d’un corps est toujours là « avant » sans quoi nos
blessures ne cicatriseraient pas d’elles-mêmes. Tout travail de sensibilisation
à la santé ne peut dés lors se comprendre que dans les termes d’un
accompagnement, d’une conscientisation, de la maturation d’une aptitude, d’un
souci de soi auquel nous sommes biologiquement prédisposés. Peut-être
retrouvons-nous dans l’utilisation de ce vocabulaire du voisinage et de
l’attention quelque chose du charisme et de la puissance suggestive de la
« boîte », de la magie d’une intériorité dissimulée, du secret de
l’alchimiste.
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