samedi 6 octobre 2012

Peut-on se mentir à soi-même? (3)


Descartes n’a jamais formulé sa pensée par rapport à la question de savoir si l’on pouvait se mentir à soi-même, mais il se trouve néanmoins qu’il y répond de façon précise et radicale notamment parce qu’il déploie son raisonnement sous la forme d’un travail d’auto-persuasion. Quelque chose peut-il résister à l’extrême rigueur de ce processus d’auto conviction par le biais duquel on rejette tout ce qui peut laisser prise au moindre doute ? Je peux, à juste raison, me persuader que ce que je vis n’est pas réel puisque je peux rêver, mais je ne peux pas me persuader de l’inexistence de ce processus par le biais duquel j’envisage la possibilité que je rêve. Ce qui résiste à ce travail d’auto-persuasion qui rend impossible toute assertion définitive sur la réalité de ce que je vis, c’est précisément et seulement lui-même qui en tant que « présence en acte » fait bien signe de l’existence en moi de quelque chose. Rien ne résiste à cette auto-persuasion mais il faut bien être quelque chose pour s’auto persuader. Or « cette chose » ne saurait finalement pour Descartes se concevoir autrement que suivant les contours de cette auto persuasion. Auto vient du grec autos qui signifie « soi-même ». Ce n’est pas qu’il me soit impossible de m’auto-persuader sans être moi-même, c’est plutôt qu’il nous est impossible de le faire sans manifester l’efficience d’un rapport à soi qui en tant que telle ne peut pas ne pas exister. Que ce rapport à soi soit l’expression dernière, indubitable du moi, ou plutôt du « je », c’est un pas que Descartes franchit trop rapidement selon Nietzsche.
Douter que j’existe, c’est exister en tant que doute mais il ne s’ensuit pas que c’est en tant que « je » que j’existe (il faudrait peut-être dire que « ça » existe). Or Descartes est sur ce point affirmatif : « Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire qu’il n’est pas besoin ici de rien ajouter pour l’expliquer. » Il a découvert que c’est en tant que pensée qu’il ne peut pas ne pas exister et ce point est absolument fondé mais que cette pensée soit « lui-même », cela n’est prouvé par rien. Il n’a donc pas fait l’épreuve de cette zone de transparence absolue dans laquelle on ne peut pas se mentir à soi-même mais plutôt de cette expérience au gré de laquelle on ne peut être sans être à soi. Que ce soit en tant que conscience d’exister que nous existons n’implique aucunement que cette conscience soit de notre fait, ni même qu’elle soit « notre », encore moins qu’elle soit la manifestation de notre volonté d’exister.
C’est Friedrich Nietzsche qui, dans son livre « par delà le bien et le mal » (1886) exprime de la façon la plus claire cette faille dans la réflexion de Descartes : « Si j'analyse le processus exprimé dans cette phrase : " je pense", j'obtiens des séries d'affirmations téméraires qu'il est difficile et peut-être impossible de justifier. Par exemple, que c'est moi qui pense, qu'il faut absolument que quelque chose pense, que la pensée est le résultat de l'activité d'un être connu comme cause, qu'il y a un "je", enfin qu'on a établi d'avance ce qu'il faut entendre par penser, et que je sais ce que c'est que penser. »
 Le fait que nous ne puissions exister sans éprouver et manifester une « présence à soi », c’est ce que Descartes et tous les philosophes de la conscience interpréteront comme existence d’un « je », avec tout ce qu’implique en terme de volonté, de responsabilité et de contrôle ce pronom personnel. Selon Nietzsche, cette façon de « penser la pensée » nous est finalement imposée par la grammaire : «C'est falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, qu'une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate ». Enfin, c'est déjà trop dire que quelque chose pense, ce «quelque chose» contient déjà une interprétation du processus lui-même. On raisonne selon la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc... » […] Peut-être arrivera-t-on un jour, même chez les logiciens, à se passer de ce « quelque chose », résidu qu'à laissé en s'évaporant le brave vieux «moi»... »
Comme Descartes a volontairement lancé ce processus de défiance à l’égard de tout ce que l’on peut considérer comme réel, on pourrait dire qu’il en sort avec ce qu’il avait emporté, soit l’idée d’un sujet conscient et volontaire : « je ». Mais ce dont il a fait l’épreuve peut tout aussi bien se concevoir comme un fait, une réalité donnée qui précisément échappe totalement au libre arbitre du sujet, à savoir que nous ne pouvons pas exister sans penser. Mais cela peut être un phénomène aussi impersonnel et anonyme que la pluie ou le vent. Je peux bien penser que je ne suis rien, il faut bien qu’il y ait de la pensée pour le penser et s’il y a de la pensée il y a de l’être. Nietzsche finalement reformule l’affirmation de Descartes de la façon suivante : « S’il y  a « penser », il y a « être ». » Notre grammaire nous a toujours préalablement installé dans cette certitude selon laquelle aucune action ne peut se produire sans que quelque chose la cause, mais qu’est-ce qui nous prouve que les actions, c’est-à-dire les forces ne sont pas premières : est-ce le chat qui va vers la souris ou la force de l’appétit qui le pousse vers elle ? Dans quelle mesure le monde ne nous offre-t-il pas le spectacle d’un champ de forces en perpétuelle activité dans lequel un être se donne illusoirement et isolément le pouvoir de décider de ses actions ? Pour se représenter les opérations qui se produisent à l’intérieur de ce champ il faudrait pouvoir concevoir que ce sont les verbes qui déterminent les sujets et non le contraire, c’est « penser » qui fait le « je ». Mais pourrions-nous envisager dans ce « monde là » qu’une action comme « mentir » puisse ainsi se dérouler par le biais d’une modalité anonyme et impersonnelle. Cela reviendrait à concevoir qu’il puisse y avoir de la dissimulation dans l’homme, la nature ou la vie comme il y a « de la pluie dans l’air ».
Or c’est exactement ce que Freud exprime en formulant ainsi le discours que la psychanalyse tient au « moi » : « Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes instincts sexuels et n’être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. » Il existe, selon lui, dans l’appareil psychique de tout homme socialisé un mécanisme inconscient de refoulement par le biais duquel il refuse de laisser rentrer dans sa conscience des pensées, des motivations ou des souvenirs trop connotés sexuellement. Nous sommes tous d’abord animés par des pulsions multiples et intransigeantes qui exigent leur satisfaction. Tout être humain qui naît est originellement dans cette situation que l’on pourrait qualifier de « perpétuelle demande ». Le bébé qui exige le sein de sa mère ne le fait pas uniquement « par faim », ou bien disons que cette faim ne s’explique pas seulement par le vide de son estomac. Freud baptise ce fond de pulsions dans lequel nous consistons primitivement du terme de « ça ». Le caractère impersonnel de ce pronom démonstratif exprime parfaitement le fond de la thèse de Sigmund  Freud qui tient dans l’affirmation de la nature constructible (c’est-à-dire non prédéterminé) de notre moi. Aucun de nous n’est né en tant que « moi » mais d’abord en tant que « ça » et ce sont les obstacles que le « ça » va rencontrer qui vont constituer peu à peu, comme une ligne de fracture finit par se dessiner sous l’effet de deux forces contradictoires, le « moi ».
Le ça qui ne poursuit que la satisfaction de toutes ces pulsions dans lesquelles il consiste va dans un premier temps se confronter à la réalité (ce que Freud appelle le principe de réalité). Toutes ces pulsions ne sont pas susceptibles d’être assouvies. C’est de ce premier effet de limitation que naît le « moi ». Mais c’est dans sa confrontation avec le second obstacle que le ça va subir sa transformation la plus déterminante pour l’individu puisque c’est d’elle que naîtra l’inconscient. Selon Freud, chacun de nous se constitue en lui, sous la pression de son éducation, laquelle s’apparente forcément de prés ou de loin à une sorte de « dressage » (« tu peux, tu ne peux pas »), une part qui incarne et porte en elle le poids de l’autorité parentale. Nous faisons « notre » la voix de la répression de nos désirs que nos parents nous ont nécessairement imposée tout simplement parce qu’il est impossible de faire partie de la société sans cette répression.
Il convient de bien saisir qu’il s’agit d’une assimilation, d’une intériorisation : c’est en nous-même que nous faisons résider cette instance de contrôle et d’interdiction comme une part de nous, de telle sorte que nous consistons dans cette opposition perpétuelle du ça et du sur-moi. Ce n’est pas que nous disposions dés lors de tout l’attirail nécessaire à se mentir à soi-même, c’est encore « pire » que cela : nous nous construisons notre personnalité dans les termes mêmes de cet attirail qui est fait pour se mentir, pour réprimer sous l’influence du sur-moi les pulsions du ça, pour se cacher à soi-même le fond originel de notre vie sexuelle instinctive.
Freud, en effet, considère que le conscient ne constitue qu’une petite partie de notre psyché (ce qui constitue notre « intériorité mentale). Il existe une multiplicité de désirs ou de pensées qui viennent du ça et qui demandent à être reconnues, admises par la conscience mais un phénomène psychique inconscient de censure, grandement influencé par le sur-moi, interdit à ces éléments empreints d’une sexualité native et brute de passer le seuil de notre conscience. C’est ainsi que nous nous activons sans le savoir (mais par le biais d’un processus qui vient bien de nous-mêmes puisque le sur-moi est une influence que nous avons intériorisée) à créer en nous-mêmes de l’étranger à nous-mêmes, à nous mentir, à faire comme si nous n’étions que des êtres vivants dotés d’une « sexualité autorisée », on pourrait dire « politiquement correcte ».  Ces pensées du ça refoulées par la censure ne vont pas se satisfaire de cette « mise à l’ombre ». Elles vont saisir toutes les occasions possibles de se manifester à notre conscient par toutes les voies praticables (le rêve, le lapsus  les actes manqués), et, si  nécessaire, elles vont forcer ce passage à l’expression en se manifestant par le biais de symptômes plus ou moins déstabilisants pour nous. Ce sont ces symptômes que nous qualifions parfois de « troubles de la personnalité », ceux là même que la psychiatrie étudie et traite comme les indicateurs de maladies psychiques telles que la paranoïa, l’hystérie, la psychose, la névrose, la schizophrénie, etc.
L’une des perspectives par le biais de laquelle Freud a complètement renouvelé la psychiatrie tient dans cette nouvelle interprétation des symptômes. Un trouble ne manifeste pas tant le manque d’équilibre ou de bonne santé mentale d’un patient que « le désir de rétablir la vérité du désir ». Ce désir a cependant besoin d’une interprétation pour se faire comprendre, notamment parce que ce n’est pas nécessairement dans « ce qu’il dit » que tient vraiment son message mais plutôt dans l’exagération ou dans l’intensité des modalités de son apparition. L’une des analyses les plus célèbres de Sigmund Freud est celle qu’il a pratiquée sur le cas du Président Schreber, souffrant d’un délire paranoïaque. Ce type de délire est toujours difficile à traiter pour la psychiatrie dans la mesure où il se compose lui-même de plusieurs délires : la persécution, la jalousie, l’érotomanie, la mégalomanie. Parmi les interprétations de Freud, l’une des plus intéressantes consiste dans la notion de dénégation. La nature des troubles du président Schreber manifeste avec assez d’évidence son homosexualité refoulée. Freud explique que les quatre délires dont souffrait le président Schreber pourraient consister dans le déni méthodique d’un seul énoncé qui est la déclaration d’amour homosexuel masculin : « moi un homme, je l’aime lui un homme. »
L’inconscient du Président Schreber nierait ainsi successivement le sujet, le verbe, l’objet et l’énoncé en bloc dans chacun de ces quatre délires. Je ne l’aime pas, c’est elle (sa femme) qui l’aime, d’ailleurs elle aime tous les hommes (délire de jalousie – être jaloux de sa femme serait une façon de nier son homosexualité). Je ne l’aime pas, je le hais parce qu’il me hait, d’ailleurs il me persécute (délire de persécution). Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle (ma femme), d’ailleurs elle m’adore (érotomanie, amour délirant). Je ne l’aime pas, je n’aime personne parce que je vaux mieux que tout le monde (délire mégalomaniaque – nier l’énoncé en bloc). Le délire du président Schreber pourrait ainsi se comprendre comme le déni systématique et grammatical de la réalité de son désir. C’est parce qu’il se mentirait à lui-même en suivant les voies de la syntaxe qu’il souffrirait de ces quatre symptômes spécifiques et parce qu’il le ferait de façon excessive que ces symptômes feraient signe d’une maladie psychique. La censure a inconsciemment rejeté la proposition de désir homosexuel masculin mais celle-ci a tenté de la contourner en empruntant des voies pathologiques et sinueuses. Or, si l’analyse de Freud est correcte, aussi sinueuses soient-elles, ces voies n’en suivent pas moins les règles de la grammaire. Les troubles de la personnalité se constituent et se manifestent sur la base d’une donnée fondamentale : tout homme est un être de langage et il se parle. Il convient donc de distinguer dans un délire son « sens » latent, caché (pour Schreber : « moi un homme, je l’aime lui un homme ») et son « discours manifeste » (le délire de persécution, de jalousie, d’érotomanie, de mégalomanie).
Nous souffrons parce que nous nous cachons à nous-mêmes la réalité « brute » de nos désirs mais la façon dont nous nous le cachons est structurellement « linguistique » ; elle suit les articulations et les figures rhétoriques de notre langue maternelle. Cela signifie que la façon dont nous nous constituons un inconscient et celle qu’utilise cet inconscient pour contourner le refoulement de la censure a tout à voir avec le langage.
Jean-Paul Sartre réfute totalement cette notion d’inconscient à cause de la censure. Il affirme qu’il est impossible de concevoir le fait que la censure refoule « inconsciemment » certaines pulsions parce qu’elle ne peut les exclure sans se représenter à elle-même la nécessité de les exclure, nécessité fondé sur le caractère « incorrect » (ou jugé comme tel mais précisément encore faut-il qu’il soit consciemment jugé), sexuellement inadmissible de ces motivations. Pour que la censure assure la fonction que les théories freudiennes lui assignent, il faut qu’elle sache ce qu’elle fait, donc qu’elle soit consciente. Dans la perspective de Sartre, l’homme ne peut pas se mentir à lui-même sans le savoir, donc sans que ce ne soit pas réellement un mensonge mais de la « mauvaise foi », l’envie de s’inventer de toutes pièces de l’obscurité à soi-même pour se libérer de ce fardeau de la liberté qui nous impute la responsabilité de toutes nos actions.
Mais la possibilité qui se dégage de certaines analyses freudiennes que « l’inconscient soit structuré comme un langage », c’est-à-dire que nous nous mentions à nous-mêmes dans et par l’usage de la langue permet de contredire l’argument de Jean-Paul Sartre, dans la mesure où il fait remonter le mensonge à une origine qui se situe encore en-deçà de la formation par la censure de notre inconscient, soit le fait même que nous soyons un homme, un sujet humain socialisé. C’est exactement dans cette voie là que le psychanalyste Jacques Lacan prolonge l’œuvre de Sigmund Freud. Ce n’est même pas parce que nous nous mentons à nous-mêmes que nous avons un inconscient, c’est encore bien plus originel que cela, à savoir que c’est parce qu’en tant qu’être de langage, le mensonge devient exactement ce qui nous définit comme sujet.
Selon Jacques Lacan, c’est parce qu’il nous est impossible en face d’une personne de savoir si elle dit la vérité ou si elle ment  que nous la percevons en tant que personne, et pas seulement en tant que corps. Ce qui caractérise l’être humain est le langage (à ne pas confondre avec la communication) et ce qui définit l’utilisation du langage est la dissociation entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé. Si « je dis que j’aime tel ou tel », je me dissocie en « Je qui aime » (sujet de l’énoncé)  et « Je qui dit qu’il aime » (sujet de l’énonciation) et le mensonge est évidemment possible parce que le Je qui dit qu’il aime ne se confond avec celui qui aime…ou pas tel ou tel. C’est ce « ou pas » rendu possible et même incontournable par l’usage de la langue qui fait de tout être parlant un menteur potentiel mais aussi un sujet, une « subjectivité pensante » selon Lacan. Le fait d’être une personne tient tout entier selon lui dans ce décalage entre le contenu d’un discours et la réalité de l’origine de ce discours. Le langage insinue du trouble entre ce qui est exprimé et ce qui exprime. L’être humain consiste dans cette zone de distorsion involontaire entre le signifié et le signifiant, dissociation incluse dans le langage. L’homme ne veut pas mentir mais il est pris, constitué par cette efficience linguistique qui fait de lui, indépendamment de sa volonté propre, un écart entre ce qui est dit et ce qui le dit. Lacan utilise l’expression de « sujet fendu ». Ce qui fait le sujet, c’est-à-dire le statut de personne, c’est l’impossibilité de faire inconditionnellement crédit à sa parole, de considérer son expression comme la continuité naturelle de son être.
 C’est justement pour ça que l’homme est un être pensant, culturel et non naturel ou mécanique. Quand un feu passe au rouge et me fait signe de m’arrêter, il n’y a pas de marge, pas de jeu, d’espace possible entre ce qui est exprimé : l’arrêt et ce qui exprime : le rouge. Il n’y a pas de place pour le mensonge. C’est justement ce qui fait que le feu ne « parle » pas : il ne me dit pas : « arrête-toi ! », il « signale », il ne signifie pas. Le langage, c’est justement ce qui crée de la distorsion dans le signe, de l’ambiguïté dans le « vouloir dire ». Dans un univers à l’intérieur duquel la nature ne cesse d’envoyer des signaux, le langage se définit comme une zone de brouillage dans le processus de signalisation et l’on pourrait dire de l’homme qu’il est la créature piégée dans cette zone. On comprend ainsi que la censure soit inconsciente puisque elle consiste finalement dans l’exercice d’une faculté de mensonge qui fait tellement partie intégrante de l’homme, en tant qu’il est un être de langage, qu’elle s’exerce tout aussi bien en « lui » (discours intérieur) qu’en dehors de « lui » (parole exprimée aux autres). Finalement, c’est justement cela qui fait ce « lui », ce sujet, soit cet effet de distorsion de son discours à soi-même aussi bien qu’aux autres.
Avec Lacan, nous mesurons le bien-fondé de l’hypothèse envisagée dés le début de notre réflexion : la possibilité que l’homme soit un être structurellement habité et défini par le mensonge. La réponse à la question de savoir si l’on peut se mentir à soi-même nous apparaît dés lors d’une clarté aveuglante, c’en est presque « gênant » : ce n’est même pas que l’on puisse effectivement le faire, c’est plutôt qu’on ne voit plus du tout comment faire autrement puisque c’est en ceci que consiste le propre de notre condition.
Mais nous est-il complètement impossible de sortir de cette zone de distorsion insinuée par le langage dans une œuvre universelle et naturelle de signalisation pour revenir à la simplicité donnée du signe ? Lorsqu’Edward Munch, le peintre norvégien crée cette toile dans laquelle on discerne une forme hurlant sous la pression des couleurs du soleil, de la mer, du ciel, ne renouerait-il pas avec cette antériorité, avec cette naïveté originelle du « signal » ? On a voulu faire dire quantité de choses à cette toile mais c’est peine perdue dans la mesure où il est tout-à-fait concevable qu’elle ait été exécutée hors de cette zone de distorsion du langage, à savoir en dehors de tout « vouloir dire », dans la montée en puissance d’un sentiment de pure venue au monde qui se fait, plus qu’il ne se traduit, dans un « cri ». Là, l’homme « est » et retrouve le cœur d’une présence aussi primitive que résolument détachée de la moindre possibilité de mensonge.
Il ne nous semble pas possible de répondre à cette question d’une autre façon qu’en mettant en perspective les thèses de Lacan sur un sujet humain constitué, pour son malheur, de ce mensonge à soi-même que rend inévitable son être linguistique (l’homme ment parce qu’il parle, il est donc logique qu’il se mente puisque il se parle) avec le mouvement même de l’art considéré comme tentative de l’être humain pour renouer avec les forces vivres et premières de la signalisation, de la libération de sa puissance d’exister. Selon Lacan, l’homme n’est pas fait pour parler mais il fait de parler, et c’est pour cela qu’il ment, qu’il se ment. Le seul moyen de contredire efficacement cette conclusion ne consiste pas à affirmer la possibilité d’une sorte de machine arrière par le mouvement de laquelle nous reviendrons à un état pré-linguistique mais, au contraire de faire machine « avant toute » pour sortir de cette zone de distorsion que le langage a insinué dans le signe en oeuvrant pour raffiner l’expression, pour la purifier de tout ce qu’elle recèle d’humainement mensonger et parvenir ainsi à la justesse dépouillée du signe, par quoi toute œuvre d’art se réduit avec humilité au geste simple de faire littéralement signe de vie (le haïku).

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