Descartes n’a jamais formulé
sa pensée par rapport à la question de savoir si l’on pouvait se mentir à
soi-même, mais il se trouve néanmoins qu’il y répond de façon précise et
radicale notamment parce qu’il déploie son raisonnement sous la forme d’un
travail d’auto-persuasion. Quelque chose peut-il résister à l’extrême rigueur
de ce processus d’auto conviction par le biais duquel on rejette tout ce qui
peut laisser prise au moindre doute ? Je peux, à juste raison, me
persuader que ce que je vis n’est pas réel puisque je peux rêver, mais je ne
peux pas me persuader de l’inexistence de ce processus par le biais duquel
j’envisage la possibilité que je rêve. Ce qui résiste à ce travail
d’auto-persuasion qui rend impossible toute assertion définitive sur la réalité
de ce que je vis, c’est précisément et seulement lui-même qui en tant que
« présence en acte » fait bien signe de l’existence en moi de quelque
chose. Rien ne résiste à cette auto-persuasion mais il faut bien être quelque
chose pour s’auto persuader. Or « cette chose » ne saurait finalement
pour Descartes se concevoir autrement que suivant les contours de cette auto
persuasion. Auto vient du grec autos qui signifie « soi-même ». Ce
n’est pas qu’il me soit impossible de m’auto-persuader sans être moi-même,
c’est plutôt qu’il nous est impossible de le faire sans manifester l’efficience
d’un rapport à soi qui en tant que telle ne
peut pas ne pas exister. Que ce rapport à soi soit l’expression dernière,
indubitable du moi, ou plutôt du « je », c’est un pas que Descartes
franchit trop rapidement selon Nietzsche.
Douter que j’existe, c’est
exister en tant que doute mais il ne s’ensuit pas que c’est en tant que
« je » que j’existe (il faudrait peut-être dire que « ça »
existe). Or Descartes est sur ce point affirmatif : « Car il est de
soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire qu’il n’est
pas besoin ici de rien ajouter pour l’expliquer. » Il a découvert que
c’est en tant que pensée qu’il ne peut pas ne pas exister et ce point est
absolument fondé mais que cette pensée soit « lui-même », cela n’est
prouvé par rien. Il n’a donc pas fait l’épreuve de cette zone de transparence
absolue dans laquelle on ne peut pas se mentir à soi-même mais plutôt de cette expérience au gré de laquelle on ne
peut être sans être à soi. Que ce
soit en tant que conscience d’exister que nous existons n’implique aucunement
que cette conscience soit de notre fait, ni même qu’elle soit
« notre », encore moins qu’elle soit la manifestation de notre
volonté d’exister.
C’est Friedrich Nietzsche
qui, dans son livre « par delà le bien et le mal » (1886) exprime de
la façon la plus claire cette faille dans la réflexion de Descartes : « Si j'analyse le processus exprimé dans
cette phrase : " je pense", j'obtiens des séries d'affirmations
téméraires qu'il est difficile et peut-être impossible de justifier. Par
exemple, que c'est moi qui pense, qu'il faut absolument que quelque chose
pense, que la pensée est le résultat de l'activité d'un être connu comme cause,
qu'il y a un "je", enfin qu'on a établi d'avance ce qu'il faut
entendre par penser, et que je sais ce que c'est que penser. »
Le fait que nous ne puissions exister sans
éprouver et manifester une « présence à soi », c’est ce que Descartes
et tous les philosophes de la conscience interpréteront comme existence d’un
« je », avec tout ce qu’implique en terme de volonté, de
responsabilité et de contrôle ce pronom personnel. Selon Nietzsche, cette façon
de « penser la pensée » nous est finalement imposée par la
grammaire : «C'est falsifier les
faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ».
Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce
n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, qu'une allégation ;
surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate ». Enfin, c'est déjà trop dire
que quelque chose pense, ce «quelque chose» contient déjà une interprétation du
processus lui-même. On raisonne selon la routine grammaticale : « Penser est
une action, toute action suppose un sujet actif, donc... » […] Peut-être
arrivera-t-on un jour, même chez les logiciens, à se passer de ce « quelque
chose », résidu qu'à laissé en s'évaporant le brave vieux «moi»... »
Comme Descartes a volontairement lancé ce processus de
défiance à l’égard de tout ce que l’on peut considérer comme réel, on pourrait
dire qu’il en sort avec ce qu’il avait emporté, soit l’idée d’un sujet
conscient et volontaire : « je ». Mais ce dont il a fait
l’épreuve peut tout aussi bien se concevoir comme un fait, une réalité donnée
qui précisément échappe totalement au libre arbitre du sujet, à savoir que nous
ne pouvons pas exister sans penser. Mais cela peut être un phénomène aussi
impersonnel et anonyme que la pluie ou le vent. Je peux bien penser que je ne
suis rien, il faut bien qu’il y ait de la pensée pour le penser et s’il y a de
la pensée il y a de l’être. Nietzsche finalement reformule l’affirmation de
Descartes de la façon suivante : « S’il y a « penser », il y a
« être ». » Notre grammaire nous a toujours préalablement
installé dans cette certitude selon laquelle aucune action ne peut se produire
sans que quelque chose la cause, mais qu’est-ce qui nous prouve que les
actions, c’est-à-dire les forces ne sont pas premières : est-ce le chat
qui va vers la souris ou la force de l’appétit qui le pousse vers elle ?
Dans quelle mesure le monde ne nous offre-t-il pas le spectacle d’un champ de
forces en perpétuelle activité dans lequel un être se donne illusoirement et
isolément le pouvoir de décider de ses actions ? Pour se représenter les
opérations qui se produisent à l’intérieur de ce champ il faudrait pouvoir
concevoir que ce sont les verbes qui déterminent les sujets et non le
contraire, c’est « penser » qui fait le « je ». Mais
pourrions-nous envisager dans ce « monde là » qu’une action comme
« mentir » puisse ainsi se dérouler par le biais d’une modalité
anonyme et impersonnelle. Cela reviendrait à concevoir qu’il puisse y avoir de la
dissimulation dans l’homme, la nature ou la vie comme il y a « de la pluie
dans l’air ».
Or c’est exactement ce que
Freud exprime en formulant ainsi le discours que la psychanalyse tient au
« moi » : « Tu as trop présumé de ta force lorsque tu
as cru pouvoir disposer à ton gré de tes instincts sexuels et n’être pas obligé
de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. » Il existe, selon
lui, dans l’appareil psychique de tout homme socialisé un mécanisme inconscient
de refoulement par le biais duquel il refuse de laisser rentrer dans sa
conscience des pensées, des motivations ou des souvenirs trop connotés
sexuellement. Nous sommes tous d’abord animés par des pulsions multiples et
intransigeantes qui exigent leur satisfaction. Tout être humain qui naît est
originellement dans cette situation que l’on pourrait qualifier de
« perpétuelle demande ». Le bébé qui exige le sein de sa mère ne le
fait pas uniquement « par faim », ou bien disons que cette faim ne
s’explique pas seulement par le vide de son estomac. Freud baptise ce fond de
pulsions dans lequel nous consistons primitivement du terme de
« ça ». Le caractère impersonnel de ce pronom démonstratif exprime
parfaitement le fond de la thèse de Sigmund
Freud qui tient dans l’affirmation de la nature constructible
(c’est-à-dire non prédéterminé) de notre moi. Aucun de nous n’est né en tant
que « moi » mais d’abord en tant que « ça » et ce sont les
obstacles que le « ça » va rencontrer qui vont constituer peu à peu,
comme une ligne de fracture finit par se dessiner sous l’effet de deux forces
contradictoires, le « moi ».
Le ça qui ne poursuit que la
satisfaction de toutes ces pulsions dans lesquelles il consiste va dans un
premier temps se confronter à la réalité (ce que Freud appelle le principe de
réalité). Toutes ces pulsions ne sont pas susceptibles d’être assouvies. C’est
de ce premier effet de limitation que naît le « moi ». Mais c’est
dans sa confrontation avec le second obstacle que le ça va subir sa
transformation la plus déterminante pour l’individu puisque c’est d’elle que
naîtra l’inconscient. Selon Freud, chacun de nous se constitue en lui, sous la
pression de son éducation, laquelle s’apparente forcément de prés ou de loin à
une sorte de « dressage » (« tu peux, tu ne peux pas »),
une part qui incarne et porte en elle le poids de l’autorité parentale. Nous
faisons « notre » la voix de la répression de nos désirs que nos
parents nous ont nécessairement imposée tout simplement parce qu’il est
impossible de faire partie de la société sans cette répression.
Il convient de bien saisir
qu’il s’agit d’une assimilation, d’une intériorisation : c’est en
nous-même que nous faisons résider cette instance de contrôle et d’interdiction
comme une part de nous, de telle sorte que nous consistons dans cette
opposition perpétuelle du ça et du sur-moi. Ce n’est pas que nous disposions
dés lors de tout l’attirail nécessaire à se mentir à soi-même, c’est encore
« pire » que cela : nous nous construisons notre personnalité
dans les termes mêmes de cet attirail qui est fait pour se mentir, pour
réprimer sous l’influence du sur-moi les pulsions du ça, pour se cacher à
soi-même le fond originel de notre vie sexuelle instinctive.
Freud, en effet, considère
que le conscient ne constitue qu’une petite partie de notre psyché (ce qui constitue
notre « intériorité mentale). Il existe une multiplicité de désirs ou de
pensées qui viennent du ça et qui demandent à être reconnues, admises par la
conscience mais un phénomène psychique inconscient de censure, grandement
influencé par le sur-moi, interdit à ces éléments empreints d’une sexualité
native et brute de passer le seuil de notre conscience. C’est ainsi que nous
nous activons sans le savoir (mais par le biais d’un processus qui vient bien
de nous-mêmes puisque le sur-moi est une influence que nous avons intériorisée)
à créer en nous-mêmes de l’étranger à nous-mêmes, à nous mentir, à faire comme
si nous n’étions que des êtres vivants dotés d’une « sexualité
autorisée », on pourrait dire « politiquement correcte ». Ces pensées du ça refoulées par la censure ne
vont pas se satisfaire de cette « mise à l’ombre ». Elles vont saisir
toutes les occasions possibles de se manifester à notre conscient par toutes
les voies praticables (le rêve, le lapsus
les actes manqués), et, si
nécessaire, elles vont forcer ce passage à l’expression en se
manifestant par le biais de symptômes plus ou moins déstabilisants pour nous.
Ce sont ces symptômes que nous qualifions parfois de « troubles de la
personnalité », ceux là même que la psychiatrie étudie et traite comme les
indicateurs de maladies psychiques telles que la paranoïa, l’hystérie, la
psychose, la névrose, la schizophrénie, etc.
L’une des perspectives par
le biais de laquelle Freud a complètement renouvelé la psychiatrie tient dans
cette nouvelle interprétation des symptômes. Un trouble ne manifeste pas tant
le manque d’équilibre ou de bonne santé mentale d’un patient que « le
désir de rétablir la vérité du désir ». Ce désir a cependant besoin d’une
interprétation pour se faire comprendre, notamment parce que ce n’est pas
nécessairement dans « ce qu’il dit » que tient vraiment son message
mais plutôt dans l’exagération ou dans l’intensité des modalités de son
apparition. L’une des analyses les plus célèbres de Sigmund Freud est celle
qu’il a pratiquée sur le cas du Président Schreber, souffrant d’un délire
paranoïaque. Ce type de délire est toujours difficile à traiter pour la
psychiatrie dans la mesure où il se compose lui-même de plusieurs
délires : la persécution, la jalousie, l’érotomanie, la mégalomanie. Parmi
les interprétations de Freud, l’une des plus intéressantes consiste dans la
notion de dénégation. La nature des troubles du président Schreber manifeste
avec assez d’évidence son homosexualité refoulée. Freud explique que les quatre
délires dont souffrait le président Schreber pourraient consister dans le déni
méthodique d’un seul énoncé qui est la déclaration d’amour homosexuel
masculin : « moi un homme, je l’aime lui un homme. »
L’inconscient du Président
Schreber nierait ainsi successivement le sujet, le verbe, l’objet et l’énoncé
en bloc dans chacun de ces quatre délires. Je
ne l’aime pas, c’est elle (sa femme) qui l’aime, d’ailleurs elle aime tous les
hommes (délire de jalousie – être jaloux de sa femme serait une façon de nier
son homosexualité). Je ne l’aime pas,
je le hais parce qu’il me hait, d’ailleurs il me persécute (délire de
persécution). Ce n’est pas lui que
j’aime, c’est elle (ma femme), d’ailleurs elle m’adore (érotomanie, amour
délirant). Je ne l’aime pas, je
n’aime personne parce que je vaux mieux que tout le monde (délire
mégalomaniaque – nier l’énoncé en bloc). Le délire du président Schreber
pourrait ainsi se comprendre comme le déni systématique et grammatical de la
réalité de son désir. C’est parce qu’il se mentirait à lui-même en suivant les
voies de la syntaxe qu’il souffrirait de ces quatre symptômes spécifiques et
parce qu’il le ferait de façon excessive que ces symptômes feraient signe d’une
maladie psychique. La censure a inconsciemment rejeté la proposition de désir homosexuel
masculin mais celle-ci a tenté de la contourner en empruntant des voies
pathologiques et sinueuses. Or, si l’analyse de Freud est correcte, aussi
sinueuses soient-elles, ces voies n’en suivent pas moins les règles de la
grammaire. Les troubles de la personnalité se constituent et se manifestent sur
la base d’une donnée fondamentale : tout homme est un être de langage et
il se parle. Il convient donc de distinguer dans un délire son
« sens » latent, caché (pour Schreber : « moi un homme, je
l’aime lui un homme ») et son « discours manifeste » (le délire
de persécution, de jalousie, d’érotomanie, de mégalomanie).
Nous souffrons parce que
nous nous cachons à nous-mêmes la réalité « brute » de nos désirs
mais la façon dont nous nous le cachons est structurellement
« linguistique » ; elle suit les articulations et les figures
rhétoriques de notre langue maternelle. Cela signifie que la façon dont nous
nous constituons un inconscient et celle qu’utilise cet inconscient pour
contourner le refoulement de la censure a tout à voir avec le langage.
Jean-Paul Sartre réfute
totalement cette notion d’inconscient à cause de la censure. Il affirme qu’il
est impossible de concevoir le fait que la censure refoule
« inconsciemment » certaines pulsions parce qu’elle ne peut les
exclure sans se représenter à elle-même la nécessité de les exclure, nécessité
fondé sur le caractère « incorrect » (ou jugé comme tel mais précisément encore faut-il qu’il soit
consciemment jugé), sexuellement inadmissible de ces motivations. Pour que la
censure assure la fonction que les théories freudiennes lui assignent, il faut
qu’elle sache ce qu’elle fait, donc qu’elle soit consciente. Dans la
perspective de Sartre, l’homme ne peut pas se mentir à lui-même sans le savoir,
donc sans que ce ne soit pas réellement un mensonge mais de la « mauvaise
foi », l’envie de s’inventer de toutes pièces de l’obscurité à soi-même
pour se libérer de ce fardeau de la liberté qui nous impute la responsabilité
de toutes nos actions.
Mais la possibilité qui se
dégage de certaines analyses freudiennes que « l’inconscient soit
structuré comme un langage », c’est-à-dire que nous nous mentions à
nous-mêmes dans et par l’usage de la langue permet de contredire l’argument de
Jean-Paul Sartre, dans la mesure où il fait remonter le mensonge à une origine
qui se situe encore en-deçà de la
formation par la censure de notre inconscient, soit le fait même que nous
soyons un homme, un sujet humain socialisé. C’est exactement dans cette voie là
que le psychanalyste Jacques Lacan prolonge l’œuvre de Sigmund Freud. Ce n’est
même pas parce que nous nous mentons à nous-mêmes que nous avons un
inconscient, c’est encore bien plus originel que cela, à savoir que c’est parce
qu’en tant qu’être de langage, le mensonge devient exactement ce qui nous
définit comme sujet.
Selon Jacques Lacan, c’est
parce qu’il nous est impossible en face d’une personne de savoir si elle dit la
vérité ou si elle ment que nous la
percevons en tant que personne, et pas seulement en tant que corps. Ce qui caractérise
l’être humain est le langage (à ne pas confondre avec la communication) et ce
qui définit l’utilisation du langage est la dissociation entre le sujet de
l’énonciation et le sujet de l’énoncé. Si « je dis que j’aime tel ou tel
», je me dissocie en « Je qui aime » (sujet de l’énoncé) et « Je qui dit qu’il aime » (sujet
de l’énonciation) et le mensonge est évidemment possible parce que le Je qui
dit qu’il aime ne se confond avec celui qui aime…ou pas tel ou tel. C’est ce « ou pas » rendu possible et même incontournable par
l’usage de la langue qui fait de tout être parlant un menteur potentiel mais
aussi un sujet, une « subjectivité pensante » selon Lacan. Le fait
d’être une personne tient tout entier selon lui dans ce décalage entre le
contenu d’un discours et la réalité de l’origine de ce discours. Le langage
insinue du trouble entre ce qui est exprimé et ce qui exprime. L’être humain
consiste dans cette zone de distorsion involontaire entre le signifié et le
signifiant, dissociation incluse dans le langage. L’homme ne veut pas mentir
mais il est pris, constitué par cette efficience linguistique qui fait de lui,
indépendamment de sa volonté propre, un écart entre ce qui est dit et ce qui le
dit. Lacan utilise l’expression de « sujet fendu ». Ce qui fait le
sujet, c’est-à-dire le statut de personne, c’est l’impossibilité de faire
inconditionnellement crédit à sa parole, de considérer son expression comme la
continuité naturelle de son être.
C’est justement pour ça que l’homme est un
être pensant, culturel et non naturel ou mécanique. Quand un feu passe au rouge
et me fait signe de m’arrêter, il n’y a pas de marge, pas de jeu, d’espace
possible entre ce qui est exprimé : l’arrêt et ce qui exprime : le
rouge. Il n’y a pas de place pour le mensonge. C’est justement ce qui fait que
le feu ne « parle » pas : il ne me dit pas :
« arrête-toi ! », il « signale », il ne signifie pas.
Le langage, c’est justement ce qui crée de la distorsion dans le signe, de
l’ambiguïté dans le « vouloir dire ». Dans un univers à l’intérieur
duquel la nature ne cesse d’envoyer des signaux, le langage se définit comme
une zone de brouillage dans le processus de signalisation et l’on pourrait dire
de l’homme qu’il est la créature piégée dans cette zone. On comprend ainsi que
la censure soit inconsciente puisque elle consiste finalement dans l’exercice
d’une faculté de mensonge qui fait tellement partie intégrante de l’homme, en
tant qu’il est un être de langage, qu’elle s’exerce tout aussi bien en
« lui » (discours intérieur) qu’en dehors de « lui »
(parole exprimée aux autres). Finalement, c’est justement cela qui fait ce
« lui », ce sujet, soit cet effet de distorsion de son discours à
soi-même aussi bien qu’aux autres.
Avec Lacan, nous mesurons le
bien-fondé de l’hypothèse envisagée dés le début de notre réflexion : la
possibilité que l’homme soit un être structurellement habité et défini par le
mensonge. La réponse à la question de savoir si l’on peut se mentir à soi-même
nous apparaît dés lors d’une clarté aveuglante, c’en est presque
« gênant » : ce n’est même pas que l’on puisse effectivement le
faire, c’est plutôt qu’on ne voit plus du tout comment faire autrement puisque
c’est en ceci que consiste le propre de notre condition.
Mais nous est-il
complètement impossible de sortir de cette zone de distorsion insinuée par le
langage dans une œuvre universelle et naturelle de signalisation pour
revenir à la simplicité donnée du signe ? Lorsqu’Edward Munch, le peintre
norvégien crée cette toile dans laquelle on discerne une forme hurlant sous la
pression des couleurs du soleil, de la mer, du ciel, ne renouerait-il pas avec
cette antériorité, avec cette naïveté originelle du « signal » ?
On a voulu faire dire quantité de choses à cette toile mais c’est peine perdue
dans la mesure où il est tout-à-fait concevable qu’elle ait été exécutée hors
de cette zone de distorsion du langage, à savoir en dehors de tout
« vouloir dire », dans la montée en puissance d’un sentiment de pure
venue au monde qui se fait, plus qu’il ne se traduit, dans un « cri ».
Là, l’homme « est » et retrouve le cœur d’une présence aussi
primitive que résolument détachée de la moindre possibilité de mensonge.
Il ne nous semble pas
possible de répondre à cette question d’une autre façon qu’en mettant en
perspective les thèses de Lacan sur un sujet humain constitué, pour son
malheur, de ce mensonge à soi-même que rend inévitable son être linguistique
(l’homme ment parce qu’il parle, il est donc logique qu’il se mente puisque il
se parle) avec le mouvement même de l’art considéré comme tentative de l’être
humain pour renouer avec les forces vivres et premières de la signalisation, de
la libération de sa puissance d’exister. Selon Lacan, l’homme n’est pas fait
pour parler mais il fait de parler,
et c’est pour cela qu’il ment, qu’il se ment. Le seul moyen de contredire
efficacement cette conclusion ne consiste pas à affirmer la possibilité d’une
sorte de machine arrière par le mouvement de laquelle nous reviendrons à un
état pré-linguistique mais, au contraire de faire machine « avant
toute » pour sortir de cette zone de distorsion que le langage a insinué
dans le signe en oeuvrant pour raffiner l’expression, pour la purifier de tout
ce qu’elle recèle d’humainement mensonger et parvenir ainsi à la justesse dépouillée
du signe, par quoi toute œuvre d’art se réduit avec humilité au geste simple de
faire littéralement signe de vie (le haïku).
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