C’est précisément la question que nous pouvons
nous poser à l’égard du droit positif dans la mesure où la justice dont il est
alors question s’impose légalement à chacun de nous. Nous pouvons ne pas croire
au droit naturel mais puis-je ne pas croire à cet intérêt de tous mes
concitoyens à ce que la vie communautaire se déroule dans la sécurité et la
paix civile ? Après tout Créon ne veut probablement qu’une chose en
interdisant que l’on enterre le cadavre de Polynice, que la ville puisse se
reconstituer sur les bases d’une claire identification des vainqueurs et des
vaincus. Je peux parfaitement ne pas me faire d’illusions sur l’intuition innée
que mon voisin aurait de la justice, de l’égalité, du Bien, c’est-à-dire ne pas
y croire du tout mais je ne peux pas occulter son désir de rester vivant,
lequel peut le porter à modérer ses instincts de puissance et d’agression à mon
endroit au regard d’un principe qu’on pourrait dire de simple bon sens et en
vertu duquel il est non pas juste mais « logique » de « ne pas
faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse ».
S’il n’y avait que le droit naturel, nous ne
sortirions jamais de cet état de guerre de tous contre tous puisque nous ne
ferions valoir dans notre rapport aux autres que le droit de disposer de tout
ce que nous jugeons bon à conserver notre être (autant dire tout, Hobbes
précise même « droit des uns sur le corps des autres »). Mais la loi
naturelle nous rend attentifs à la nécessité d’éviter tout ce qui pourrait
entraîner notre destruction. C’est ainsi que vont se dessiner peu à peu les conditions
de la paix civile, c’est-à-dire d’un pacte soumettant tous les hommes à un seul
pouvoir lequel sera constitué de tous les droits naturels de tous les hommes et
auxquels tous se rallieront grâce à l’efficience de cette loi naturelle sur
chacun d’entre eux. On peut donc dire en un sens que le droit positif est né de
la raison des hommes mais raison au sens de prudence, de garantie, de calcul,
de « tactique ». Il ne s’agit en aucun cas d’une raison morale.
Il existe donc dans l’humanité un fond
persistant de guerre, une tendance implicite et naturelle à l’exercice libre de
sa puissance aux dépens de son prochain. La loi naturelle par sa négativité (s’interdire tout ce qui nuirait à notre
conservation) nous permet de nous arracher à ce fond. On pourrait dire que le
« positif » du droit positif ne résulte que de l’efficience du
négatif de la loi naturelle sur le négatif d’un désordre dû à l’affrontement de
tous les droits naturels. Moins par moins donne un « plus ». Non
seulement Hobbes ne croit d’aucune façon au droit Naturel selon la définition
que nous en avons donné au début de notre réflexion (à celui d’Antigone
finalement) mais il pose en l’homme l’efficience d’une tendance radicalement
contraire du fait de ce qu’il appelle lui le « droit naturel », droit
égoïste, droit de profiter de tout ce qui nous est nécessaire pour vivre. Il
n’existe pas la moindre disposition naturelle à l’altruisme chez l’homme selon
lui, mais paradoxalement, c’est exactement cet égoïsme qui, à cause du
caractère restrictif de la loi naturelle, va aboutir au pacte, à la loi, au
droit positif, c’est-à-dire à cette nécessaire gestion des égoïsmes qui définit
la vie en société. C’est précisément
parce que l’on ne peut pas croire à la Justice comme conscience humaine et
innée du Juste et de l’injuste que l’on peut et que l’on doit compter sur le
droit positif.
Dans le chapitre 13 du Léviathan, il évoque à
l’appui de ses thèses, cette propension naturelle à la méfiance qui nous
conduit à fermer à clé la porte de notre maison, à nous défier de tout le
monde, à ne jamais faire confiance à l’autre « par principe ». Mais
toute la question est de savoir si cette défiance nous vient de ce fond
d’agressivité latent qui fait de mon semblable un ennemi potentiel ou bien de
l’imposition des lois. Dans quelle mesure les lois ne seraient-elles pas
précisément les causes artificielles de cette défiance ? Est-ce parce que
l’adversité est première que les lois sont nécessaires ou parce que les lois
existent qu’elles entretiennent faussement en nous l’idée qu’elles ne sauraient
être là pour rien et qu’il y a sûrement là une hostilité fondamentale à contenir ?
On ne peut pas s’empêcher de remarquer que la plupart d’entre nous fermons à
clé notre maison pour protéger « notre bien », c’est-à-dire ce qui
est « nôtre » par droit de propriété. Or ce dernier se trouve
finalement présupposé par ce que Hobbes définit comme droit naturel
« liberté de chacun d’user de son pouvoir propre pour la préservation de
sa propre nature ». Hobbes considère comme acquise l’idée selon laquelle
il nous est naturel de désirer posséder. L’existence de sociétés nomades errant
sur des terres dont elles ne revendiquent jamais la propriété va à l’encontre
de ce présupposé. Evidemment, l’évolution très majoritairement sédentaires des
modes de vie va, par contre, largement dans le sens des principes de la
philosophie politique de Hobbes. Mais ce point est fondamental, ce fond
d’agressivité potentielle dont Hobbes nous précise bien qu’il est une tendance
comme on dit du temps qu’il est à l’orage, même quand l’orage n’est pas en
train d’éclater, se crée entre des hommes qui sont naturellement,
structurellement des « propriétaires ». Tout le raisonnement de
Hobbes s’appuie sur ce principe en vertu duquel il convient d’avoir pour être, principe dont la pertinence peut
être discutée (Jean-Jacques Rousseau : « Le premier
qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens
assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile.
Que de crimes, de guerres, de meurtres que de misères et d’horreurs, n’eût
point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le
fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet
imposteur. Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que
la terre n’est à personne »).
Il importe bien de saisir néanmoins à quel
point cette tendance viscérale à la guerre due à ce qu’il définit comme droit
naturel de préserver sa nature ne saurait être considérée comme mauvaise, précisément
parce qu’il n’existe aucune définition du bien et du mal qui puisse valoir
avant que le droit positif ne l’est édictée. Est mal, ce que la loi interdit,
est bien ce qu’elle autorise ou fait advenir : « Ils ne peuvent
connaître de lois tant qu’il n’en n’a pas été faites; or aucune loi ne peut
être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit
la faire. » Cette citation annule sans aucune ambiguïté la possibilité
d’un droit naturel au sens posé au départ de notre réflexion. On ne peut pas
croire en la Justice (Droit Naturel) et c’est justement pour cela qu’il y a la
justice (droit positif).
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