samedi 20 octobre 2012

Peut-on ne pas croire en la Justice? (version light 1)


Nous sommes parfois indignés par une décision de justice ou par l’instauration d’une loi dans notre pays que nous jugeons injuste. Nous affirmons alors qu’ « il n’y pas de Justice ». Pourtant si nous estimons qu’une loi est injuste, cela veut dire que nous partons du principe selon lequel au-dessus des lois de notre juridiction, au-dessus de la cour de justice qui a pris, ce jour là, dans cette ville ci, telle décision, il y a une autre Justice, un autre critère au regard duquel ce n’est pas parce qu’une justice est rendue qu’elle est nécessairement Juste. Nous réalisons ainsi qu’il est tout-à-fait possible de ne pas croire dans la justice appliquée dans notre pays mais qu’il l’est beaucoup moins de ne pas adhérer à une certaine conception du Juste, supérieure, idéale. C’est d’ailleurs à partir de celle-ci que je ne suis pas d’accord avec celle-là. Peut-on nier la Justice jusqu’à ne pas lui reconnaître le statut de valeur ? Peut-on ne pas adhérer à un idéal de vie sociale dans lequel chaque acte serait rétribué à la juste hauteur de ce qu’il vaut ? Peut-on ne pas souhaiter, même si nous savons que cette vision est difficile voire impossible à mettre en pratique, que nos vies se déroulent dans un espace social régulé, sensé, au sein duquel rien n’arrive « simplement comme ça », au hasard ?
« Croire ou ne pas croire en la Justice » : mais quelle Justice ? Lorsque Antigone, la fille d’oedipe est amenée devant son oncle Créon, roi de Thèbes pour avoir enfreint l’ordre de laisser la dépouille de son frère sans sépulture, elle distingue deux justices : celles des hommes, écrite, sujette à évolution, historique, dépendante des évènements, acquise, et celle des Dieux, non écrite, immuable, innée, inscrite en la conscience de chacun de nous. Elle tient tête à son oncle parce qu’elle se sent légitimée dans son acte par une justice qui dépasse totalement celle qu’un roi peut rendre. Il n’est pas possible d’insinuer des restrictions ou des commandements humains dans le sentiment absolu du devoir d’inhumation que suit une sœur devant la dépouille de son frère. Ce sentiment n’est pas une simple émotion passagère, il est la marque de notre rapport avec l’absolu d’un devoir, d’une morale ; il est ce que nous nous sentons portés à faire de façon inconditionnellement nécessaire. Nous savons que nous ne nous comporterions pas comme des humains si nous ne soumettions pas à des impératifs de cet ordre. « Humain » vient d’ailleurs du latin « humus » qui signifie le sol. Permettre au corps du mort d’être enterré dans le « sol », c’est le ramener à la réalité désignée par cette racine étymologique. De nombreux anthropologues font d’ailleurs remonter l’apparition de l’Homo Sapiens aux premières traces de célébration mortuaire.
Ce qui se manifeste donc dans la résistance d’Antigone, c’est l’opposition entre ce que l’on appellera plus tard le droit positif, écrit, appliqué, imposé par la force publique, et le droit naturel non écrit, moral, inscrit dans nos consciences. On utilise aujourd’hui le terme de « Juste » pour désigner les personnes qui ont caché chez elles des familles juives pourchassées par la Gestapo pendant l’occupation. Ces personnes ont résisté, comme Antigone, à un droit positif injuste en s’y sentant obligées (et non contraints) par l’évidence d’une Justice plus haute, indépendante des fluctuations historiques. Aristote (384 – 322 avant JC) définissait ainsi le droit naturel : « Il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont une divination (intuition) et dont le sentiment leur est naturel et commun. » Le droit positif nous maintient dans les limites d’un comportement de citoyen qui peut parfois se révéler incompatible avec les devoirs d’un humain, avec cette divination. C’est ainsi qu’Antigone préfère subir la mort physique décrétée par le droit positif que la mort morale qu’elle encourrait vis-à-vis du droit naturel si elle n’enterrait pas son frère.
Peut-on ne pas croire à l’idée de Justice telle qu’elle est conçue dans le droit Naturel ? Cela peut sembler difficile tellement nous sommes habitués dans l’utilisation de notre langue à l’évoquer dans la vie courante. Quand nous disons que tel acte est injuste, c’est finalement au droit naturel que nous faisons référence. Dans la fable de La Fontaine « le loup et l’agneau », nous voyons bien le loup tenter de se donner des raisons de manger l’agneau, créer de toutes pièces un argumentaire fallacieux mais c’est au regard du droit naturel que nous sommes frappés par l’injustice de son attitude. D’ailleurs, le loup lui-même n’en ressent-il pas aussi la pression puisque il fait tout ce qu’il peut pour se légitimer ? Ces tentatives de justification aussi malhonnêtes soient-elles sur le fond n’en révèlent pas moins dans la forme, la manifestation d’un devoir-être à l’égard duquel, aussi cynique soit-il, le loup se sent tenu de rendre des comptes (comptes falsifiés mais « comptes » quand même).
Si nous prenons l’exemple du droit de vote accordé aux femmes en France le 23 mars 1944 à l’assemblée d’Alger, Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’il a fallu beaucoup de temps au droit français pour percevoir cette évidence de droit naturel selon laquelle les hommes et les femmes sont égaux partout, donc aussi d’un point de vue électoral. Mais n’est-ce pas un effet d’illusion ? Il est facile aujourd’hui, soit  68 ans après que le droit positif se soit prononcé, de juger à partir de mentalités fondées par l’application pratique de cette loi qu’elle est venue bien tard. C’est un peu comme si nous nous inventions après coup une conscience morale innée du bien et du mal afin de cacher qu’en réalité notre conscience comme tout ce qui vit se fait peu à peu historiquement au fil des évènements. Nous pouvons bien dire que nous aurions du le faire avant, c’est aujourd’hui à partir d’une réalité historique construite dans laquelle la loi a fait effectivement advenir le vote que nous nous sentons légitimés à émettre un jugement moral et non historique. En d’autres termes, c’est dans une réalité transformée par l’histoire que nous posons l’existence de valeurs indépendantes de l’histoire.
Il serait possible de répondre à Antigone que ce qu’elle prend pour la Justice des Dieux n’est après tout que des habitudes et des coutumes historiquement plus anciennes que le décret de Créon. Dans cette perspective, ce n’est pas le droit naturel qu’elle défend contre le droit positif mais un droit positif ancien contre un droit positif récent.
Le philosophe Léo Strauss dans le texte suivant appuie l’existence du Droit Naturel sur le fait qu’il nous serait impossible sans lui de différencier les coutumes barbares comme le cannibalisme des traditions plus « sensées » :
 « Bien des gens aujourd’hui considèrent que le critère du droit naturel n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société ou notre « civilisation » tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d’après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés polissées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi saints que ceux de l’homme polissé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement (il convient de prendre cette affirmation « ironiquement » - Léo Strauss part du principe selon lequel on ne peut pas ne pas condamner le cannibalisme)
S’il n’’y a pas de critère plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est pas totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un critère qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de tout autre. »
 Mais premièrement, le cannibalisme n’a nulle part été pratiqué au sein d’une société dans un autre cadre que « rituel », c’est-à-dire organisé (les barbares n’existent pas). D’autre part, Léo Strauss affirme également que, le droit naturel étant universel, il nous permet de prendre nos distances à l’égard du droit positif de notre pays. Mais alors, pourquoi ce droit naturel ne se manifeste-t-il pas aux membres d’une société cannibale puisque il est universel ?
Ce qui est très intéressant dans ce texte, c’est que l’auteur ne semble pas s’apercevoir qu’il parle à partir de cela même qu’il tente de réfuter. C’est précisément à partir d’un fond de mentalité historique hostile au cannibalisme qu’il prétend fonder le rejet du cannibalisme sur un droit naturel inné. Il part de ce qu’il considère comme l’évidence d’une distinction : les sociétés dites barbares et les sociétés civilisées et il en « déduit » la nécessité d’un critère non historique pour expliquer la conscience de cette différence. Ce n’est pas parce qu’il y a des barbares et des civilisés qu’il existe un droit naturel qui nous permet de les distinguer, c’est parce que Léo Strauss, comme la plupart des européens, croit à cette distinction qu’il essaie arbitrairement et après coup de la fonder sur un critère prétendument objectif. Contre Léo Strauss, on pourrait invoquer cette phrase de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss : « le barbare c’est celui qui croit à la barbarie » Quand Georges Bush déclare, après les attentats du World Trade Center, que « commence la guerre du bien contre le mal », il est barbare parce qu’il croit en la barbarie, et, de fait, c’est cette barbarie (au sens de désordre) qu’il va durablement installer dans le Moyen-Orient. Deux conceptions du droit naturel vont alors se combattre, chacune convaincue de la barbarie de l’autre.

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