Nous sommes parfois
indignés par une décision de justice ou par l’instauration d’une loi dans notre
pays que nous jugeons injuste. Nous affirmons alors qu’ « il n’y pas
de Justice ». Pourtant si nous estimons qu’une loi est injuste, cela veut
dire que nous partons du principe selon lequel au-dessus des lois de notre
juridiction, au-dessus de la cour de justice qui a pris, ce jour là, dans cette
ville ci, telle décision, il y a une autre Justice, un autre critère au regard
duquel ce n’est pas parce qu’une justice est rendue qu’elle est nécessairement
Juste. Nous réalisons ainsi qu’il est tout-à-fait possible de ne pas croire
dans la justice appliquée dans notre pays mais qu’il l’est beaucoup moins de ne
pas adhérer à une certaine conception du Juste, supérieure, idéale. C’est
d’ailleurs à partir de celle-ci que je ne suis pas d’accord avec celle-là.
Peut-on nier la Justice jusqu’à ne pas lui reconnaître le statut de
valeur ? Peut-on ne pas adhérer à un idéal de vie sociale dans lequel
chaque acte serait rétribué à la juste hauteur de ce qu’il vaut ? Peut-on
ne pas souhaiter, même si nous savons que cette vision est difficile voire
impossible à mettre en pratique, que nos vies se déroulent dans un espace social
régulé, sensé, au sein duquel rien n’arrive « simplement comme ça »,
au hasard ?
« Croire ou ne pas
croire en la Justice » : mais quelle Justice ? Lorsque Antigone,
la fille d’oedipe est amenée devant son oncle Créon, roi de Thèbes pour avoir
enfreint l’ordre de laisser la dépouille de son frère sans sépulture, elle
distingue deux justices : celles des hommes, écrite, sujette à évolution,
historique, dépendante des évènements, acquise, et celle des Dieux, non écrite,
immuable, innée, inscrite en la conscience de chacun de nous. Elle tient tête à
son oncle parce qu’elle se sent légitimée dans son acte par une justice qui
dépasse totalement celle qu’un roi peut rendre. Il n’est pas possible
d’insinuer des restrictions ou des commandements humains dans le sentiment
absolu du devoir d’inhumation que suit une sœur devant la dépouille de son
frère. Ce sentiment n’est pas une simple émotion passagère, il est la marque de
notre rapport avec l’absolu d’un devoir, d’une morale ; il est ce que nous
nous sentons portés à faire de façon inconditionnellement nécessaire. Nous
savons que nous ne nous comporterions pas comme des humains si nous ne
soumettions pas à des impératifs de cet ordre. « Humain » vient
d’ailleurs du latin « humus » qui signifie le sol. Permettre au corps
du mort d’être enterré dans le « sol », c’est le ramener à la réalité
désignée par cette racine étymologique. De nombreux anthropologues font
d’ailleurs remonter l’apparition de l’Homo Sapiens aux premières traces de
célébration mortuaire.
Ce qui se manifeste donc
dans la résistance d’Antigone, c’est l’opposition entre ce que l’on appellera
plus tard le droit positif, écrit, appliqué, imposé par la force publique, et
le droit naturel non écrit, moral, inscrit dans nos consciences. On utilise
aujourd’hui le terme de « Juste » pour désigner les personnes qui ont
caché chez elles des familles juives pourchassées par la Gestapo pendant
l’occupation. Ces personnes ont résisté, comme Antigone, à un droit positif
injuste en s’y sentant obligées (et non contraints) par l’évidence d’une Justice
plus haute, indépendante des fluctuations historiques. Aristote (384 – 322 avant JC) définissait ainsi le droit
naturel : « Il y a une justice et une injustice dont tous les
hommes ont une divination (intuition) et dont le sentiment leur est naturel et
commun. » Le droit positif nous
maintient dans les limites d’un comportement de citoyen qui peut parfois se
révéler incompatible avec les devoirs d’un humain, avec cette divination. C’est
ainsi qu’Antigone préfère subir la mort physique décrétée par le droit positif
que la mort morale qu’elle encourrait vis-à-vis du droit naturel si elle
n’enterrait pas son frère.
Peut-on ne pas croire à
l’idée de Justice telle qu’elle est conçue dans le droit Naturel ? Cela
peut sembler difficile tellement nous sommes habitués dans l’utilisation de
notre langue à l’évoquer dans la vie courante. Quand nous disons que tel acte
est injuste, c’est finalement au droit naturel que nous faisons référence. Dans
la fable de La Fontaine « le loup et l’agneau », nous voyons bien le
loup tenter de se donner des raisons de manger l’agneau, créer de toutes pièces
un argumentaire fallacieux mais c’est au regard du droit naturel que nous
sommes frappés par l’injustice de son attitude. D’ailleurs, le loup lui-même
n’en ressent-il pas aussi la pression puisque il fait tout ce qu’il peut pour
se légitimer ? Ces tentatives de justification aussi malhonnêtes
soient-elles sur le fond n’en révèlent pas moins dans la forme, la
manifestation d’un devoir-être à l’égard duquel, aussi cynique soit-il, le loup
se sent tenu de rendre des comptes (comptes falsifiés mais
« comptes » quand même).
Si nous prenons l’exemple
du droit de vote accordé aux femmes en France le 23 mars 1944 à l’assemblée
d’Alger, Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’il a fallu beaucoup de
temps au droit français pour percevoir cette évidence de droit naturel selon
laquelle les hommes et les femmes sont égaux partout, donc aussi d’un point de
vue électoral. Mais n’est-ce pas un effet d’illusion ? Il est facile
aujourd’hui, soit 68 ans après que le
droit positif se soit prononcé, de juger à partir de mentalités fondées par
l’application pratique de cette loi qu’elle est venue bien tard. C’est un peu
comme si nous nous inventions après coup une conscience morale innée du bien et
du mal afin de cacher qu’en réalité notre conscience comme tout ce qui vit se
fait peu à peu historiquement au fil des évènements. Nous pouvons bien dire que
nous aurions du le faire avant, c’est aujourd’hui à partir d’une réalité
historique construite dans laquelle la loi a fait effectivement advenir le vote
que nous nous sentons légitimés à émettre un jugement moral et non historique.
En d’autres termes, c’est dans une réalité transformée par l’histoire que nous
posons l’existence de valeurs indépendantes de l’histoire.
Il serait possible de
répondre à Antigone que ce qu’elle prend pour la Justice des Dieux n’est après
tout que des habitudes et des coutumes historiquement plus anciennes que le
décret de Créon. Dans cette perspective, ce n’est pas le droit naturel qu’elle
défend contre le droit positif mais un droit positif ancien contre un droit
positif récent.
Le philosophe Léo Strauss
dans le texte suivant appuie l’existence du Droit Naturel sur le fait qu’il
nous serait impossible sans lui de différencier les coutumes barbares comme le
cannibalisme des traditions plus « sensées » :
« Bien
des gens aujourd’hui considèrent que le critère du droit naturel n’est tout au
plus que l’idéal adopté par notre société ou notre « civilisation »
tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais,
d’après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés
cannibales pas moins que les sociétés polissées. Si les principes tirent une
justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les
principes du cannibale sont aussi défendables et aussi saints que ceux de
l’homme polissé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme
mauvais purement et simplement (il convient de prendre cette affirmation
« ironiquement » - Léo Strauss part du principe selon lequel on ne
peut pas ne pas condamner le cannibalisme)
S’il n’’y a pas de critère plus élevé que l’idéal de
notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le
recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions
nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans
l’homme quelque chose qui n’est pas totalement asservi à sa société et par
conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un
critère qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de tout
autre. »
Mais premièrement, le cannibalisme n’a nulle
part été pratiqué au sein d’une société dans un autre cadre que « rituel »,
c’est-à-dire organisé (les barbares n’existent pas). D’autre part, Léo Strauss
affirme également que, le droit naturel étant universel, il nous permet de
prendre nos distances à l’égard du droit positif de notre pays. Mais alors,
pourquoi ce droit naturel ne se manifeste-t-il pas aux membres d’une société
cannibale puisque il est universel ?
Ce qui est très
intéressant dans ce texte, c’est que l’auteur ne semble pas s’apercevoir qu’il
parle à partir de cela même qu’il tente de réfuter. C’est précisément à partir
d’un fond de mentalité historique hostile au cannibalisme qu’il prétend fonder
le rejet du cannibalisme sur un droit naturel inné. Il part de ce qu’il
considère comme l’évidence d’une distinction : les sociétés dites barbares
et les sociétés civilisées et il en « déduit » la nécessité d’un
critère non historique pour expliquer la conscience de cette différence. Ce
n’est pas parce qu’il y a des barbares et des civilisés qu’il existe un droit
naturel qui nous permet de les distinguer, c’est parce que Léo Strauss, comme
la plupart des européens, croit à cette distinction qu’il essaie arbitrairement
et après coup de la fonder sur un critère prétendument objectif. Contre Léo
Strauss, on pourrait invoquer cette phrase de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss :
« le barbare c’est celui qui croit à la barbarie » Quand Georges Bush
déclare, après les attentats du World Trade Center, que « commence la
guerre du bien contre le mal », il est barbare parce qu’il croit en la
barbarie, et, de fait, c’est cette barbarie (au sens de désordre) qu’il va durablement installer dans
le Moyen-Orient. Deux conceptions du droit naturel vont alors se combattre,
chacune convaincue de la barbarie de l’autre.
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