Ce qui est particulièrement intéressant dans la
philosophie de Hobbes est la manière dont il récupère une partie du message
chrétien : « Toutes les choses
donc que vous voulez que les autres vous fassent, faites-les leur, vous aussi,
de même ; car c’est la loi des prophètes. » (Matthieu VII,12)
sans adhérer d’aucune façon à la moindre croyance dans l’exercice d’une
souveraineté divine. Tout son propos est au contraire de prouver à quel point
c’est aux hommes et seulement à eux de définir ce qui est bien, ce qui est mal
ainsi que les principes autour desquelles doivent s’articuler les lois. Ce qui
motive l’homme n’est pas la foi mais l’exercice pur et simple de sa puissance
(droit naturel au sens défini par Hobbes) et c’est la loi naturelle qui, si
l’on veut, lui fait entendre « raison » au sens de réalisation, de
prudence. La nécessité d’éviter tout ce qui pourrait conduire à sa destruction
lui permet de consentir à la notion de pacte. C’est justement parce qu’il ne se
préoccupe que de lui-même qu’il fait droit à l’existence de l’autre au sens
propre du terme. C’est donc précisément parce qu’il n’est en rien animé d’un
quelconque altruisme de principe (« aimes ton prochain comme
toi-même ») qu’il est altruiste seulement « en fait ». Le droit
positif ne s’impose que de la base, c’est-à-dire de la nécessité stricte de
cette régulation des égoïsmes qu’impose la cohabitation de tous les droits
naturels (au sens Hobbesien). Hobbes ne croit donc pas à la Justice mais ses
thèses manifestent à quel point l’existence humaine ne prend
« sens », selon lui, qu’à
partir de ce pacte qui conduit chaque homme à renoncer à l’exercice plein de
son droit naturel en échange de la sécurité. En d’autres termes, l’homme n’est
pas naturellement une créature « sensée », (Hobbes a écrit que
« l’absurde était le privilège de l’être humain ») ; mais il
l’est contractuellement, il le devient dans le passage de cet état de nature à
l’état civil. La pression du chaos et de la guerre est finalement continument
sous-jacente et incontournable pour l’efficience d’une paix civile ainsi que
pour la constitution d’un sens qui tout
en ne cessant de s’imposer aux actions humaines ne se constitue simultanément
qu’à partir d’elles, dans l’effet de contrainte de leur nécessaire régulation.
Hobbes ne croit donc pas en la Justice mais il croit que le droit positif
définit ce qui est juste et qu’alors s’active dans la vie en société un champ
de régulation des actions humaines à l’intérieur duquel elles acquièrent un sens.
Avec ce philosophe, nous faisons donc
l’expérience de notre incapacité à ne pas aboutir à un « Sens », à la
reconnaissance d’une dimension dans laquelle les actions humaines, aussi
absurdes, aussi égoïstes, aussi exclusivement animées de motivations
personnelles et matérielles soient-elles, finissent par s’inscrire dans un
ordre réel. Toute la finesse des thèses de Hobbes consistant précisément à
établir que c’est à cause de leur égoïsme et de leur agressivité qu’elles
fondent l’ordre et la paix civile. La paix c’est la régulation d’une guerre
larvée toujours possible, l’ordre, c’est la canalisation du chaos. Il en a donc besoin puisque il consiste dans la dérivation de ses forces. La justice,
on pourrait presque dire que c’est à la fois ce qui ne peut se concevoir qu’à
partir des hommes et en même temps ce qui se constitue « malgré
eux ». Il est une expression de la langue française qui ici sonne
étrangement juste par rapport à la philosophie de Hobbes: « à
leur corps défendant ». La justice, c’est le corps défendant global de
tous les corps défendant individuel qui, du fait de la loi naturelle, se voient
tous interdire de ne pas tout faire pour continuer à vivre et ce tout aux
accents presque désespérés de la survie à « tout » prix est
exactement ce qui fait le « Tout » du Léviathan, ce qui constitue ce
monstre qu’est l’exercice d’une souveraineté composée de toutes les volontés
des membres de la communauté. Ce « corps défendant » de la loi
naturelle constitue l’argument le plus fort pour soutenir que l’on ne peut pas ne
pas croire en la Justice puisque, de fait, elle est. Elle est dialectiquement
(contradictoirement) inscrite dans le droit que tout homme se donne, en existant, d’exister.
Mais précisément, on ne distingue pas bien ce
qui, en nous, pourrait faire dévier cette pleine positivité, la libération de
ce plein assentiment à sa propre existence en défense. Hobbes est parfaitement
conscient de ce flou puisque c’est précisément ce qui justifie, pour lui, toute
la différence entre le droit et la loi : « encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre jus
et lex, droit et loi, on doit néanmoins les distinguer, car le droit consiste
dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir, alors que la loi vous
détermine, et vous lie à l’un ou à l’autre. » C’est tout ce qui
différencie profondément Hobbes et Spinoza, car, pour le philosophe
hollandais : « L’effort
par lequel une chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre
que l’essence actuelle de cette chose » Nous ne sommes pas une
substance, quelque chose ou quelqu’un, nous sommes l’effort pour exister. Nous
consistons dans l’énergie que nous investissons dans le fait d’exister. Etre,
c’est tenir à être. A aucun moment, cette consistance ne tend à autre chose
qu’à s’effectuer pour ce qu’elle est : une pure libération de puissance.
Peut-être Spinoza opposerait-il à Hobbes que de ce qu’il appelle le droit
naturel à la loi naturelle, il passe de l’expérience de la vie que l’on est
à l’expérience de la vie que l’on « a » et dés lors que l’on a à défendre comme « un
bien ».
Or,
aucun de nous ne peut à juste raison s’estimer propriétaire de sa vie comme il
peut l’être de sa maison pour la bonne et simple raison que je peux être sans ma maison alors que je ne peux pas être sans ma
vie. Pour que l’on ait sa vie à « défendre », encore faudrait-il
qu’on l’ait « devant soi » mais nous n’avons pas d’autre possibilité
que de « l’être en soi ». Aussi matérialiste et pragmatique qu’il
soit, Hobbes ne l’est pas assez pour saisir ce « toujours déjà donné »
de l’existence qui se réalise dans l’instant et seulement là. Tout être qui
conclue ce pacte au terme duquel il donne un peu de sa liberté (droit naturel
au sens hobbesien) contre la garantie d’une sécurité (considération induite par
loi naturelle) se livre à un calcul spéculatif. Cela veut dire qu’il
escompte un intérêt de son adhésion au pacte. Il veut faire fructifier sa vie
comme un capital qu’il aurait en banque. Nous sommes les intensités que nous
investissons dans le fait d’exister et d’aucune façon celles que nous
investissons dans la volonté de jouir d’une vie plus longue. A son corps
défendant, peut-être Hobbes est-il plus idéaliste qu’il le croit en supposant
l’existence de l’interdiction naturelle de son auto-destruction. La simple
existence des maladies auto-immunes
constitue par elle-même la contradiction en acte de cette supposition. On peut
toujours répondre que les cellules qui en attaquent d’autres présentes dans le
même organisme ne les reconnaissent plus mais cela prouve bien que ce parti
pris de l’identité de soi, de cet attachement à sa seule conversation qui
constitue bien le fondement égoïste de l’état civil selon Hobbes est une
fiction. Nous ne tenons pas à exister en tant que « moi », nous
sommes l’énergie libérée dans le fait d’exister « en soi » :
voilà exactement la raison pour laquelle certaines avancées récentes en
biologie contredisent Hobbes et abondent dans le sens de la philosophie de
Spinoza.
En
un sens, ces dernières considérations posent la question de savoir à quel
« on » il est fait référence dans l’énoncé : « peut-on
ne pas croire à la Justice ? ». En tant que quoi, puis-je ne pas
croire à la Justice ? En tant qu’humain, je peux ne pas croire à la
justice citoyenne, mais je ne peux pas ne pas croire à la justice divine ou
idéale. Hobbes nous a montré qu’en tant que citoyen, je peux ne pas croire à la
justice divine mais je ne peux pas ne pas croire à l’effectivité naissante
d’une justice citoyenne. Spinoza nous fait alors comprendre que même cette
effectivité naissante s’appuie sur la croyance en une identité de la personne
que finalement rien ne fonde. Nous en arrivons ainsi progressivement par ce
travail de rétrécissement du champ d’application et de validité de nos
croyances à la seule conception de la Justice qui ne peut pas ne pas être crue,
celle à la lumière de laquelle s’opère le renversement de la croyance à la
justice en justice de la croyance. Je ne suis rien d’autre que ce flux
d’intensités de croyance en l’existence. Vivre n’a de sens qu’à vivre en effet.
Nous ne pouvons pas vivre sans donner sens à ce que nous vivons, et c’est
pourquoi nous croyons dans la Justice mais cette justice ne trouve aucun autre
contenu viable que dans l’instant de vivre en effet maintenant. C’est comme si
chaque instant que je vivais était à la fois celui de la demande de sens et de
sa satisfaction, comme si étrangement la question ne cessait de se reformuler à
partir de sa réponse, exactement comme le Dieu de Pascal répond au
fidèle : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà
trouvé. » S’interroger sur la Justice, c’est exactement cela la Justice.
Ne pas croire en une Justice Une, figée, définitive, immuable, c’est suivre la
voie de la seule Justice possible, celle qui ne consiste qu’en un dynamisme, le
mouvement incessamment venu de devenir elle-même.
C’est
la raison pour laquelle la Justice ne se produit dans les tribunaux qu’à une
seule occasion : la jurisprudence, soit lorsque il n’est plus question
d’appliquer au présent les critères et les principes d’une justice ancienne (il
importe bien de distinguer le sens actuel de ce terme : lorsque une
affaire juridique précise est assez neuve pour dépasser du cadre des lois déjà
existantes de son sens ancien qui désignait la science du droit en général). Ce
qui fait Jurisprudence ce sont précisément les décisions qu’un juge ou qu’un
jury doit inventer dans l’instant de juger. Le cas à trancher manifeste la
capacité du réel à toujours dépasser les normes du jugement. Les lois qui sont
sensées définir le cadre général qu’il convient d’appliquer aux cas
particuliers sont dépassés par l’évidence d’un cas particulier remettant en
question l’idée même qu’on puisse fixer
du général. Une affaire fait jurisprudence lorsque la loi reconnaît en
elle-même une ligne de faille par le biais de laquelle c’est la notion même de
loi qui s’écroule. C’est un peu comme si le Droit lui-même n’y croyait plus, ne
s’y croyait plus comme on dit d’une personne prétentieuse qu’elle s’y croit. La
Jurisprudence, c’est l’idée selon laquelle il faudrait réinventer le droit à
chaque affaire instruite parce qu’aucune ne ressemble à une autre mais c’est
aussi exactement en cela ce qui ruine l’esprit
même d’universalité du Droit.
Il
faut croire en la Justice, mais en cette justice improbable, humble, tâtonnante
et créatrice de la jurisprudence, celle qui avance dans l’obscurité d’un absolu
non-droit et se situe toujours sur cette ligne de crête séparant le monde de
l’Ordre de l’effectivité du Chaos, justice moins soucieuse d’édicter ou de
prescrire que d’expérimenter. D’une Justice impérieuse, implacable et
exclusivement soucieuse d’imposer les normes d’un devoir-être à l’être, nous
passons, par la Jurisprudence, à l’exercice d’une justice attentive et
faillible, tirant tout profit de sa vulnérabilité, justifiant ses arrêts de sa
seule aptitude à se maintenir aux aguets de « ce qui est ». De cette
justice, on pourrait dire que c’est à peine si elle « juge ».
Peut-être s’exerce-t-elle à plein dans la juste efficience de cette infinie
sagesse qui consiste à « prendre acte de ». Adhérer à la justice de
la Jurisprudence revient à réduire assez activement sa prétention à juger pour
que notre croyance en la justice s’accomplisse étonnamment dans le moment de
cette réalisation par le biais de laquelle elle se révèle enfin à nous dans
toute sa nudité : celle d’être
juste une croyance.
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