jeudi 18 octobre 2012

Travailler le corian (2)


La possibilité que donne le corian de concevoir des meubles, des plans de travail, des façades, des maisons « d’un seul tenant » permet de créer des lignes épurées et, dans cette perspective de revenir à quelque chose de premier dans la conception. Nous avions vu, en effet, que les forces de la nature (l’eau, le vent, l’érosion) sculptent les volumes en douceur. Le corian apparaît donc comme l’un des matériaux les plus à mêmes de rendre le caractère organique de ce travail de ravinement de la nature. En un second sens, même si cette perspective est éventuellement trompeuse, la forme semble directement issue de l’esprit du créateur puisque les joints disparaissent après ponçage. Le volume est « donné » et non construit. Par exemple, il ne s’agit plus de donner à un fauteuil la forme d’une coque mais finalement de révéler que le fauteuil a toujours été d’abord une coque, que la baignoire a toujours été le fait plastique avéré de « la cavité ». En clair le corian est l’une des occasions heureuses et données de faire réaliser à nos contemporains que nous évoluons toujours dans un univers de formes avant de vivre dans un environnement de fonctions.
En un troisième sens, cette antériorité absolue, ce caractère toujours préalablement donné de la silhouette, de ce que l’on pourrait appeler « l’être-là » des choses nous permet de saisir le « ready made de tous les ready made ». Ce n’est plus seulement le fait que tout fauteuil est fondamentalement une coque qui nous saisit alors avec un sentiment d’une évidence immédiate, c’est plutôt que le fauteuil n’est jamais vraiment là, que ce que nous appelons « fauteuil » constitue peut-être une façon de nous aveugler pour nous convaincre que nous ne sommes pas noyés, engoncés, perdus dans l’épaisseur indistincte de blocs sans avenir humain ni destination affichée.
 Nous avons tous en tête telle ou telle création de designer dans laquelle la ligne est si épurée et si sobre que la fonction s’y résorbe et en même temps s’y magnifie dans la discrétion, la finesse de tracé d’une ébauche de « sens ». C’est en frôlant l’anonymat d’une plasticité gratuite et verticale que le designer conduit à son paroxysme la pratique de son métier. La plupart des objets qui nous entourent nous rassurent parce qu’ils sont porteurs d’un avenir humain clair et assignable. Ils sont comme des agendas remplis qui nous entretiennent dans l’idée que nous saurons toujours quoi faire de notre temps parce que le temps ne passe qu’en termes de « choses à faire ». Le temps, c’est l’illusion que porte les objets. Mais en quoi est-ce une illusion ? Tout simplement parce que le temps est l’invention dont les hommes ont recouvert la vérité donnée d’un mouvement cyclique dans l’espace. Il s’agit de dissimuler le fait que l’on ne sait pas très bien « en vue de quoi » la terre tourne. Finalement ce « qu’il y a » c’est de l’espace mais nous nous éloignons de cette réalité donnée (pour autant que nous le pouvons, c’est peut-être exactement en ceci que consiste « l’anomalie humaine ») en créant autant d’objets que d’occasions de nous distraire en concevant de toute pièce la fiction d’un temps à remplir d’activités. On pourrait dire que nous avons créé la fiction de l’homme pressé (par le temps) dans l’efficience immédiate d’un homme compressé (par l’espace), c’est-à-dire pris dans la multitude de tous les flux d’épaisseurs de l’espace.
On réalise ainsi tout ce qu’un mobilier aux lignes épurées, compactes et denses peut impliquer de conséquence par rapport à notre implication dans le monde. C’est comme si le temps refluait peu à peu de notre perception du monde pour laisser progressivement affleurer à la surface la vérité pure, donné d’un univers tout en surface, en volumes, en épaisseurs et en blocs. « Être là », c’est toujours d’abord faire l’expérience de flux de consistance multiples, en incessante mutation. Circulant d’un couloir à un salon, nous faisons tous nécessairement l’épreuve de coefficients de pressurisation différents. Vivre dans un appartement, c’est passer dans différents sas de « mise sous pression » ; il y a forcément quelque chose d’un mobilier en corian qui participe de la prise de conscience de ces flux de densité spatiale dans les teneurs desquels nous évoluons continûment. Le caractère donné de ces plasticités fluides nous plonge dans la vérité la plus nue de la consistance évènementielle, vérité dans laquelle nous consistons autant que les choses et avec elle. Aussi « pensant » que je suis, je compose avec cette chaise, avec ce mur, avec la couleur de ces murs la densité d’un bloc d’existence ici présent. Avant d’être un temps de la conjugaison, le présent est une communauté d’existence dans l’espace, un bloc d’impressions.
C’est bien là toute la vérité de l’art du statuaire. Quand Michel-Ange sculpte la piéta, c’est-à-dire l’état d’âme de la commisération, de la compassion (comment faire voir de l’état d’âme, du sentiment « pur », sans additifs ? Comment rendre tangible un état d’esprit ?), il confond dans la même coulée de marbre la chair du Christ, les plis de la robe de Marie, sa main sous les aisselles de son fils. Tout ceci en quoi nous avons l’habitude de faire valoir tout un jeu de distinctions identitaires nous est soudainement révélé dans l’aplomb brut de sa présence. Ce n’est pas « là » distinctement, c’est là confusément, c’est-à-dire indistinctement, ensemble. L’immédiateté c’est la confusion, comme ces visages de Francis Bacon qui sont d’autant plus présents qu’ils ne sont en rien reconnaissables parce que la reconnaissance est une affaire (seconde) d’organisation humaine, de gestion des rapports, d’échanges d’images, de statuts et de fonctions mais pas du tout une affaire de présence spatiale. Or la vie ne se donne à nous qu’exclusivement en ces termes. Nous sommes en contact immédiat avec les choses et les êtres quand nous ne pouvons pas distinguer les uns des autres, quand nous nous sentons immergés dans des blocs de présence indistincts et fluides au sein desquels aucune frontière n’est plus identifiable. Nous errons alors dans des « no man’s land » dans lesquels, contrairement à la célèbre citation, « plus rien d’humain ne nous est familier ». On pourrait se demander dans quelle mesure le corian ne pourrait pas constituer une sorte de passerelle tout-à-fait inattendue entre le design d’intérieur et le « land art ».  
Dans son livre « Mrs Dalloway », Virginia Woolf décrit une femme qui apparemment s’est fixée une chose à faire. Le roman commence par : « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter des fleurs. » Puis, peu à peu, dans sa petite vie bien organisée de londonienne plus ou moins mondaine organisant une réception, vont s’agglutiner une multitude de petites pensées, de détails de la rue qu’elle traverse, de micro perceptions réveillant des souvenirs, etc, jusqu’à ce que la journée lui apparaissent comme tout à fait autre chose qu’un planning, qu’une succession programmée de choses à faire. On pourrait dire qu’elle fait bloc avec les choses. Elle affirme alors : « plus jamais je ne dirai de quelqu’un il est ceci ou elle est cela. » Le philosophe Gilles Deleuze dirait qu’elle a abandonné les lignes de segmentarité dures au profit des lignes de segmentarité clandestines. Il existe selon trois genres de lignes de segmentarité : les dures, c’est-à-dire celles auxquelles nous croyons tous : je vais faire ceci, ou je vais me marier avec une telle. Les choses, les êtres et les activités sont claires parce qu’ils sont distincts. Dans cette perspective, par exemple, on se met en couple avec quelqu’un, avec une personne identifiée qu’on aime. Mais si l’on est un tant soit peu attentif on perçoit bien tout ce que ces lignes ont de caricaturales. On n’a pas choisi cette personne parce qu’elle est cette personne, l’a-t-on vraiment « choisi » d’ailleurs. Avec elle, on a observé des phénomènes troubles et irrépressibles de « résonance ». Dés que l’on est avec elle s’installe un climat avec lequel on est en parfaite adéquation. On peut éventuellement dire alors que l’on aime sa façon d’être mais il serait plus juste d’affirmer que l‘on est séduit par l’atmosphère qu’elle installe d’emblée par le fait pur de sa présence, on n’est plus en couple avec une personne, on est en présence d’un double. Puis viennent les lignes de clandestinité, les plus importantes et les moins perceptibles : on aime quelqu’un quand on compose avec elle un bloc de présence dense, compact, confus, et absolument unique, annihilant les distinctions. « N’être plus qu’un », c’est une expression très romantique et très douteuse, voire malhonnête mais il est une acception de cette expression non seulement recevable mais incontournable parce que purement plastique. Je ne peux pas rencontrer une autre personne sans constituer avec elle, de fait, un front de présence plus ou moins dense, une configuration proxémique particulière avec des jeux de distance et de voisinage, des vitesses gestuelles et expressives qui composent la plasticité unique, incommensurable d’un « être là » anonyme et soudain, inassignable à des genres, des personnes, des noms propres ou des qualificatifs. Ce que Mrs Dalloway perçoit c’est que la vérité est toujours en deçà du jugement. Je commence à dire : « il y a un chien dans la rue » et il est déjà trop tard parce que le travail de découpage linguistique du chien et de la rue nous amène ailleurs que dans l’instant de vérité dans lequel rien du chien n’a jamais été dissociable de la rue. Ce qu’ « il » s’est passé, c’est justement de la troisième personne, du « il » neutre et impersonnel, de l’apparition, une scène, un agencement. Le chien et la rue ont « fait situation ». « C’est ».
Un statuaire est un artiste qui saisit la vie dans l’instantanéité de cet aplomb : "c’est ". La compassion, la souffrance, c’est ce bloc de présence dans l’immédiateté duquel mère, fils, plis du tissu, inflexions musculaires, tension de nerfs, jeux d’assise et de soutien, expression de regards composent un fond de plasticité monolithique et donnée. Ce n’est pas un bloc d’expression, c’est la réalisation du fait qu’il n’y a d’expression que dans le bloc et il ne peut pas ne pas y avoir bloc parce que c’est ce que nous sommes toujours avant, c’est ce qui est avant que nous soyons (en tant que personne distincte). Nous avons tort de chercher les états d’âme dans l’introspection, dans l’intérieur. Les états d’âme, c’est justement au contrairement l’éclatement de l’extériorité, son émergence événementielle, l’effectuation d’un « c’est », le toujours « made » de tous les « ready made ». Un statuaire, c’est quelqu’un qui a compris que ce mouvement par le biais duquel nous isolons des choses et des personnes est toujours « de seconde main », faux. Exister, c’est toujours fondamentalement et exclusivement le présent de « faire bloc », un pur « soit » sans délimitation. C’est d’ailleurs pourquoi nous aimons autant le cinéma. La vie s’y donne comme de purs blocs de plasticité « imagéelle ».
Dans son livre « la nausée », Sartre nous décrit l’angoisse de son personnage principal : Roquentin qui est soudain submergé par l’évidence de cette vérité crue, instantanée :
« J'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination.
      Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister". J'étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux "la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c'est une mouette", mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une "mouette-existante" ; à l'ordinaire l'existence se cache. [...] Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour : l'existence s'était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l'existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s'était évanoui : la diversité des choses, leur individualité n'était qu'une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre - nues, d'une effrayante et obscène nudité. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire